Jen W. : Les montagnes russes – Expérience 2

Deuxième partie d’un texte écrit par Miriam Ray, galeriste d’art reconvertie (sic), accompagné d’une nouvelle illustration de Richard Bougon.
Première partie ici > Les montagnes russes par Miriam Ray.

EXPERIENCE N°2

Il suffit de connaître un ange. Je suis Jen W et c’est très bizarre d’être Jen W. C’est très banal pourtant. Quand on est Jen W, on ne boude aucune contradiction. Et quand on est Jen W, curieusement, on connaît des anges.

L’un d’eux n’est pas tombé du ciel. Cet ange-gardien là a poussé du sol et m’a soulevée lorsque, très jeune, je m’affaissais. Il dit ne pas se le rappeler. Je le soupçonne de gentiment le feindre. Monangegardienpoussédusol, si rassurant, si inquiétant, m’a offert deux places pour Amadou et Mariam. D’un ange, c’est surprenant. Du sien propre, c’est bouleversant.

Je m’attendais à une longue queue infinie de beaux africains fringants. J’avais pour l’occasion, récupéré de mon sac à main mon permis de conduire et quelques permis de plaisir. En lieu et place de l’élégant ébène, une bande trépignante de néo-altermondialisants dégarnis et de nana délavées qui ont sans doute « troooooop adoré l’Afrique lors de leur séjour en club méd. au Sénégal si sauvage donc si authentique donc si accueillant ; en plus c’est trop super Amadou et Mariam si aveugle si noirs et pourtant si souriants. Un leçon de vie !» .

La salle de concert défoncée par une voiture volante n’a pas reçu un coup de peinture depuis mes années lointaines d’étudiante. Tout me paraît bien long. Je me console avec l’illusion que mon pote, (aux) rose à ses heures, voit les même sujets d’amusements que moi et devine les remarques fielleuses et mesquines qui me brûlent les lèvres.

Ils installent finalement les micros. Un éclairagiste sadique visiblement décidé à nous aveugler, teste des jeux de lumière rudimentaires à coup de gros spots dans nos gueules. Histoire probablement de nous sensibiliser au handicaps des vedettes du soir.

En première partie, un boys band encore vert et déguisé se donne à fond. Et même si tout le monde n’a pas le brio de Kéziah Jones pour se permettre un accoutrement aussi ridicule, leurs voix tiennent la route. En revanche, les « la faim c’est pas bien », « Afrique divisée, c’est triste » et autre « la paix c’est mieux que la guerre », c’en est trop. Je suis sans doute trop vieille pour culpabiliser de trouver ça indigent. Pas assez alter mondialiste pour m’en émouvoir. Ou peut-être simplement trop africaine pour supporter ça.

Il faudra un jour qu’on m’explique pourquoi les morceaux de musique africaine sont si longs. En dépit de tout, leur deuxième morceau n’est pas mauvais. Sans doute leur quart d’heure warholien.

Les stars arrivent, s’installent, entonnent leurs œuvres… Massacre. Quand ils écrivent, c’est une injure à Hampaté Bâ, à Brel, Baudelaire et Malek Haddad, quand elle chante, c’est une insulte aux griots. Dieu, s’il existe, aurait mieux fait de la doter d’aphasie que de l’affliger de cécité.

Arrive un solo inattendu de guitare qui hisse la crécelle à un rang raisonnable d’instrument de musique et dont on espère ne pas redescendre. On se dit que ça y est enfin, ça monte, ça enfle, ça gonfle, ça vient, et puis, non, comme une bite de vieillard, ça retombe.
Elle qui vient de lui dire qu’elle l’aime son chéri comme elle lui demanderait de descendre la poubelle, se tient muette face à son micro en braille, sans contenance ni consistance, les bras ballants. L’inconvénient d’être aveugle c’est qu’on ne peut avoir idée du ridicule de se tenir sur une scène immobile les bras longeant le corps. L’avantage est évidemment cet inconvénient. Comme ils disent « c’est pas bon, c’est pas bon »
Qu’est-ce qui a bien pu faire leur succès ?
Je les soupçonne de ne pas être aveugles. Il y a enfin les expériences dont on peut se passer toute une vie. Celles qui défigurent un moment de grâce.

