Lady Chair

Elle parlait toujours en rond, la bouche élastique. A prononcer les consonnes en claquant des dents tandis qu’elle escamotait les voyelles dans un accent si pointu qu’elle piquait les oreilles de son auditoire.

Lady Chair, elle avait les mots hauts comme sa tête toujours dressée, cou tendu et menton en avant. Avec son air collet monté, le dos bien droit, elle assénait ses vérités branlant la langue d’un phrasé d’époque. Elle pensait ainsi asseoir son savoir, épater le commun des mortels et tenait pour sûr que le monde à ses pieds goberait pain béni la confiture aigre de sa bonne culture. 

Lady Chair en imposait, c’est sûr. Age bien assis, grise chevelure sévèrement rabattue en chignon, grande et élancée avec des effets boutonnés jusqu’au dernier et attifée des plus clinquantes marques grand empire, elle avait tous les attributs de ceux qui font et défont le monde en claquant des doigts tout en posant leur derrière à des places enviées. Sa posture ne déviait jamais. Les jambes croisées et les mains soigneusement posées dessus l’une sur l’autre, elle semblait à chaque instant absoudre quelque pêcheur perdu dans son inculture crasse.

Lady Chair, assise en reine d’assemblée, bâillait la bonne conduite, tricotait de belles paroles, maniait les lieux communs comme de grosses louches de crème épaisse.  Elle en était écoeurante de « bon goût » et laissait un parterre de courtisans enrobés de paroles et de préceptes flasques. Rien ne la déstabilisait. Ni les yeux qui se levaient au ciel, ni les gosseries sous capes si peu discrètes, ni les moqueries déguisées en flagorneries veules ne faisaient dévier sa trajectoire de grande dame, ses propos ampoulés et sa position jambes croisées.

Lady Chair était patinée d’un bois qu’aujourd’hui plus personne ne voudrait vernir.


  • 20.4.13

Bombe



Bombe. Bombe le torse, toi, le gamin au regard qui fuit. Poitrine tendue, c’est poitrine qui dit Je suis. Dresse-toi au ciel, les astres à ta demande. Lève tes bras pour les toucher, le reste de ton corps suivra. Cambre l’échine, encore plus fort,  lance un appel à devenir plus grand.

Adopte. Adopte la posture des gagneurs, toi, le petit à la tête enfouie dans le cou.  Grandis. Grandis-toi, appuie sur la pointe de tes pieds au nez des brailleurs et au nombril du père qui gronde. Face aux autres, face à toi. Bouge les hanches, hausse les épaules, lève les yeux, élargis-toi. Sois hautain, toise pour mieux gagner. Gagne le minois des filles et ton regard fixera. Maîtrise ton corps, fais-en des tonnes pour masquer l’inflexible.

Dissimule. Cache ta différence, toi, le nabot chétif aux cheveux gras. Nivelle par le haut. Elève-toi, creuse ton ventre et fais saillir tes côtes. Saute sur tout et n’importe quoi. Sois conforme aux autres, fais le croire. Mais sois plus beau, plus fort, il le faut. Bats les plus adulés, c’est accessible. Ecrase-les, c’est ta survie. Va haut, plus haut. Bande tes muscles, ne fais pas marcher ta tête, sers-toi de ta bouche et de ton corps pour culbuter. Sois un homme fier. Bombe !

Et si un jour ça éclate, bombe encore et nie.

illustration : Josef Koudelka

  • 15.4.13

Trois fois seize

Raclant nos godasses sur le trottoir et avec l’air important de ceux qui vont braver l’interdit, nous filons droits têtes hautes et mains dans les poches. Trois copains désoeuvrés à la recherche de décom­plexions et d’amitié que les tin­te­ments de verres et les tapes dans le dos vont nous donner comme jamais aupa­ravant. Trois fois seize ans, ça fait pas lourd ; mais mul­ti­plier les conni­vences et ajouter les ans pour paraître grand, ça, on sait faire.

Il y a en nous toute l’insouciance de l’âge et l’appétence des grandes beu­veries de nos pères. Si eux s’arrosent copieu­sement le gosier tous les samedis soirs, pourquoi ne pas les imiter tous les mardis. A chaque soir sa débauche : aujourd’hui, c’est notre tournée des grands ducs. Trois for­te­resses à prendre sans se faire prendre : le bar de la Paix, le bar de la pro­menade et le café du balcon. Pour ce faire, il faut user de nos mous­taches nais­santes et de nos grands pieds pour paraître plus âgés. Rien ne doit être laissé au hasard pour réussir à gruger le taulier. Et sur le trottoir, comme des midi­nettes, chacun arrange la frange rebelle de l’autre afin de masquer l’acné qui pollue nos fronts.

Tel est notre défi, six des­pe­rados d’opérette à l’assaut des zincs du village. Et dès les pre­miers bat­tants de porte poussés, nos rôles s’emplissent d’assurance et de mimé­tisme. Un à un nous grimpons sur les hauts tabourets, la position immé­dia­tement résolue : jambes légè­rement écartés, torses bombés et talons soli­dement appuyés sur les bar­reaux des sièges. Et comme il faut être accoudé au bar comme de vrais piliers, de concert nos coudes droits frappent le comptoir. Nous sem­blons des mer­ce­naires. On est dans la place.

« Trois demis, patron ! » entonne-​​t-​​on avec une fierté non dis­si­mulée et quelques fré­tille­ments dans les genoux. Le patron éberlué par notre pré­sence déboule de sa réserve et très vite, attrape un sourire qui se coince dans ses gen­cives. Un mer­credi soir, son troquet habi­tuel­lement clairsemé de poi­vrots sexa­gé­naires la tête dans leur taba­tière, voilà qu’il accueille six oli­brius à peine sortis des jupes de maman qui veulent se rincer à la bière. « Hé, les gamins, c’est car­naval ?! » s’exclame-t-il. Dépités, nous rabattons nos coudes, nos talons prêts à se tourner quand il nous rat­trape sur le seuil de l’estaminet et d’un air sévère nous lance : « Allez, venez, je vous la coupe avec de la limonade… ».

Fiers comme des gardons, nos culs se tassent à nouveau sur les Saint-​​Sièges. La sueur sous nos franges collées lustre nos fronts et même si la vic­toire se dilue dans de l’eau sucrée, nos lèvres et nos nez dans le breuvage, nous nous sentons vibrés comme des hommes, héros de paco­tille, futurs brailleurs de bar.

Texte initialement proposé sur le blog de Franck Thomas dans le cadre des vases communicants de mars 2013.
  • 6.4.13