Open-space (2)

8.4.10

open-space convoi des glossolales Jeudi 25 mars 2010
Partir. Je veux partir d’ici. Laissez-moi sortir de cet open-space qui n’a d’ouvert que le nom faussement expansif joyeux de son anglicisme. Ici, c’est fermé, clos, barré, bouché, muré. Ce n’est qu’une geôle moderne sous couvert d’espaces modulables où s’oppressent les esprits, se pressent les pensées, s’échaudent les neurones et finissent par s’écarter du monde réel les moindres civilités naturelles. On ne se salue plus, on se lorgne, s’épie, se suspecte, nous les sujets forçats de sa majesté rentabilité avec, en guise de boulets aux chevilles, des tables disposées en gerberas et des micro-casques greffés sur le lobe de l'oreille. Plus aucune courtoisie. Plus personne n’en veut. Les lieux n’y sont pas opportuns. On vient ici par force, nullement pour s’y faire des amis. Même les termes collègues ou camarades ne sont plus employés. On se dénie, s’évite. Il n’y a guère que le sourire contraint de dix-sept heures qui peut encore témoigner d’une convenue aptitude à se respecter. C’est vide de sens, c’est plein de faux-semblants. On se rend ici pour mieux en repartir et ainsi se sentir vivre à nouveau. Qu’importe, je veux bien être asocial, ermite dans son antre, hyper atrophié de la relation humaine ou misanthrope de circonstance si je peux un jour m’extraire de cette promiscuité malsaine. Je veux partir d’ici. Laissez-moi sortir ou plutôt rentrer. Rentrer chez moi dans ma tanière retrouver quelques synapses cognitives.

Jeudi 1er avril 2010
Mireille, Jocelyne, Aimée et les autres s’évertuent à lâcher par soubresaut un crachin soutenu de senteurs astringentes sous lesquelles, je subodore, sont prisonnières des phéromones puissantes. Mais je ne les perçois pas. Elles ne m’atteignent pas. Loin s'en faut. Loin sent faux. Leur odeur persistante installe la désagréable sensation d’être entouré de volatiles d’une autre espèce. Des poules parfumées, musc androgyne, miettes d'ambre, patchoulis extravagant, extraits de menthe surannée, je ne sais. Peu importe, c’est établi, je ne peux pas, ne veux pas les sentir. Moi, seul représentant de la gente masculine, coq dans sa basse-cour, devrais pourtant m’émoustiller devant leur parade printanière ; au pire provoquer roucoulades hormonales ou babillages salivaires à l’orée de la saison où tout bourgeonne. Que nenni ! Ne subsistent au-delà des frondaisons olfactives que bavardages insipides murant ma tête, ceinturant mon occipital pour me laisser dans un état létal. Rien d’attractif, libido zéro. Voies aiguës sur air parfumé mais monotone, répétitions d'appels et de mots convenus, interactions socialement correctes développent en moi une répulsion profonde, malgré l’effort de certains volatiles, affublés de leurs plus beaux apparats, à paraître à leur avantage. Avantage que je repousse, ne veux pas voir, tant le lieu, les circonstances, les odeurs et l'accablant labeur accaparent mon esprit congestionné, chargent mon corps endormi. Mireille, Jocelyne, Aimée et les autres ne sont malheureusement que des conséquences, des stigmates humains de cet état latent.

Jeudi 8 avril 2010
Un mardi au goût de lundi. Début des vacances pour certains, d’autres restent là dans une atmosphère nonchalante. Le silence se fait presque harmonieux, un délicat intervalle de paix se crée enfin dans cet espace au préfixe ouvert. De l’ouverture née de l’absence. Moins de personnes, plus de vide, plus de silence. Des chaises dactylo inertes, inoccupées, dossiers plaqués sur des bureaux nettoyés. Posé sur le coin de l’écran, le micro-casque semble lui aussi prendre congés mérités. En pause les voix criardes traversant sa mousse protectrice élimée, du répit pour son écouteur souillé par la friction permanente des oreilles gorgées de cérumen poisseux. Les glandes sébacées, les corps, les esprits comme les objets et les meubles prennent du recul, se rangent soigneusement, se reposent enfin. Quelques bredouillements fluctuants rebondissent puis sortent par les fenêtres coulissantes pour échanger leur bruissement par un courant d'air printanier. Les jambes se dénudent, les épaules aussi. Le soleil du week-end a ravivé l’épiderme autant que l’humeur. Un, deux, trois, quatre vies à bout de souffle retrouvées ce matin comme si elles étaient heureuses de venir travailler. Et je caresse du doigt le lobe de mon oreille droite.

Suite et fin de la série open-space publiée sur le blog collectif : le convoi des glossolales.

Illustration

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