A suivre : “Jen W. : Les montagnes russes – Expérience 3”


Texte : Miriam Ray - Illustration : Richard Bougon, ses galeries : BoîtesArmée - Gribouillages

  • 30.3.12

Que de la pluie autour

La nuit qui ronge, celle que je n’aime pas voir arriver et surtout en ce moment où tout baisse dans ma vie comme un crépuscule interminable. La nuit et la pluie acide, sa soeur de veille, elle est là, elles sont là à percer ma fenêtre. Bien présentes, envahissant mes pensées à coup de tentacules malignes, me rongeant l’esprit comme le coeur. Je suis seule, c’est le soir, c’est au dedans, c’est au dehors : la dépression frétillante.
Je ruisselle d’angoisse, des flots discontinus fouillent mon corps dans une ivresse accablante. Je crains, je déborde, me déverse par tous mes pores. Je suinte le malheur, plonge dans les intimités de ma tristesse. Mon corps n’est plus qu’une grosse éponge pressée d’en finir, d’enfin s’assécher sur une épaule, un solide apaisement en esquisse.
Il faut que. Il faut que. Il faut que. Je répète, me répète, m’écoute, me fuis pour défaire, me contredis pour faire, et la pluie au dehors, et le noir au dedans. Fouiller, fouiner pour trouver la sortie, une porte, rien qu’un entrebâillement de porte. Il faut que je sorte, me jette dans la rue, pour mélanger mes lacrymales aux cordes en déluge qui se déversent sur le bitume. Fouiller dedans, fouler, fouiller, fouler les trottoirs et mes « trop tard », me frotter à la vie au dehors, me servir des autres, de leur parapluie ouverts en abris de fortune. Oui. Courir vers sans lever la tête, faire mine de ne voir personne, mais sentir qu’au dehors la vie attend.

Je sors, c’est décidé, je sors. J’ai mis du temps à me dire qu’il fallait que. Qu’il fallait que je sorte d’ici, de mes murs, de mon noir, de mes pleurs, de la pluie du dedans. Je sors, je suis sortie, je suis dehors mais tellement encore au dedans. Tête dans les épaules, dos en voûte, j’essuie bourrasques, larmes et tête qui enflent. Je marche vite maintenant, je cours presque, enfin je ne sais plus vraiment. Je ne sens plus grand chose, ne vois plus grand chose. Je sais que je vis mais je ne me vois pas vivre, je n’imagine plus le jour. Je suis le noir de la nuit, je suis l’eau qui tombe du ciel. Je suis larmes et ombre dans la rue.

Un point de rencontre, un havre de paix: c’est au bout de la rue puis à droite. Je connais le chemin, j’y vais automatique. Un ami, le plus proche, géographiquement proche, m’attend. C’est le seul, à cette heure, c’est le seul dans la nuit qui peut me retrouver, le seul qui pourra me relever la tête, me sourire, m’assécher des flots qui me noient. Plus que quelques mètres, mes pas sont mécaniques. Je tape du plat du pied à chaque enjambée, claquant les flaques qui se mélangent aux sels d’une eau grouillante de mon dedans vers mon dehors. Je peine, j’arrose ma peine, je cherche l’issue. J’y arrive. Encore un pas, une marche, je souffle déjà devant la porte de l’immeuble, je sens le réconfort pointer à la fenêtre.

Et puis le silence. Plus rien. Je ne vois plus rien. Ne sens aucun de mes membres. Je suis blottie, recroquevillée dans mon dedans mais désormais dans le sensible du dedans, à l’intérieur d’un cocon de laine, emmaillotée dans de forts bras fervents. Un enlacement imprévu au coin de cette rue, à quelques pas de mon point d’ancrage. Je reçois là, en don, une étreinte inconnue. Car je ne connais rien de la personne qui me presse contre son torse, rien de celui ou celle qui soulage mon dos des courbures de ma vie, qui pose un instant sa main sur la détresse de mon temps. Je ne sais rien de son visage, ma tête abandonnée dans le creux de son corps. Je respire longuement, détends mes muscles atrophiés par la marche rapide, par ma fuite aqueuse du mal vers le bien. Et là, je sais que je touche quelque chose, que je suis en train d’entrouvrir l’espace, l’entrebâillement que je cherchais se réalise dans cette imprévisible rencontre. Clair de nuit. Je vis un moment de grâce.

