Au jardin de la mairie

image Se rejoindre, toujours, évident besoin de groupe, d’appartenance mais pas beaucoup d’endroits dans le village, peu de points de chute à nos vacuités. Alors l’espace public s’habille pour nous accueillir, en jardin à la Française face à l’hôtel de ville. Précis et propre, il s’agence en haies parfaitement taillées, parterres de fleurs résistantes aux couleurs criardes, et encore des haies en lignes, en courbes, ouverture, fermeture, au détour des bosquets puis à nouveau des îlots de fleurs qui terminent d’autres haies. Parcourir haletant la sueur dans le dos ce dédale giratoire pour nous les petits au sens de l’orientation en devenir. Courir autour des rond-points fabriqués, dans les allées fuyantes, tourner dans le décor, symétrie des fleurs, virages identiques et multiplication des mêmes chemins, se perdre un peu le cœur ouvert et retourner sur nos pas, idiots de reconnaître les lieux.

Au milieu et sur chaque bord, pour s’apaiser, des repères en creux, bassins aux eaux troubles, vertes et sales où nagent quelques spectres de carpes emprisonnées. S’asseoir un instant, chercher les plus grosses espèces à cibler, crever le temps et les eaux en jetant des cailloux plats aux yeux des poissons déjà morts fatigués de tourner. Espérer même le ricochet d’un bassin à l’autre, pourquoi pas l’exploit d’un retour boomerang. Et rire, se chamailler autour, se pousser l’un, l’autre, s’agripper aux shorts et aux chemises pour résister et inévitablement mettre un pied dans l’eau vaseuse et retourner chez soi la sandalette nu-pieds dégoulinante d’algues visqueuses.

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  • 22.4.11

La voisine

image A travers le rideau tricoté au crochet et décoré de larges losanges aux fanfreluches grisonnantes de poussière, la voisine, ses yeux ronds et vides, scrute le dehors, son ennemi depuis qu’ici elle vit recluse. De son dedans, elle épie le passant, le moindre bruit suspect : une portière qui claque trop violemment, une voiture qui démarre trop vite, le vrombissement de la mobylette du facteur qui est en retard ou le ballon du gamin qui rebondit sur le trottoir menaçant à chaque instant de briser une vitre.

En arrêt derrière sa fenêtre, un fauteuil confortable, télé7jeux et la télécommande, elle garde un œil suspect sur la vie du dehors. Car, elle, sa vie, c’est à l’intérieur que ça se passe, c’est dans la télé, Pernaut et les nouvelles qui mortifient. Alors, le dehors devient suspect, les gens du danger, les bruits quotidiens des alertes, c’est la vérité car ils le disent dans la lucarne. Tous les jours, tous ces drames, toutes ces agressions, toutes ces catastrophes, le monde est insécure et depuis qu’elle l’a compris, elle ne sort plus.

Elle est certaine que tous ces gens, là dans sa rue, peuvent à tout moment représenter un risque. C’est eux qui sont responsables de tout ce qui se passe dans le poste. Ils peuvent déborder, s’en prendre à elle, à son intégrité, à sa liberté d’être. Ils peuvent tout remettre en cause, s’introduire chez elle, la déposséder du peu qu’elle a réussi à obtenir. Alors il faut qu’elle veille, au plus prés d’eux sans se faire remarquer. Et là, à son poste d’observation, entre les mailles de son rideau jaunâtre, elle reste à l’affût, sur le pied de guerre, et qui croise un jour son regard le sait : mieux vaut ne pas s’aventurer trop prés. Ses yeux gros qui tournent semblant quitter leur orbite vous foudroient de peur. Les plis de son visage dans la pénombre vous transforment en enfant apeuré face à la vue de sa première sorcière. Ses dents qui sortent de sa bouche comme un cerbère montre ses crocs vous dissuadent pour toujours de longer ses murs.

Faudrait peut-être couper le fil de son antenne de télévision pour que quelque chose change.

