Une maison c’est une cuisine #VasesCommunicants

7.1.11

image « Une maison, c'est une cuisine... »

Le creux de l'après-midi.
Un pré, un arbre, assis ou allongés des solitaires, des un peu en-dehors, un peu blets, ou « encore verts pour leur âge ».

Ils avaient œuvré et tout était prêt pour la soirée. Franchir l'intervalle, et pour cela les mots, se chercher, faire groupe autrement que dans l'action partagée, sans trop se donner, sans risquer non plus de découvrir les divergences.

Alors, les phrases qui s'échangeaient, tranquillement, avec parfois de petites flambées, devaient trouver terrain neutre, mais pas trop indifférent.

Et la maison était arrivée, ce qu'elle représentait (souvenir, ou imagination pour certains, peut-être pour tous). La chambre s'était risquée, sans réactions, trop personnelle sans doute, et puis des livres et certains bustes s'étaient redressés, mais comme des regards se perdaient dans le vague les livres s'étaient effacés pour ne pas créer rupture.

Alors cette phrase, la cuisine, et cela rebondissait. Évident, bien sûr, évident. Quelques images ou théories brèves, et, peu à peu, les récits, les souvenirs se sont étoffés, se sont succédés, dits à voix lente, un peu rêveuse, en accord avec le suspens de l'après-midi, écoutés avec attention - ou avec l'impatience d'y substituer le sien - souvent sans doute d'une oreille distraite, comme un élément de la quiétude, la vacance, du moment, comme l'ombre, les bruits lointains...

À la lisière du groupe, jambes allongées, buste porté par les coudes plantés en arrière, tête renversée, visage tourné vers les jeux de la lumière et des feuilles, une, moi peut-être, ou pas, qui entendait, écoutait parfois.

Une voix de femme, jeune, la voix, mais elle la reconnaissait et sans regarder la vêtait d'un visage de rides lumineuses : « à la campagne, pour qu'elle soit grande, la pièce par laquelle on entre, en tournant autour de la maison » … et elle a vu émerger de sa brume alanguie la pièce carrée, le fourneau, la table au centre pour les cafés au lait du matin dans les bols à anses avec leurs noms, l'escalier qui descendait vers le potager de la propriétaire, les rangées bien droites et le goémon – le choix, autour de la table de la cuisine, chacun son tour, du moule orné pour le beurre salé de la ferme près du moulin, et les dame oui de la fermière – les cinq petits corps, deux près de la porte, les plus petits derrière, prudemment, dans l'escalier dégringolant de leur chambre dans le grenier, et Da Lebi hurlant de rire en faisant courir les araignées sur le carrelage, pendant que l'eau, le sel et les herbes commençaient à bouillir dans un fait-tout. Et puis le fourneau, mais ce n'était plus la même cuisine, la fonte noire, le crochet pour déplacer les plaques, le bain-marie - y toucher, la tante en tempête, toutes les jambes se précipitant dans le jardin avec de grands rires.

Une voix d'homme « la toile cirée, je travaillais dessus », la certitude que c'est une image, que ce n'est pas vrai, juste un passage obligé... et la porte de la petite cuisine poussée, dans le même mouvement ou presque que la porte de l'appartement, « Maman est là ? » – G qui se retourne et la voix de Maman qui vient du salon « mais bien sûr, voyons. Pourquoi ? » - du pain, deux grosses tranches, de la moutarde, aller dans sa chambre, ouvrir le cartable sur le lit, rêver que l'on se met au travail.

La petite cuisine, toujours pleine, les vaisselles en commun – regarder G qui prépare un plat de courgettes farcies, qui étale dans un autre des sardines ouvertes et panées, une discussion qui monte, enfle... chassés, « z'êtes toujours dans mes pattes ! » - les repas entre enfants, les soirs de réception, en bloquant les portes par manque de place, et par décision implicite. Pouvoir manger avec les mains. Les disputes ou les projets. La liberté.

Les portes ouvertes, et les corps qui s'y encadrent, jettent quelques mots, entrent pour se servir ou aider. Noyau, et les vies indépendantes des plus jeunes, autour, mais présentes. Ceux qui se bricolent un repas, pendant que nous mettons au point, en commun, des recettes. La vie refaite, en épluchant des légumes. Nos souvenirs des cuisines anciennes. La place que nous prenons maintenant.

Une succession de cuisines, le creuset, nos histoires, et celles des générations qui suivent.

Mais quand elle veut intervenir, s'impose cette évidence : elle n'a pas eu de cuisine, puisque personne à mettre dedans, faire d'un logement une maison. Alors elle dit « l'entrée » et cela repart.

Ce billet a été rédigé par Brigitte Célerier que vous pouvez lire sur son blog paumée. Je reçois son texte aujourd’hui dans le cadre des vases communicants et elle reçoit le mien ici.

Et voici la liste des autres participants à ces vases communicants de janvier :

Juliette Mezenc et Christine Jeanney
Christophe Grossi et Michel Brosseau
François Bon et Laurent Margantin
Martine Sonnet et Anne-Marie Emery
Anne Savelli et Urbain, trop urbain
Murièle Laborde-Modély et Jean Prod'hom
Jérémie Szpirglas et Franck Queyraud
Kouki Rossi et Jean
Piero Cohen-Hadria et Monsieuye Am Lepiq
Marie-Hélène Voyer et Pierre Ménard
Frédérique Martin et Francesco Pittau
Jean-Yves Fick et Gilles Bertin
Candice Nguyen et Benoit Vincent
Nolwenn Euzen et Joachim Séné
Isabelle Pariente-Butterlin et Xavier Fisselier
Christine Leininger et Jean-Marc Undriener
Samuel Dixneuf et Philippe Rahmy-Wolff
Lambert Savigneux et Lambert Savigneux (ben oui)
Catherine Désormière et Dominique Hasselmann
et sur twitter et en 9 tweets chacune :
Claude Favre et Maryse Hache
(les textes seront publiés par la suite dans le semenoir de Maryse Hache)

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