Je chasse timide une mèche de cheveux collée sur mon visage et pleine de mes yeux gonflés de reconnaissance larmoyante, je me redresse rattrapée par une gêne soudaine. Mais j’éprouve, je sens l’empathie. En quelques minutes à la faveur d’un câlin aussi gratuit qu'impénétrable, je vis à nouveau. Nos regards enfin se croisent et un visage se pose sur ma nuit pour m’éclairer de mots simples chuchotés :

“Je suis sûre que tout va s’arranger. Je suis sûre que tout va s’arranger”
Répétés dans le calme, ils me submergent une dernière fois pour me laisser retomber légère sur le trottoir, hagarde.

“Avant de partir, je veux être sûre que je peux vous laisser seule maintenant”
Et la dame aux bras aimants s’éloigne, me laissant sur le seuil de l’appartement de mon ami, et que de la pluie autour.

A Souraya…

Supplément et quel supplément : lecture de Anna Jouy. Merci à elle pour ce très beau cadeau !




  • 24.3.12

Jen W. : Les montagnes russes - Miriam Ray

Après Kwetch, première auteure invitée à écrire ici en dehors des vases communicants, fut-il.net accueille aujourd’hui la première partie d’un texte écrit par Miriam Ray, galeriste d’art reconvertie (sic), accompagné d’une illustration de son talentueux ami et artiste Richard Bougon. Seconde partie dans quelques semaines. Merci à eux d’avoir accepté cette invitation.
Les montagnes russes
Gribouillages - Richard Bougon Je viens de casser 3 verres. Coup sur coup sur coup.
Existe t-il, sur cette putain de terre, un endroit où ça porte chance.
Je m’appelle Jen W. et je carbure à l’alcool et à l’espérance. Deux addictions tenaces.
Depuis quelques temps, mon corps tout entier n'est plus qu'une énorme pompe à -mauvais- sang. Mon souffle est trop court ou trop long. Je ne sais plus, il m’étouffe. Je suis forcée de contracter mes cuisses pour empêcher mes genoux de trembler, et de raidir le dos pour freiner le balancement saccadé de mes épaules.... Je me fige tout de même un sourire !
Je m’amuse de mes déboires. Je m’amuse, de surcroît, à avoir froid. Je me mets face à la fenêtre ouverte. J’ai froid. Parfois j’aime ça. Quatre étages plus bas, il fait doux, le soleil cogne. De ma fenêtre, je le vois colorer l’immeuble d’en face. Mes bras sont marbrés, mes tétons tendus, douloureux. Je m’en amuse.
Je brouille les pistes. Plus moyen de savoir de quoi je tremble.
Il faut dire que ma vie est très touffue. Elle est touffue de mes amis, mes amours et mes emmerdes. Et dieu sait que j’en ai.
Peut-être n’avons nous que la vie qui nous ressemble. Je devrais songer à m’épiler plus souvent.
Je suis parfois saisie d’une folle envie d’expériences toutes aussi folles.
Il y a les expériences que l’on choisit dont celles où l’on apprend à ses dépens que la curiosité est un vilain défaut, si toutefois il en existait de jolis.
EXPERIENCE N°1
J’ai un cuit-vapeur. Jusqu’à lors je ne m’en étais jamais servi que pour vaporiser les légumes que je n’avais appris à aimer que très tardivement. Et quand je dis tardivement c’est un euphémisme ; quand je dis aimer, c’est un peu du sarcasme. Je les ai plus découverts et m’y suis habituée, tant et si bien que mon corps s’est mis en tête de me les réclamer.
Depuis, je crains le jour où il lui prendra la lubie de se mettre en pied d’exiger un jogging hebdomadaire.
Un corps capricieux, est-ce bien raisonnable ?
J’ai toujours pressenti que le cuit-vapeur ne m’avait pas dévoilé tous ses secrets. Il était ma lampe magique. J’ai eu beau le frotter, il n’a jamais fait que cuire des légumes.
Mais alors à quoi riment tous ces creux et ces bosses et ces interstices?
En réalité, à l’instar des meubles Ikéa, il suffit de prendre le temps de lire le manuel d’utilisation pour découvrir que les milliers de nids à détritus ne sont pas tous destinés à combler le sadisme des designers.
Mon cuit-vapeur fait aussi cuit-œufs!
Je venais de disposer les œufs dans les emplacements prévus à cet effet et de lancer la minuterie -c’est magique- lorsque je me suis retrouvée à accepter un ciné plus compliqué à organiser qu’un sommet du G8. Epuisée, j’abandonne mes œufs à mon kit de mécano.