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  • 18.4.11

Les odeurs de tabac brun

image Les odeurs de tabac brun me reviennent, toujours les mêmes sensations quand je croise un tireur de mégot sans filtre. Le même faciès ridé et tanné de soleil, le visage marqué et de belles valises sous les yeux. A croire que les goldos sont toutes attachées aux commissures des mêmes gueules cassées. Des années qu’elles se fument, qu’elles dégagent le même parfum saumâtre, qu’elles enflent les vêtements de leur tanin et collent du jaune aux murs et aux doigts. Et les mêmes gestes et comportements perpétuels qui accompagnent le fumeur de tabac brun. La tape sur le dos de la main pour tasser la tige. Collé à la langue, le filet rebelle de tabac craché dans un plissement bref des lèvres. Et souvent, coincée derrière l’oreille, la suivante en attente du cérémonial.

Toujours une silhouette similaire, la voix ronflante et la gouaille altière. Le fumeur de tabac brun apparaît daté d’une autre époque révolue, il appartient à la génération de mon géniteur, de mon clopeur de goldos. C’est lui la référence qui perpétue l’odeur, qui la rend aussi tenace, aussi reconnaissable et de souvenir aussi caricatural : la fumée fixée aux mailles de ses nippes qui faisait fragrance de sa personnalité, son index jauni à l’ongle rongé, les quatre murs de sa chambre aux fleurs caramel et sa manie de rassembler avec son petit doigt le tabac perdu sur la table de nuit .

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  • 14.4.11

Autre vision

Autre vision C’est un apaisement ce reflet. Dans la buée encore chaude se réfléchit une image en redressement, le torse se bombe, regard droit, épaules alignées. Enfin pouvoir se regarder sortir de ce corps. En conscience, sans déni, se laisser couler vers l’autre, sans rien attendre en retour. Sentir sous la peau circuler un fluide de haut en bas, de la tête aux pieds, une source de vie inconnue qui se mêle à l’existence habituelle, un fil imaginaire tendu plus seulement dans l’intérieur mais de l’intérieur vers l’extérieur. Deux vies qui se confrontent, contact et réaction, alchimie naissante d’un autre chemin. Croisées, elles se condensent en sensibilité troublante. La chaleur resserrée sur la peau s'ancre en orgelets d’eau qui filtrent le corps et délogent les émotions enfouies. De l’eau, pour l’instant rien que de l’eau, qui sort par où elle peut, comme elle veut. Un lâcher prise en ondes continues ou en secousses, en larmes ou en sourires mais qui témoigne de l’ouvrage engagé, de l’organisation d’une autre vision de soi, de l’autre, du monde.

Texte publié initialement dans Le jardin sauvage de Ana NB,  vases communicants du mois d’avril.

  • 11.4.11

Les silhouettes

clip_image002Photo : Louise imagine

Voilà des heures que je rôde dans cette gare. Perdu. Je crois que je suis perdu. Je croise des gens bien sûr, des silhouettes pour le moins, des paires d’yeux accrochés aux murs qui ne me voient pas. Enfin ils doivent me voir puisque je les voie mais ils ne me regardent pas. Je suis perdu et tout le monde s’en fout. Il faudrait que je leur parle, que je leur demande mon chemin, que de ces regards vides et perdus je tire quelque chose, un croisement qui dans un éclair dirait : oui, je suis perdu, aidez-moi, indiquez-moi la sortie, le quai, la porte que je cherche. Mais rien, je ne parviens pas à percer leur espace.

On dirait qu’ils glissent sur le sol, leurs corps se meuvent mais eux non. Vraiment, ils ont l’air ailleurs, les idées suspendues aux panneaux, la tête dans les flèches de direction arrimées aux poutrelles. Des silhouettes vides. Maintenant elles me font peur ces silhouettes décharnées et elles me perdent. Je suis perdu parce que ce sont elles, ectoplasmes animés, qui me désorientent. Aucune ne marche dans le même sens, elles grouillent, surgissent de plus en plus vite, quand une part, l’autre arrive ; lorsqu’une accélère et me double, une autre m’évite de justesse dans un frôlement d’épaules imperceptible. C’est un manège fou dans un ordre si abscons que, oui, c’est elles qui me perdent. Elles me compriment les sens. Je n’ai plus aucun repère. Je n’arrive pas à lire les panneaux, les indications sont écrites en arabesques molles. Et puis de toute façon, ce sont les silhouettes qui tournent devant moi que je voudrais lire, déchiffrer, et comprendre. Leur demander mon chemin, parler à quelqu’un de l’intérieur qui, dans des gestes précis et une voix serviable, me guiderait pour sortir de ce ballet aliénant. Mais rien, je n’y arrive pas.

