Le cadeau

22.5.10

image C’est la fête des pères et je décide cette année de passer outre le sacro-saint collier de nouilles, cendrier en plâtre ou briquet en acier imitation argent. Il me faut une idée originale, un cadeau qui lui fera vraiment plaisir. Je questionne ma mère pour connaître ses envies du moment. J’insiste lourdement à l’aide de silences bougons pour qu’elle me donne des pistes, aiguille mes choix et s’enroule dans la joie qui est mienne de célébrer mon père. Elle rechigne, évite le sujet, m’envoie balader plusieurs fois pour enfin se débarrasser de moi en m’indiquant les mêmes susnommés cadeaux maints fois offerts tout en précisant qu’il ne faut pas dépenser l’argent inutilement.

Mon papa a fière allure. J’ai chapardé, dans un coffre posé depuis des lustres sur la commode de sa chambre, une photo de lui sur laquelle il a vingt ans. Toute la famille dit qu’il me ressemble. Tel père, tel fils et comme je le trouve extrêmement beau, je suis flatté par filiation interposée. Sur cette photo, il porte une chemise blanche stricte et bien droite, un pantalon de flanelle gris anthracite et une veste côtelée noire. Enfin le cliché est en noir et blanc et un peu jauni sur les côtés mais le distingué de son allure ne peut pas faire penser à d’autres couleurs que ce pantone classique. Je regarde cette image conquérante et séduisante de mon papa et la fais pivoter entre mes doigts afin de trouver l’inspiration pour mon cadeau de l’année.

Une chemise ! Bien sûr, une chemise droite, blanche comme celle de la photo. Peut-être un peu plus moderne mais avec la même tenue. Oui, je serais fier de retrouver sur lui ces belles années dans le reflet de cette photo. Maman me fait remarquer que ce genre de liquette ne se fait plus. Ce n’est plus à la mode et que si j’insiste sur un tel achat, il faudra qu’elle soit de couleur et d’un style plus décontracté. Heureux qu’elle s’intéresse enfin à ma quête, je l’interroge à nouveau sur la taille M ou L, sur la nécessité ou non de trouver sur la chemise des boutons sur l’encolure, une poche sur la poitrine ou deux, des manches courtes ou longues. « Longues ! », me précise-t-elle. « Ce n’est pas encore la bonne saison et puis ton père ne met que des chemises à manches longues de toute façon. »

Je suis excité par ma trouvaille. Je demande à maman l’argent nécessaire à mon achat mais elle ne veut pas me le donner. Elle préfère m’accompagner à la boutique très chic « fils à fils » spécialisée dans la chemise de qualité, piquée et surpiquée par des mains artisanales. Je choisis la plus belle, une Oxford, verte car maman me dit que cela lui ravive le teint, deux poches sur la poitrine pour les deux paquets de cigarettes qu’il fume tous les jours, des boutons sur le col et des manches longues. Je rentre à la maison satisfait et j’ai hâte que dimanche arrive pour la tendre tout sourire à mon papa.

Il est midi et toute la famille est réunie autour de la table du salon : mes deux sœurs et leurs maris respectifs, maman, papa, mémé, et moi. Je regarde mon père et à la vue de sa pauvre chemise usée, je souris, bêtement réjoui. Après le repas, mes sœurs offrent leurs cadeaux et après avoir trépigner d’impatience, je sors enfin mon paquet enrubanné d’un cordon doré. Il se saisit du paquet puis m’embrasse machinalement avec un sourire coincé mais n’ouvre pas le paquet.

Plus tard dans la soirée, après le départ de la famille, il grimpe rapidement dans sa chambre au troisième étage. Un grand silence pesant assourdit ma journée puis je l’entends crier à maman : « Je t'ai déjà dit que j'en avais marre des chemises vertes ! Puis, l’été arrive, pas de manches longues, nom de dieu ! »

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