La chienne – par Kwetchou

23.7.10

imageHabituellement, la chienne venait m'accueillir à la porte, frétillant avec une ferveur excessive comme seuls savent le faire nos amis de la race canine. Après l'école, je rentrais la première à la maison, et j'aimais que mon retour soit une fête pour elle, être attendue me rassurait.

Ce soir là, personne derrière la porte, la maison était silencieuse. Tous les volets étaient clos comme d’habitude, mais là je fus remplie par cette sensation, qu'évoquait parfois mon père en ouvrant les volets nerveusement, d'entrer dans un cercueil. Je restai dans la pénombre pour arpenter le couloir d'un pas alourdi par l'angoisse. Le premier fœtus était là, au milieu du couloir, dans cette gelée d'un rouge macabre, un deuxième puis un troisième... La chienne était blottie au fond du couloir, dans un débarras encombré, léchant l'issue ensanglantée de son antre maternel. Elle était vivante, j'étais soulagée.

La veille, mon père avait abusé du seul pansement qu'il avait trouvé pour soulager les souffrances incommensurables que lui avait infligé la vie. Ces souffrances qui, avec le temps, ne faisaient que distiller leur poison immonde de fantômes lancinants. La veille donc, mon père pris par ce grand délire que l'on nomme tremens, avait dérouillé cette chienne au ventre gonflé par le péché. La mort de ses petits me semblait secondaire. Ma priorité était de nettoyer pour protéger la chienne d'une autre colère de mon père. Il y avait un chiot en gelée sur le sol de ma chambre, sur mon lit, deux dans le salon... La bête avait arpenté la maison semant ses cailloux sur son chemin de croix. Sept en tout. Je me surpris même à une pensée d'humour macabre : « Sept d'un coup ! Comme les mouches... ». Prise par ce sentiment urgent de cacher les dégâts occasionnés par la bête, je me saisis d'un sac poubelle et à l'aide de chiffons, je ramassai chaque petit corps, changeai les draps de mon lit et nettoyai les traces de sang dans toute la maison, concentrée sur cette tâche urgente de faire disparaître toute trace de ce crime.

J'entendis la voiture de mon père et vins me poster près de la porte d'entrée de façon à bloquer l'accès au couloir. Mon père entra d'abord ravi de me voir l'accueillir puis inquiet par l'atmosphère ambiante. Et du haut de mes onze ans, de ces yeux noirs dont il m'avait fait héritage, je défiai mon père par ces mots : « La chienne a perdu ses bébés morts dans toute la maison mais j'ai tout nettoyé alors il faut la laisser tranquille maintenant ! ». Mon père devint livide torturé par la vision de sa petite fille ramassant ces petits cadavres, dégâts collatéraux d'une soirée trop imbibée de souffrance. Il me dit d'une voix faible : « Tu n'aurais pas dû, je l'aurais fait en rentrant » esquissant un geste d'approche paternel pour me rassurer. Je fis un pas en arrière et repartis vers la bête pour m'assurer de son état, puis je m'enfermai dans ma chambre. Allongée sur mon lit, les yeux écarquillés, pas une larme ni un cri ne vinrent, juste cette colère violente tétanisante, cette haine féroce pour cet homme que j'aimais plus que tout.

Ma mère rentra à son tour et je fis semblant de dormir. Ils chuchotèrent un peu, je les entendais se relayer auprès de la bête pour la soigner. L'oreille à l'affût du moindre faux pas, l'estomac noué par un mélange de colère, de peur et de tristesse, je restai aux aguets. La maison fut silencieuse ce soir là, pas de dispute, pas de cris... Je m'endormis.

On ne reparla jamais de cette histoire.

Quelques semaines plus tard, mon père partit dans son sommeil emporté par ses démons si cruels. Son cœur cessa de battre, comme le balancier de l'horloge du salon. Sa mort me plongea dans un chaos d'émotions douloureuses et contradictoires : le manque de cet être tant aimé, le refus de croire au côté définitif de son départ, la colère qu'il nous ait quitté, l'abattement. Et toute cette violence se retourna contre moi dans une étreinte de culpabilité aux griffes acérées. Seule, les volets clos, je passai des semaines dans ma chambre à pleurer et à hurler en silence, clouée par une douleur puissante.

Le temps passa, la vie reprit ses droits.

Aujourd'hui j'ai 28 ans, un mari que j'aime et j'ai déjà fait six fausse couches. Ce soir, c'est là, blottie derrière le lit de la chambre conjugale, au fond du couloir, recroquevillée sur mon ventre gonflé par cette présence si douce - enceinte de mon septième enfant - que je meurs, pétrifiée par une colère violente, sans cris, ni pleurs, sous les coups de pieds de mon mari aviné qui me traite de chienne.

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Texte envoyé et rédigé par Kwetchou, contact amie sur facebook.

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