Le démon de Gérard

13.11.09

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Il est devenu presque un ami. Je le connais depuis un peu plus un an.. La cinquantaine, un air d’adolescent, un look improbable et malgré quelques positions arrêtées qui m’horripilent, le nouveau directeur de production à la faconde battante m’avait plu d’emblée. Le contact avait été facile dés le départ malgré la différence hiérarchique qui aurait pu imposer des distances de principe. Un regard simple sur les choses et quelques failles non dissimulées avaient fini par dresser le portrait d'un « homo-amicalus » qui, pas trop près de moi ni trop loin, me convenait.

Depuis, je le croise tous les matins devant la machine à café. Nous partageons les pauses cigarettes et nous déjeunons fréquemment ensemble. Là, avec plus de temps, nous parlons boulot et refaisons le monde entre un big-mac et une heineken. Une relation simple mais riche s’est installée tranquillement sans effort, ni grand jeu d’esbroufes entre nous.

Les jours passent et je m’aperçois, peu à peu, qu’il s’écarte non seulement de moi mais de l’ensemble des collaborateurs de la boîte. Dans un premier temps, je ne fais pas attention, habitué que je suis au genre humain et à de tels écarts dénués de sens. Il passe et repasse rapidement dans les couloirs, la tête baissée, semblant happé par son travail. Il nous salue tout le temps, mais ne s’attarde pas. Pour autant, un sourire nouveau est né sur son visage. Ce détail indiquant de toute évidence une humeur joviale, je ne m’inquiète pas plus que ça.

Quelques semaines plus tard, je le vois revenir lentement vers moi. Il prend de mes nouvelles et je fais de même. Nous discutons cinq minutes de tout, de rien et il m’invite à déjeuner pour le vendredi suivant. J’accepte et nous retournons à nos tâches respectives. Il repousse l’invitation trois fois. Je m’aperçois que celle-ci revêt pour lui une importance particulière et que l’embarras qu’il tente de me masquer lui dévore le visage.

Lundi dernier, la date enfin fixée, nous nous retrouvons à la pizzeria du coin. Comme je le pressentais, nous ne sommes pas encore installés à la table qu’il me demande s’il peut me faire une confidence. C’est le genre de question que personne n’esquive tant la curiosité fait partie de tout un chacun. J’acquiesce et il poursuit.

Je lis dans son regard comme de la honte ou de la gêne. Il bafoue, il hésite et je ne comprends rien à ce qu’il me raconte. J’essaie alors de le tranquilliser en le rassurant sur le silence que j’observerai sur ses propos à venir. Il se détend et se tait quelques secondes. Nos yeux se croisent et se parlent. Je sens qu’il est temps que je l’aide à préciser ses pensées confuses.

Une serveuse blonde un peu agitée du bocal déboule. Elle nous invite à choisir rapidement. Gérard commande deux whiskies glaces bien tassés. J’essaie de le stopper gentiment lui indiquant qu’un alcool aussi fort en milieu de journée risque de me faire basculer dans une quatrième dimension. Il ne m’écoute pas et ajoute deux « quatre fromages » et une bouteille de Bordeaux. La confidence qu’il s’apprête à me faire doit être de taille pour qu’il ait besoin d’autant de substances euphorisantes. La charmante jeune fille retourne à sa cuisine  en hélant le pizzaiolo et nous nous retrouvons dans le mutisme. Je délie ma langue le premier. Je lui lance quelques pistes afin qu'il reprenne ses esprits et déroule le fil de sa révélation. Je suis impatient. Je n’arrive pas à savoir de quoi il retourne et son malaise m'incommode.

Travail, santé, argent : après avoir écumer ces trois sujets récurrents de nos basses vies, je me décide à l’aiguiller vers le plus intime de tous. J’évoque des soucis conjugaux et là, il esquisse un sourire lumineux. Bingo ! J'avais fait mouche ! Il me regarde et ses yeux bleus ternes se recolorent d’azur éclatant. Par cette étincelle de rétine, j’affine et saisis qu’il est bien question de tourments amoureux mais que devant conjugaux, il convient d'ajouter le préfixe « extra ».

Nos deux pizzas sont jetées du bout de la terrasse par notre serveuse peroxydée et atterrissent en glissade aérienne sur notre table. Gérard porte le cul de son verre jusqu’au front et gobe le dernier glaçon alcoolisé de son whisky. Il me sert un verre de rouge et repose lentement la bouteille. Il se frotte les yeux maintenant humides, me fixe désemparé, et dans un souffle saccadé me lance un prénom : « Bar...Bar…Barbara… ». Tiens ! Il est midi.

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