Un long moment après la séance, mes pupilles résonnent encore. Des millions de foulards noués les uns aux autres agitent encore leurs couleurs autour de moi. Je suis ivre de l’arc en ciel. Je suis secouée. Les minois des petits indiens me sourient encore tandis que la moiteur et la poisse inondent encore mes hauts-le-cœur.
Il fait bon. Des avant-odeurs de printemps. Je ne suis pas sortie de toute la journée. Je n’aime pas ça. J’étais tendu et impatiente. J’ai eu beau jouer avec le froid, j’ai passé la journée à m’agiter dans mon inertie. A se battre contre soi même, on est sûr de toujours prendre des coups, on en sort toujours amochée. J’ai pourtant essayé d’aligner les mots qui emporteraient un peu de ma peine. Rien. Rien qu’une vanité à propos de la vanité.
« Vanités
Ecrire pour expier , exorciser.
Vanité, nullité, vacuité et mon cul en prime.
Croire qu’on écrit par nécessité. Penser que la grandeur des moments de vie convoque l’urgence d’écrire, la beauté du geste.
En fait, n’écrit-on pas plus parce que l’on a des choses « à écrire » que simplement parce que l’émotion ressentie est si forte qu’elle se suppose noble, spéciale, unique.
Mais au fond, quoi de plus éculé que l’essentiel des expériences, de plus banal que « faire face à la vie » ? Où se situe l’originalité de toutes ces noyades dans les abîmes de mono-réflexions tourbillonnant autour de la conciliation impossible de ce que l’on pense avoir été rêvé pour soi, ce que l’on peut accomplir, ce que l’on a soi même rêvé…
Histoire de l’humanité.
Vanité.
Qui peut prétendre sortir indemne d’un examen de la banalité, quand ce n’est pas de celui de la vacuité de sa vie.
Reste le talent de l’exprimer.
Les génies musicaux le sont moins pour ce qu’ils avaient à exprimer que par le talent de le faire savoir mieux, plus brillamment que les autres.
Ainsi, que reste t-il pour le commun des mortels ?
Le préalable inconditionnel consiste à faire le deuil de tout rêve de grandeur. Travail d’humilité. De mortalité.
Admettre que ce que l’on a vécu ne vaut rien de spécial, rien de remarquable en dehors de soi ; soi où en revanche il vaut TOUT.
Reconnaître que ce qui vaut en dehors de soi, ne peut-être que le génie qui s’applique à le bien diffuser.
La pire des épreuves enfin, se résigner à ce que l’on ne possède pas ce génie qui rend extraordinaire toute vie, fut-elle ordinaire.
C’est la mort. »
Tout est humide pour convaincre que le poète et la rosée du soir existent. La nuit, on remarque des détails qui échappent à la lumière franche.
Il est minuit et le bouillonnement de mes pensées a chassé la grosse fatigue qui me pliait quelques heures auparavant.
Arrivée place Saint Côme, je suis saisie par la puissance de la petite église Saint- Roch qui se cache derrière l’angle du bout de la rue.
Plus loin et en enfilade de mes pas, la rue des Tessiers ferme boutiques dans un brouillard d’une épaisseur londonienne qui, par intermittences, provoque l’église de ses langues puis se retire.
Sale gosse.
Je me dit que c’est beau. Je me dis que j’ai le cœur gros. Mais le cœur plein. Je me dis que c’est beau la brume qui ressemble à de la fumée. Je me dis que ce n’est pas du brouillard. Je me dis que la rue au fond en enfilade de celle dans laquelle je suis, ne ferme pas. Que l’agitation n’est pas celle de cafetiers las d’un lundi peu rentable. Je lève les yeux vers la façade en trompe-l’œil. Je pense que les lapins, surtout lorsqu’ils sont roses, devraient dormir à cette heure-ci. Je me dis que la brume ne s’accompagne que de châles pour les épaules et de volutes pour les yeux. Je me dis que le lapin que je connais et qui est rose est amoureux. Il pourra bien dormir dans une autre vie. Je souris.
Je me dis que la brume ne s’accompagne jamais de flammes.
Rougeoyantes. Tournoyantes. Fascinantes. Inquiétantes cependant.
Je sais que ça peut être merveilleux une flamme. Pas celles-là.
Je me dis que j’aurais du payer mon assurance.
Je ferme les yeux. Je me dis que la curiosité est une tare.
Et puis quand tout a brûlé, il y a les expériences-surprises qui nous transportent un jeudi à Bamako.

