La petite cuillère

9.11.09

image [ L'arena di bella ragazza ] Je suis là, planté, intimidé dans cet immense hall. Sur le sol, un marbre massif et éclatant, quelques marches devant moi et un large couloir agrémenté d’un long tapis d’Orient s’ouvre comme un chemin de fer. La « mamma Paola » m’invite à entrer et tente de me mettre à l’aise. Ma belle s’est enfuie dans une des pièces du dédale familial. Je suis le mouvement et me retrouve dans la cuisine. Sont présents ma future belle sœur Marie, mon futur beau-frère Paul et le « parrain du clan » au bout de la table de la cuisine. Il lève les yeux vers moi, son regard froid contraste avec la chaleur immédiate de son épouse.

Paola me prie de m’asseoir et me propose un café. J’accepte et m’installe timidement à la table familiale. La belle a disparu et je suis désemparé. J’aurais aimé qu’en pareil moment, elle soit à mes côtés. Paul prend la parole et à son tour tente de me rassurer. Il me parle de choses futiles, de la pluie et du beau temps. A cet instant, l’assemblée sent mon angoisse. Pour eux, l’épreuve s’avère tout aussi délicate. Lui, le patriarche Guiseppe, ne bronche pas. Les yeux fixés sur la table, les mains jointes, le visage impassible, il est aussi glacial et beau que le magnifique marbre qui l’entoure. La cafetière italienne en inox siffle et indique à la maîtresse de maison que le nectar est prêt à servir. Nous sommes désormais têtes basses sur nos tasses à remuer notre petite cuillère pour dissoudre le sucre et par la même cette ambiance suffocante. La belle rapplique, faussement joyeuse et détendue. Son expression change rapidement devant le tableau. Elle s’assoit et rejoint le cérémonial du touillage de café. Les cliquetis des cuillères en argent dans les tasses en porcelaine forment un concert minimaliste. La situation est tout aussi minime en paroles qu’elle est forte en émotions sourdes.

Il est l’heure du déjeuner. Nous n’avons pas bougé. Il n’y a que la « mamma » qui s’active à débarrasser les tasses et mettre le couvert. Je suis là depuis une heure, une éternité et il n’a toujours pas décroché un mot. Les marmites frémissent, les odeurs sont alléchantes et la discussion s’enclenche enfin sur nos goûts culinaires respectifs. Chacun y va de son plat favori détaillant avec plaisir le mets qui ravit le plus nos papilles. Le repas commence. Quelque peu embarrassé, je fais attention à mes gestes et à ma tenue à table. Je repense à ma bonne éducation et m’efforce de toujours commencer mes phrases par « s’il vous plait » et les finir par « merci ». Dans mon excitation de l’instant, la fourchette m’échappe, ripe sur mon assiette et tombe au sol. Elle rebondit dans un bruit strident insoutenable. Je suis confus, m’excuse à plates coutures alors que la fratrie s’élance sous la table pour rattraper au vol l’objet de ma bévue. Le silence qui suit est interminable.
Guiseppe lève la tête de son assiette fumante et esquisse un sourire dans ma direction, premier signe direct qu’il m’adresse. Je croise son regard austère.

Le repas se termine de façon plus conviviale. Il ne me parle jamais directement mais m’écoute attentivement. Je passe mon examen d'admission, j'en suis conscient. La « mamma » est adorable d’attention et d’empathie. Paul et Marie sont également au petit soin. La belle oscille, elle, entre l’emprise de son père et la décontraction feinte du reste de sa famille. Entre le fromage et le dessert, il allume un long cigare en forme de barreau de chaise. Il se tient désormais debout prés de la fenêtre soufflant vers l'extérieur ses volutes de fumées. Il est de taille moyenne, légèrement bedonnant mais se dégage de cet homme un charisme exceptionnel. Il fait taire la discussion désormais animée et prend, solennellement la parole de sa voix grave et nasillarde :

« Bienvinou christopho, mainténant tou fé partie dé la famiglia ! »

Mon beau père et moi

Dans le même tiroir