Monozygotes comme jamais

Filer, c’était la seule solution, filer droit. La grande et lourde porte cochère que nous avions tant de peine à pousser, entrouverte on l’a trouvée. Alors, pas une hésitation, filer vite, on a filé comme des gamines. Sans chercher derrière si une nouvelle fois, on allait se faire gauler. Des années qu’on guettait l'embrasure, le filet de lumière qui allait nous délivrer. Nombres de jours passés là à rosser le monde dans ce grand couloir froid où pendaient des effigies de mortes sépias et poussiéreuses. 

Tapies dans le creux des ombres, nos regards siamois lorgnaient le dehors. C’est de là, toujours apprêtées pour un lendemain libre qu’on gambergeait la fugue, les yeux écarquillés sur les recoins de la mémoire en serrant nos mains biffées par le labyrinthe du temps - monozygotes comme jamais. C’est de cette sinistre maison pour individus en fin de vie – longtemps que la vie avait pris fin entre ces murs - qu’on voulait partir, fuir la mort qui voulait nous faire la dernière mise en pli, fuir la peur qui geignait à nos lèvres de devenir les prochaines pendues, encadrées sur le mur gris du grand couloir et regrettées par des regards austères et faussement embués.

Filer, c’était la seule solution, filer droit. On a filé cramer notre fin de vie toutes deux, toutes unes, encanaillées d’une liberté volée.

illustration : Mary Ellen Mark

  • 26.7.12

Dans le ventre mou de l’été

Dans le ventre mou de l’été, s’étale une fois de plus le vermoulu des pensées. Le chaud dans le dedans, dans le dehors, et l’alacrité qui se barre par les persiennes. Gonflé aux humeurs tièdes, matin et soir sans répit le chaud des corps se renifle jusque dans la rue, odeur de caramel noir brûlé dépourvu des sucs qui d’habitude font saliver. Ça pue encore le recul, les re-culs huilés à l’excès dans un sentiment d’infatigable manège qui ramène sa fraise, sa peau couleur fraise, chaque juillet que l’éternité fabrique.

Il en va des vagues à l’âme de l’été comme ceux de toutes saisons mais ceux-là se digérant moins bien – s’alimenter au dessus de trente degrés devient un effort, quant aux ablutions nécessaires pour déglutir tout cela, elles demandent un tel rassemblement du corps pour être exécutées que seulement y penser plonge la tentative d’élan dans un néant moite -, ainsi l’affable affalement s’impose et prescrit un rejet intellectuel des têtes. Les corps s’alanguissent rongés des sens que le nu attise survoltant l’ambiance dans une libido folle et inondant quelques restes de réflexion dans une vacuité que septembre aura bien de la peine à ravoir.

Restent l’eau pour nous faire sentir, le sexe pour nous délasser des tensions trop chaudes et l’espoir d’un retour du froid tonique pour à nouveau nous sentir vivants et piquants.


  • 22.7.12

Les miettes

Le petit doigt tendu sur la table rassemble le pain perdu. Miettes étalées d’un repas tout aussi raide, les raclements sont vifs et se veulent adroits malgré les vapeurs de vin qui emplissent tes yeux. Tu baisses le regard, t’appliques à aligner les rognures, la mie avec la mie, les croûtes avec les croûtes. Ta main droite balaye la table tandis que la gauche dégage mollement ce qui, encore présents sur la table, te gêne : la salière, la carafe d’eau, le repose-plat… Sauf ton verre avec un fond de vin rouge gras que tu éloignes puis ramène vers toi tel un enfant épris de son jouet. Tu pousses, contournes, et autour de toi, d’autres mains s’empressent de débarrasser, le silence greffé sur tes gestes lents. Ta tête est lourde, tu bascules, d’un côté de l’autre, les mains désormais à plat devant les deux petits tas rectilignes. Tu les regardes en coin, un reniflement pendu à ton nez que tu contiens par une saillie dans tes yeux. Sais-tu à ce moment là que l’on t’observe ? Moi, à l’affut d’un ronflement soudain, de ta tête qui cogne la table, d’une perte de connaissance. Elle, ta femme, pétrie de mépris pour l’homme que tu es devenu, qui te regarde agir bourrue et lasse par habitude. Je ne sais pas, je ne crois pas. A moins que ce ne soient nos regards qui te renfrognent et te font perdre consistance au point de te prêter à ce tic, à ce cérémonial des miettes. Deux lignes parfaites de pain perdu comme deux longs sourcils tendus vers nous, pareils aux tiens lorsque faussement étonné, tu nous les dresses étirés sous ton front plissé pour nous dire en silence : Et alors ? Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que vous me voulez ? On s’éloigne, au salon, dans ma chambre, dans l’ignorance ou pour ne plus te gêner. Et toi, tu restes un long moment ainsi figé, vissé sur ta chaise, seul devant tes miettes et ton fond de vin rouge.