A suivre : “Jen W. : Les montagnes russes – Expériences 2 et 3”

Texte : Miriam Ray - Illustration : Richard Bougon, ses galeries : BoîtesArmée - Gribouillages
  • 9.3.12

Le vieil homme rêve #VasesCommunicants – @cjeanney

Plaisir et fierté de recevoir aujourd’hui dans le cadre des vases communicants Christine Jeanney. Faut-il encore présenter Christine, auteure très investie sur la toile et notamment sur twitter dont elle tire la quintessence pour ses ouvrages. Surtout ne pas passer à côté des #todolistes des #fichaises mais aussi de #cartons sans parler de Signes cliniques. Quatre titres édités par publie.net, petit éditeur numérique qui deviendra grand, à qui récemment on coupait l’herbe sous le pied pour une histoire fumeuse de droits d’auteur.
C’est pour rendre hommage à publie.net et au travail de ses auteurs, à la formidable vitalité de l’équipe éditoriale en commençant par François Bon que le texte ci-dessous et le mien en échange sont destinés. Parce que publie.net me fait (re)découvrir la littérature et notamment les classiques qui y sont diffusés. Parce que la création contemporaine est dans leurs lignes. Continuez !
L’exercice consiste à partir d’un court extrait de “Le vieil homme et la mer” d’Ernest Hemingway, traduction de François Bon, à imaginer une courte suite personnelle (A l’attention des ayants droits et de la maison d’édition qui les représente, ceci n’est pas une contrefaçon mais une libre interprétation à partir d’une œuvre nouvelle et malheureusement non publiée)
imageIl s’endormit très vite, et rêva d’Afrique, quand il n’était qu’un garçon, avec les longues plages dorées et celles de sable très blanc, si blanc que l’œil en faisait mal, et les falaises des caps et au fond les hautes montagnes sombres. Il revenait se promener sur ces côtes toutes les nuits désormais, et dans ses rêves il entendait le grondement des vagues et voyait les bateaux indigènes les traverser. Il sentait le bitume et l’étoupe du pont quand il dormait, et il sentait cette odeur de l’Afrique que la brise de terre apporte au matin.
D’habitude, quand il sentait cette brise de terre il se réveillait, s’habillait et partait réveiller le garçon. Mais cette nuit la brise de terre vint très tôt, il sut dans son rêve qu’il était trop tôt, et continua à rêver à des plages et à des silhouettes de lions venus boire. De lionnes aussi, aux flancs aplatis et blanchis, lisses, comme débarrassées du poids de leurs crinières volontairement, des lignes noires leur barrant les oreilles.
Dans certains rêves, les animaux se chamaillaient et disparaissaient brutalement derrière des rocs, bondissaient, se donnaient des claques, des bourrades avec les pattes, et le vieil homme souriait de s'imaginer les voir sourire eux aussi, heureux au soleil. D'autres fois, ils approchaient en bande silencieuse et venaient s'écrouler près d'un palmier pour une sieste, le mufle collé à l'autre, les pattes et la fourrure mélangées. Le vieux rêvait qu’il posait sa tête sur le bois de sa barque, qu'il observait le feuillage au-dessus d'eux en ombres pleines de griffures, les bosselures des os sous la peau, là où aux épaules le poil foncé se dresse, et les têtes massives relevées rapidement et secouées pour éloigner les bourdonnements d'insectes. Quand le rêve n'avançait pas plus loin, il conservait sa joie au réveil et pensait au gamin, à la chance.
Rêver de lions n’est pas explicable. N’est ni rêver de gloire, ni de victoire, ni d’ascendant qui serait pris sur le monde, non, ce genre de rêve ne porte aucune revanche. Rêver de lions, c’est être lui, se faire confiance et admirer ses pattes et sa gueule pour ce qu’elles sont, rien de plus, mesurer mieux à quel point c’est avec soi qu’on se mesure. Le sable vole en petits jets sur une plage africaine sous les jeux des grands fauves. Les cordages brûlent la paume des mains lorsqu’on les retient, pourtant il faut les retenir. Et les hommes pleurent, parfois avec leur cœur, parfois d’admiration, emplis du désir d’être seulement un lion qui vient boire.
Christine Jeanney
Pour connaitre la liste des autres participants aux vases communicants, suivez et cliquez sur TOUS les liens de la liste établie par Brigitte Célérier.
  • 2.3.12