La méthode Lambert

2.10.09

Je travaillais la porte quand l’interphone a sonné à l’intérieur.

Personne n’allait répondre puisque personne n’était à l’intérieur. C’était Dan qui m’avait passé les infos. Il a le quartier dans sa poche. L’info, c’est la phase numéro un de la méthode Lambert et Lambert, c’est moi. Ma méthode, j’ai pas pu la protéger, le bureau des brevets la refuserait, elle le mérite pourtant. La phase deux, c’est le demi cure-dent. Je le coince dans le bouton de la sonnette, je planque cinq minutes et je reviens discrétos. Aucun être humain ne résiste à cinq minutes de sonnette.

Faut vous dire que je travaille en solo. Ca aussi, c’est ma méthode : je partage les cure-dents en deux mais le butin, pas question. Ni qu’un compère, qu’un complice ou qu’un con quelque chose me bave sur les noyaux. Je suis un atrabilaire, un introverti, un misanthrope point n’en faut. Le binôme, c’est non. Au risque de travailler sans filet, en flux tendus, de me cogner le boulot de deux. Alors quand ça anicroche comme cette sonnette dans l’appart, j’ai pas de recours, je suis le cou dans la merde.

* * * * *

Je sonne en vain.

Elle doit être sourde. Elles sont toutes sourdes à cet âge. Comme des pots de crème à lifter. Alors elles poussent leur téléviseur à fond. Résultat, elles entendent encore moins. Me serais-je donc transporté en vain ? Car dans mon travail, on se transporte. Doux Jésus. Saint Marc, patron des notaires, des huissiers et de leurs dévoués clercs.

Fort heureusement, le contexte, entendez le voisinage, nous aide parfois. Comme cette brave jeune fille qui arrive poussant une poussette. Elle gagne ainsi quelqu’argent, emmenant les enfants à l’école et retournant les chercher. Nous discutons dans l’ascenseur. Elle est étudiante. En droit, voyez-vous ça. Je n’évoque pas les raisons de ma présence. Je m’en tiens toujours, a fortiori lorsque je suis en mission, à la déontologie de ma profession. Connaissez-vous les trois règles de mon métier ? Discrétion, discrétion, discrétion.

* * * *

Les deux mamelles de la méthode Lambert : célérité, adaptabilité. Tel un joueur de bonneteau, je replie tout en trois secondes. Les tournevis, les pinces, le jeu de passes. Je redeviens agent d’assurances : costard-cravate, attaché-case simili cuir, juste assez ridicule pour qu’on me prenne pour ce que je ne suis pas. Je file dans la montée d’escalier.

La porte de l’ascenseur s’ouvre. Se referme. Des pas. La sonnette du palier retentit. Rien, évidemment, puisqu’il n’y a personne dedans. L’andouille, il insiste. Il toque maintenant, il cogne, il va attirer l’attention le con. Il me lasse.

Plus rien, le silence. Enfin ! Il s’est calmé le bourricot.

J’attends encore un instant pour refaire mon entrée sur scène.

Mais, tout à coup, ce silence me brasse. Qu’est-ce qu’il branle ? Je n’ai pas entendu l’ascenseur repartir, ni des pas dans l’escalier. Doucement, je pose mon attaché-case et je descends les escaliers un à un, sur la pointe des pieds.

Je tends la tête.

Merde !

Plus personne travaille comme ça !

* * * * *

Et voilà le travail. Ni vu, ni connu. Simple comme bonjour.

J’accomplis toujours ma mission. Quoi qu’il arrive. J’ai le meilleur taux de pénétration de toute l’étude. Mes collègues voudraient connaître mon secret. Ils peuvent se la mettre sur l’oreille et se la fumer : motus et bouche cousue, discrétion, discrétion, discrétion. Je garde mes secrets de travail. Chacun ses méthodes, moi, c’est le film radio.

J’ai appris à l’hôpital. J’avais vingt-trois ans, en pleine maîtrise de droit, un accident de ski. La jambe désintégrée jusqu’à la cuisse. Des dizaines d’examens. Deux mois de lit en extension avec le contrepoids. Après, des semaines de rééducation. C'est là où j'ai été formé à l’utilisation des films radios par mon voisin de chambre. Il était dans la partie.

