Il est au car

16.9.09

Maman décide de reprendre rapidement le travail après ma naissance. Les finances du foyer ne sont pas suffisantes pour nous permettre d’avoir un seul revenu. Papa travaille beaucoup et rentre tard. Je suis bébé encore quand je fais la connaissance de ma nounou d’enfer d’origine pieds noirs. Elle est petite, la quarantaine, toujours souriante, douce et maternelle. De ses origines, elle garde la chaleur, la gouaille verbeuse et un débit rapide des mots. A l’opposé de ma génitrice, elle devient très vite ma maman de substitution. Ma maman Yvette.

Je pourrais arrêter ici l’évocation de maman Yvette tant mes souvenirs de cette période sont vagues et confus. J’ai beaucoup de mal à reconstituer le cours de mes jeunes années au prés d’elle. De temps à autres, pourtant, me reviennent furtivement quelques flashs-back. Je pédale comme un dératé sur un tricycle rouge prés des quais du Vernazobre. Je barbote dans une bassine inconfortable qui fait office de bain et de pataugeoire. Je chahute hilare sur un grand lit recouvert d’une couverture écrue, avec le risque imminent de tomber au sol.
Dans toutes ces micros-scènes, maman Yvette est là, souriante, prévenante. Sa voix est nasillarde, à fort volume, véloce et empreinte de l’accent de là-bas. Que tu es beau mon fils, que t’y es beau, la purée comme t’y es beau !

Il y a quelques jours, à l’occasion d’une discussion endiablée où nous tentions, mon interlocutrice et moi, de refaire nos vies, m’est revenue une anecdote qui m’a fait sourire puis délicatement m’émouvoir.

Il me semble que la situation se déroulait un samedi matin. Maman travaille. Papa réserve habituellement ces weekends à l’entretien de ses vignes. Ce jour là, il pleut. Exceptionnellement, il est resté à la maison. Maman Yvette arrive comme d’habitude le sourire aux lèvres et plein d’entrain. Elle salue son patron, m’embrasse cinq fois d’un côté, dix huit fois de l’autre, puis finit par me pincer la joue généreusement en me secouant la tête. Que tu es beau mon fils, que t’y es beau, po, po, po, po... Papa la regarde, sourit et d’un air malicieux, lui lance : « Et François, il est où ? ». François, c’est son mari. Un bon bougre comme disait papa, avec une légère condescendance. Comme lui, il est chauffeur de bus depuis trente ans et mon père sait très bien qu’aujourd’hui il se trouve dans son bus. Toujours dans ses élans de joie, ma nounou ingénue lui répond d’une voix alerte et enjouée : « il est tocard ! ». Entendez « Il est au car » : il bosse, il conduit son car. La liaison maladroite ne manque pas de nous faire glousser. Les yeux de mon père s’éclairent alors comme ceux d’un gamin totalement satisfait de la belle connerie qu’il vient de faire. Avec un visage empourpré de satisfaction, il détourne son regard vers moi et m’adresse un clin d’œil complice. Maman Yvette se contente de rire de bon cœur avec nous : « Marcel, Marcelou ! » dit-elle avec gêne « Avec le petit, vous dites encore des bêtises hein ? ».

Cette anecdote, devenue un running gag, se renouvellera tous les samedis. Je n’ai jamais su si elle avait vraiment compris l’objet de notre moquerie.

Ce nouveau flash, traversant ma tête suivant un chemin nébuleux, peut sembler sans grand intérêt. Pas tant que ça. Hormis le souvenir de cette femme que j’avais totalement occulté, je perçois un instant de grâce rare. La maison familiale a réussi à s'échapper de sa monotonie ordinaire, le temps d’un éclat de vie.


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