L’accouchement

16.5.10

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Avril 1999. Elle va arriver d’un jour à l’autre. Sa future mère semble être gonflée à l’hélium. Elle ne décolle pas pour autant. Comme aimantée au sol, elle arpente l’appartement avec peine. Le chemin de la chambre au salon nécessite d’être finement calculé. Aucun obstacle ne doit barrer la route. Une halte s’impose dans le couloir et appuyée contre le mur, il est indispensable qu’elle reprenne son souffle. Inspirer lentement, expirer fortement et le périple peut continuer. Elle va mieux, je suffoque… Les premières chaleurs sont gênantes et la délivrance promise tarde à venir. Je suis pris dans un remous de sentiments divers. Voir ma femme dans un tel état est pour moi à la fois une douleur collatérale et une joie annoncée par tous comme disproportionnée. Malgré ce, les derniers jours s’écoulent paisiblement jusqu’à ce 3 avril où elle ouvre une boîte de cassoulet. La poche protectrice du divin enfant se perce brusquement appelant dans le même temps la conserve à se vider de son contenu dans l’évier à proximité.

20h clignotent sur la face-avant du micro-ondes. Panique, sueur froide, fixation, temps suspendu. Il faut désormais faire vite. Je la soutiens d’un bras tandis qu’elle s’obstine à récupérer le cassoulet dégoulinant. Elle me regarde apeurée et déconfite, puis s’accroche à mes épaules. Maintenant qu’elle saisit que le moment si attendu est devant nous, elle lâche la conserve vide et me serre dans ses bras. Pour être plus exact, elle m’entoure puisque son ventre rebondi fait largement barrage à cette étreinte de circonstance. Nous restons quelques secondes ainsi enroulés puis rassemblons nos esprits et les bagages pour prendre fissa la route vers l’hôpital.

Allongée sur un lit dans une salle d’entrée prévue pour les urgences, ma femme gît désormais tel un cétacé échoué sur une plage normande. Je tourne dans la pièce comme un lion en cage ou plutôt comme une mouette qui tourbillonne autour d’un gros mammifère des mers de peur qu’on le lui vole. Voilà deux heures qu’on est là sans que personne ne s’inquiète. Nous avons été accueillis par une sage femme certes attentionnée comme son titre l’indique mais nous ne disposons d’aucune d’information sur les prochaines étapes. Pour passer le temps et nous rassurer, je calcule scrupuleusement les minutes séparant chaque contraction. Naturellement les minutes se réduisent et à chaque fraction de seconde disparue, une dizaine de gouttes de sueurs supplémentaires se répandent sur nos fronts respectifs.

22h30. Une espèce de bédouin moderne à calot vert intervient et annonce froidement à notre sage femme que l’arrivée de la promise ne se fera que demain. C’est sur ces paroles lapidaires et sur son lit de convalescence que ma baleine gagne lentement le large hospitalier vers une chambre plus cosy. La nuit s’allonge agitée jusqu’au petit matin par de petits cris tantôt graves et rauques, tantôt aigus et stridents. Nous ne dormons pas et nos valises au pied du lit se réfugient lentement sous nos yeux. En fin de matinée, les spasmes s’espacent et repus nous nous assoupissons. Et elle à l’intérieur du grand tout, sommeille-t-elle aussi ? Sachant qu’elle ne vit pas encore complètement, mon cétacé et moi concluons qu’elle s’accorde une pause avant le sprint final.

Je me réveille quelques minutes avant elle. Je la regarde. Malgré ses traits tirés et son visage angoissé, elle semble maintenant plus paisible. Tandis que je m’asperge le visage d’eau glacée, elle se réveille et examine attentivement la montagne flottante qui remonte jusqu’à l’orée de ses volumineux seins. Notre future fille est là au chaud, encore couvée mais prête à jaillir.. Elle n’a pas eu le temps de décrocher un mot émouvant sur la situation que les contractions redoublent d’intensité. Face à ces douleurs plus pointues, je sens bien alors que le moment se fait imminent.

A partir de là, tout s’accélère. Sage-femmes, gynécologue, anesthésiste, infirmières. De notre relative tranquillité, nous nous retrouvons entourer d’une troupe de farfadets excités qui gigotent dans tous les sens. Je saisis sa main pour lui confisquer un peu de douleur mais je ne sens désespérément rien si ce n’est nos cœurs qui accélèrent à chaque poussée suffocante. Je perds la notion du temps et ne sais plus que faire pour soulager ses souffrances sur lesquelles, je m’aperçois vite, je n’ai aucune prise. Ma main crispée dans la sienne, à la limite de la crampe de phalanges, je me contente bêtement de grimacer puis de répéter comme un perroquet les indications du médecin. L’imitation du petit chien me parait grotesque mais je me surprends à singer ma femme expulsant des « tchou-tchou » haletants plus proches d’un train de fret que d’un canidé érudit. Le travail, comme ils disent, fait son chemin tandis que son visage se délivre peu à peu des traces de la nuit. La livraison est proche. De deux, nous allons passer à trois. Je ne pense évidemment pas au choc qui va survenir dans les prochaines minutes.

Tandis que mon cétacé lâche un dernier râle digne des plus grands prédateurs terrestres, la montagne flottante s’esclaffe sous mes yeux ébaubis. Je n’ose pas regarder plus bas. J’entends un bruit plasmatique dégoulinant, un peu comme la conserve de la veille, et dans la foulée, apparaît un être nain recouvert d’une fine membrane transparente. Cet être sorti d’un trou noir, cette fille, notre fille portée par des mains vertes caoutchoutées s’échoue tendrement sur la poitrine libérée de ma femme.

Il est 16h05, dimanche 4 avril 1999. Camille est née et nous avons oublié de nettoyer l’évier souillé de cassoulet.

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