Je finis par renoncer mais sortir de ce cirque d’ombres devient capital. Echapper à cette abstraction s’impose à moi. Je ne veux et ne peux pas être une silhouette de plus, présent mais invisible à l’autre. Je dois vérifier. Je dois trouver un endroit vide pour reprendre mes esprits, me retrouver là où personne ne pourra me toucher. Vérifier. Je prends la première allée et la suis, peu importe où elle me mènera. Je marche sans notion de temps, dans des pas de coton. J’ai envie d’accélérer mais je ne sais pas vraiment si je le fais. Vérifier. J’avance, je crois. Plus je marche moins il y a de silhouettes autour de moi. Dix, cinq, trois deux, une puis plus rien. Le vrai vide. L’impasse. Au fond un angle, vingt mètres carré isolés, une cabine photomaton. Vérifier. Je m’assois, tire le rideau, quelques pièces et je déclenche l’objectif. Dans l’œil de la caméra, du blanc, rien que du blanc et le flottement du rideau derrière moi. Je n’existe plus.

Ce texte est ma participation au jeu d'écriture n°6 du blog à mille mains. Le principe du jeu est simple : à partir de cette photo, chacun(e) écrit un texte et le publie sur son blog. La seule contrainte est de s'inspirer de cette photo. Les textes peuvent prendre la forme, le style, la longueur que vous souhaitez.


  • 7.4.11

La porte

image Souvent, il s’arrête devant les portes. Des portes de toutes sortes, des blanches, des noires, des plus banales aux plus sophistiqués, des plus minces, portes intérieures sans poignées qu’il suffirait de pousser d’un doigt, aux plus hauts et robustes portails infranchissables de complexité, à double ou triple verrous. Pourtant, il sait qu’il doit trouver le courage nécessaire, que de franchir ces portes ou ne serait-ce qu’une porte, la sienne, s’avère nécessaire. Qu’on ne peut pas se retrouver sans cesse sur le seuil, les mains posées sur le chambranle et en vaincu courber la tête en appui sur le bois et puis décider de faire demi-tour parce que derrière se cache l’inconnu.

Il faut qu’il pousse, relève le cou, serre les dents s’il le faut, il doit regarder la porte de tout son long, en apprécier la matière, l’unicité. Surtout ne pas regarder derrière ou alors en conscience, sans inciter son désir de reculer, sans réanimer son mécanisme d’inertie. Il doit simplement apprécier le parcours, le long parcours qui l’a conduit sur ce pas, cette porte, pas une autre, celle-là, là, planter devant lui. Pas une vulgaire issue à portes battantes, non, s’il est à cet endroit devant cette porté là, ce n’est en aucun cas le fruit du hasard, c’est sa porte. Il mérite cette porte, elle est placée sur son chemin, pour lui, uniquement pour lui. En conscience, il faut passer le pas, en déduire le sens, la peine subie jusqu’ici, le travail qui a été nécessaire pour en arriver là et franchir. Traverser sans regret en laissant la porte ouverte pour ne pas oublier le passé et les chemins escarpés.

Il faut mais voilà, souvent, il s’arrête devant les portes.

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  • 4.4.11

Hors de toute attente llegaré / j'arriverai là

Hors de toute attente llegaré / j'arriverai là.



Hors de toute attente llegaré / j'arriverai là, quelque part, loin de ce chemin sombre / voix dispersées llegaré / j'arriverai.



L'absence a versé du noir de la nuit sur des fragments d'images des fragments de lieux des fragments de paroles, llegaré / j'arriverai loin de ce chemin sombre / voix reliées.



Tourner tourner retourner réveiller saisir quelques mots, ces mots comme une lumière douce de fin de jour, pour dire je peux me tenir là quelque part dans ce souvenir, quelque part dans ces lieux sans nom, ces lieux de passage commun, une gare un square, ce lieu de passage éphémère un théâtre grec, llegaré / j'arriverai loin de ce chemin sombre / voix mêlées.