Pour le ski, c’était fini. Pour pas mal d’autres choses aussi. Je n’ai jamais remarché normalement. A la place, j’ai bûché, j’ai arpenté les couloirs des facs de droit avec ma béquille. Puis ceux de l’étude et de la vie. Je voulais ma place au soleil même si, privé d’ozone, le soleil lui-même devenait dangereux.

Quand j’ai ouvert la porte, la vision qui s’est offerte à moi ne m’a pas étonnée. Des meubles partout. Jusque dans le couloir. J’ai l’habitude. Les bouches des vieilles sont vides mais leurs appartements débordent.

* * * * *

Le salaud ! Il a refermé la porte sur lui.

Lambert ne va pas se laisser spolier ! Lambert ne partage pas ! J’étais là avant lui.

Ni une, ni deux, plus de méthode Lambert qui tienne : j’appuie sur le bouton de la sonnette. Je vais monter au front. Contre attaquer. Reprendre la main.

Un bruit de pas à l’intérieur qui s’approchent. La porte s’ouvre. Un homme me tend la main, il porte un noeud papillon.

– Cher Confrère, enchanté, je suis Maître Corvisard.

Ce ne peut pas être lui qui vient de violenter cette porte ! Pas empapilloné comme ça ! Je le crois pas.

– Maître Lambert, lui fais-je du tac au tac.

– Nous sommes là pour la même raison, je suppose, cher Collègue, me fait-il avec un grand sourire.

Dans sa bouche, luit l’or d’une dent couronnée.

* * * * *

Quand on a sonné, je venais de découvrir la vieille dans la dernière chambre, tout au fond de l’appartement, au bout du long couloir encombré de commodes et d’étagères. Elle était assise dans un grand fauteuil à bascule. Tout d’abord, je ne l’avais pas remarquée, elle était si menue que je l’avais prise pour l’un de ces longs coussins qui servent de décoration.

En entendant cette sonnette, je me suis pris à espérer dans l’arrivée d’un membre de la famille, de l’entourage, quelqu’un qui pourrait me servir de témoin. C’est toujours mieux. Quand on dresse un procès-verbal de saisie à un vieux, il faut reconnaître que l’on est border line. « Pas en possession de tous leurs moyens », arguent les héritiers et ils nous poursuivent devant les tribunaux de leur courroux filial. Ca fait des complications dont on se passerait bien avec tout le travail que l’on a. En ces périodes de crise, nous sommes une profession sinistrée, submergée par le papier, les recours, les saisines, les séquestres, nous croulons sous les heures supplémentaires, nous sommes épuisés.

J’allai donc ouvrir avec enthousiasme.

C’était Lambert !

* * * * *

Ca puait la naphta dans la couloir. J’adore cette odeur, elle me fait craquer comme un gosse. Quand elle parfume c’est qu’il y a de la thune, de l’oseille, du beurre, de la braise, de l’avoine, du bifton neuf grand format, des tableaux encadrés, du bijou de famille, de la fourrure naturelle. Du qui se revend, se fourgue, se monnaye. Même que des fois, je me cogne plusieurs voyages jusqu’au Kangoo.

Ce salaud portait un pantalons à carreaux. Des carreaux vert bouteille bordés d’un double liseré bleu et jeune. Quand le comble du ridicule est atteint, ça devient autre chose. De l’élégance. Moi, à ce jeu, je suis hors jeu.

J’en ai eu marre de son train de sénateur du Pas-de-Calais, j’avais envie de savoir, de reprendre l’initiative : alors j’ai foncé. Mais quand j’ai pénétré dans la chambre, je suis entré dans le pays de la Cologne.

Maman, voilà ce que cela me fait à chaque fois ce parfum.

Pauvre maman partie dans cet accident de voiture par ma faute. Je conduisais trop vite, on va toujours trop vite quand on a vingt ans. Alors, chaque fois que j’encaisse une vieille qui s’eau de Cologne, j’y repense et j’ai trop la honte.