  • 15.7.12

Ballerine des cités


J’ai rangé, tout bien comme il m’a dit. J’ai rangé, balayé, nettoyé, mis le rose avec le rose, le blanc avec le blanc, dans le placard usé de guenilles. Puis suis sortie, tutu rose, car il voulait plus s’arrêter de. Je suis sortie, ballerine des cités, aérer mes pas, sauter la barre qui me sépare de lui avant qu’elle ne s’abatte. Sur moi. Pour lui soulager sa vie.

Bien sûr que j’ai rangé. Saoul, il ne m’a pas crue. Il a vu, pliées, tendues, au carré dressées mes robes suspendues sur la tringle du placard. Il a vu mais a fait comme si non. La tringle vide, il a voulu la voir nue. Alors il me l’a foutue.

Je suis descendue, cage d’escalier sur les pointes, tendue sous les néons crus. Nue sous les regards tenus, me suis pendue à la galerie des amis qui jamais ne m’ont crue. 

Illustration : Michal Chelbin


  • 6.7.12

C'était ton sang


C’était ton sang. Trop facile l’allégorie, trop facile d’être en comparaison, pour nous chrétiens qui bénissons chaque dimanche le liquide divin. Mais je l’ai senti si fort couler dans tes veines, saillir tes pensées à chaque fois que tu prenais dans ta bouche le fruit de tes tranchées. Tu l’as mérité ton vin divin, ta gorgée de rouge multipliée à souhait chaque demi-heure de chaque journée. Tu t ‘es usé perché aux quatre vents sur des coteaux arides, tu as frappé ta terre comme si tu voulais la crever de ton désespoir d’être. Que d’outils usés, morts au combat après avoir été maintes fois rafistolés comme tes pioches et leur bout de vieux chiffon dépenaillé qui fixait le sarcloir démis ! Que d’outils, véritables armes de résistant, tu auras laissés là haut dans ta cabane de vigneron se décomposer et mourir comme tu es mort !

Tout en toi épousait la terre, tout en toi avalait le ventre de ces rangées que tu voulais si belles et rectilignes, débarrassées de tout chiendent nuisible. Tu la voulais tienne, ta terre, fierté d’un peuple de paysans, productrice de ton sang, génératrice de vie, de ta vie. Et tu as grandi et tu as vécu, et tu as péri dans et par ces terres. Le vin, ton sang. La vigne, ta religion.

Fils de, j’aurais dû me plier à l'usage. Me faire calife à la place du calife perché sur mon trône rural qui n’était autre qu’une benne dégueulant le fruit gorgé de ton sang. Du sang vinificateur, purificateur dans ton regard de père fier d’une descendance bien installée dans la descendance. Il en fut de chaîne en chaîne autrement. J’ai roulé ma bosse ailleurs, repoussant les travées ensoleillées qui ont métastasé ta peau, préférant le col blanc et le costume sombre au bleu de travail crotté par le schiste boueux. 

J’étais jeune et con. Tu l’as marmonné plus d’une fois dans ta barbe. J’étais jeune et con et malgré ce, j’ai usé des jeans et des godasses sur tes terres qui m’étaient étrangères. En résistance, je t’ai maudit en amour. Et c’est avec le ventre lourd que j’ai suivi quelques uns de tes pas, parce qu’il le fallait, parce que ça faisait vriller ton œil gauche et cligner le droit de plaisir. Me voir avec toi, gravir les pentes tous deux agrippés à chaque cep comme des piolets de haute-montagne, c’était ta came, c’était ton accomplissement de père. Rien à faire des après-midis de grand vent ou des matins brumeux à se les cailler fermes. Rien à faire, rien à jeter, tout à se rappeler, temps à fixer sur l’image maladroite de ta bouteille planqué à l’ombre d’un figuier. Rien à boire sauf ton éthylisme à jeun. Toute une partie de ma vie est là dedans, dans le dedans du dedans, dans ta terre tant aimée. N’aies crainte, tu auras marqué de et par ton sang ma mémoire, à jamais rompu mes jeux de fieffé citadin à la gueule grande ouverte, jactant sur les pouilleux arrimés à leur barrique.

Aujourd’hui, je suis vieux et con. Longtemps que ton sang est séché au fond d’un caveau plein d’eau, décoré d’une cravate, d’un col blanc et d’un costume sombre. Si j’avais su tes terres, j’aurais couché près de ton corps une bouteille de vin rouge et une pioche finie d’un chiffon dépenaillé.

Texte publié initialement sur le blog de Nolwen Euzen pour les vases communicants de mai 2012.
  • 4.7.12