Je peux me tenir là, quelque part dans cette répétition de mots :

allez on y va on peut y aller on y va allez allez tu verras c'est oui je sais mais Barcelone Barcelone c'est pas si loin allez on y va on y va on s'arrangera je ne sais pas avant six heures le train et bien on attendra on attendra quelque part on pourra attendre le train oui on pourra attendre le train quelque part allez on y va allez après le spectacle et bien oui on attendra quelque part on attendra cinq heures six heures on prendra le premier train pour Sabadell allez c'est rien cinq six heures on y va d'accord tu es d'accord.



Je peux me tenir là, llegaré / j'arriverai llegaré hors de toute attente llegaré llegaré con los últimos ecos llegaré avec les derniers échos de ta voix llegaré / j'arriverai avec nos silences.



Nous sommes maintenant dans la nuit, la nuit de l'arrivée des danseurs de Sankai Juku, Yoichiro Yoshikawa, Amagatsu Ushio, Semimaru, Sho Takeuchi, Taiyo Tochiaki sur la scène du théâtre grec de Barcelone. Nous sommes toi et moi dans le silence, le silence dans nos corps le silence dans nos bouches, le silence sur les pierres fraîches, le silence dans les arbres lointains le silence dans le ciel.



Je peux me tenir là dans le mouvement suspendu d'un corps de danseur, dans le mouvement désordonné de nos silences.



Cinq corps dessinent maintenant l'imperceptible avancée vers le chaos dans un espace de chutes d'eau et de sable, cinq corps étirés entre le bas enraciné et le haut de l'obscurité, cinq corps fluides lumineux dans une vaste pénombre, je me tiens là quelque part, dans le mouvement intense et minuscule, dans le noir du chaos et la lumière du mouvement, allez on y va on peut y aller on y va allez tu verras. Le danseur Amagetsu Ushio disparaît sous l'infini chute du temps.



Et plus loin dans mon souvenir, la nuit au square et plus tard le retour dans le train de Sabadell. Nous sommes maintenant spectateurs immobiles. J'ai répété le nom de cette compagnie de butô, nous avons parlé de ce danseur Min Tanaka que nous avions vu, accompagné par un batteur dans un garage désaffecté, et puis d'autres noms des noms de musiciens japonais écouté ici, et à Berlin et en Autriche plus tard. Plus tard dans la fin de la nuit, parfois nos têtes tournées vers le passage rapide de jeunes personnes, nous ne parlons plus, nous restons éveillés toi et moi, nous fumons quelques cigarettes, moi jambes pliées sur le banc, bras enserrant les genoux, toi bras croisés tête droite, tu veilles, je ne dors pas. Il est quatre heures, bientôt le point du jour. J'aime ce moment de fatigue du corps et de la tête jusqu'au bout des doigts, je peux me tenir là, dans la nuit, je ferme les yeux, le corps du danseur avant la chute.



Ahora tu voz duerme con los últimos ecos de nuestro souvenir / Maintenant ta voix dort avec les derniers échos de notre souvenir.



Ce texte a été rédigé par Ana NB dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez la suivre sur ses deux blogs : effacements et le jardin sauvage sur lequel elle accueille aujourd’hui mon texte.

Et voici la liste des autres participants à ces vases communicants d’avril :
Sandra Hinège et Pierre Ménard
Guillaume Vissac et Laurent Margantin
Joachim Séné et Marc Pautrel
Dominique Hasselmann et François Bon
Michel Brosseau et Stéphane Bataillon
Franck Queyraud et Samuel Dixneuf-Mocozet
Anne Savelli et Piero Cohen-Hadria
Christine Jeanney et Maryse Hache
Claire Dutrait et Jacques Bon
Cécile Portier et Bertrand Redonnet
Isabelle Pariente-Butterlin et Jean Prod'hom
Christopher Selac et Franck Thomas
Morgan Riet et Vincent Motard-Avargues
Brigitte Célérier et Benoît Vincent

  • 1.4.11