Mais le taff, c’est le taff et moi, question boulot, je suis un pro.

* * * * *

Lambert ne m’avait pas reconnu.

A l’hôpital, une trentaine d’années plus tôt, nous avions pourtant passé de longues semaines côte-à-côte, partageant les mêmes émissions de télévision, les mêmes repas, les mêmes infirmières. On avait vingt ans et on allait s’élancer dans la vie à cloche pied, sur nos béquilles, dans nos fauteuils roulants. On avait beaucoup discuté, de tout, on avait tout notre temps. Je lui avais enseigné les rudiments du droit pénal, ça l’intéressait beaucoup. En échange, il m’avait appris à ouvrir les serrures, les pênes, les gâches, tout ce qui enferme, protège, scelle. Je dois dire que cela m’a été fort utile dans ma profession.

Que faisait-il donc ici ? S’était-il reconverti dans le droit ? Ou était-il parent avec cette petite vieille ? Je n’ai pas eu le temps de me poser davantage de questions parce que, tout d’un coup, mon Lambert m’a bousculé et a galopé dans la chambre.

* * * * *

Clown ! Scélérat ! Bouffon ! Je vais pas me laisser dépouiller par ce rapace de sa race. Me laisser tondre la laine sur le dos. Il faudrait que je reste là, roubignolles ballantes, pendant qu’il m’enfume avec sa tchache lénifiante. Merde pour la méthode Lambert ! L’heure n’est plus au pinaillage ! A l’assaut ! Sus aux bagouzes, aux boucles d’oreille, aux chaînes en or, aux gourmettes, aux broches, aux camées, aux perles de culture. A l’abordage Lambert !

* * * * *

Nous sommes assis sur le bord du lit, tous les deux, abattus, désolés.

Nous nous tenons serré, chacun a passé son bras sur l’épaule de l’autre. Nous sommes encore sous le coup, nous avons besoin de nous soutenir. Nous sommes deux êtres humains face au côté obscur de la vie, à son implacable atrocité.

Longtemps, nous contemplons ce qui reste de la vieille.

Un tas de poussière.

Elle était morte depuis longtemps.

Dans l’indifférence générale.

Sans nous, elle aurait pu rester ainsi des mois et des années.

Il a suffi de la toucher pour qu’elle se désintègre, il en restait si peu, une cendre de cigarette. Au fil du temps indifférent à sa petite vie arrêtée de souris, elle s’est auto-incinérée.

Nous levons les yeux en même temps et nous nous voyons dans le miroir de l’armoire normande.

Nous nous ressemblons. Nous travaillons de la même façon, avec la même méthode, la méthode Lambert : je sonne, tu sonnes, nous sonnons ; nous entrons de gré ou de force, en loucedé ou sur les patins à glace de la loi, pour accomplir notre besogne ; nous préemptons, trions, choisissons le meilleur, prélevons notre taxe, notre dîme. Comme les fourmis carnivores, nous nettoyons jusqu’à l’os.

Nous sommes utiles à la collectivité. Et parfois, comme aujourd’hui, nous sauvons des morts de l’oubli, pour qu’ils existent à nouveau dans l’esprit des humains durant quelques temps. Au fond, nous faisons le même métier, un métier bien difficile, ingrat, solitaire, sans grande reconnaissance professionnelle ni sociale.

Et nous finirons comme cette vieille, oubliés. Poussières, nous retournerons à la poussière.

Texte : Le Gibi

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Ce billet a été rédigé par le Gibi du blog lignes de vie que je reçois aujourd’hui dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez suivre ce chemin pour aller lire mon billet publié chez lui.

Les autres participants aux vases communicants :
Frédérique Martin
et Désordonnée
Anna de Sandre et Tor-ups
Tiers libre et la vie dangereuse
A Chat perché et Mahigan Lepage
C’était demain et Petite racine
Les lignes du monde et Paumée
36 poses et Arnaud Maisetti
Zoé lucider et Sophie K
gammalphabets et aedificavit
(que les oubliés se manifestent)

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