Sous un vernis de ciel bleu

Tout porte sous un vernis de ciel bleu, tout pèse dans le décor, dans le reflet soldé. N’y rien voir d’autre que l’ombre d’un arbre qui flanche, un résineux coulant de sève, à l’agonie. Voir et encore ! Juste apercevoir sans savoir. Se perdre, avec certitude, dans les strates agglutinées jusque dans les yeux, autour de sillons ronds, un pour chaque âge, qui tournent à l’infini comme une vis sans fin.

Le tourment est ici, masquant le ciel bleu. Au centre la peine s’amoncèle, creuse les joues, affame les creux toujours plus creux, si bien, si mal, que de devenir ne trouve plus sens. Maud fardée d’une mort dorée, se déçoit de ne plus pouvoir rire. De ne plus trouver chemin. La sève perce le visage, se fraye un passage.

Maud abandonne, devient poreuse et se laisse déborder. Autour, des corolles de chagrin aussi sèches que du bois mort.


  • 27.1.13

Demain il fera jour

Quand s’abat la fatigue, sa lassitude d’être le besogneux, lui le méritant, le suant, il s’ébroue comme un chien, gratte sa tête poussiéreuse et remet son labeur au lendemain, le regard perdu sur l’horizon. Puis il grommelle en rendant sa casquette à la terre, qu’il trouve basse, très basse. Il porte une main au bas de son dos que le tiraille. Il a mal aux reins, ça l’esquinte. Se baisser pour ramasser ses outils le renfrogne, creuse les rides de son visage. Son front ravine et un rictus nerveux découvre ses dents jaunies par le temps du travail, mégot perpétuel aux lèvres. 

Quand s’abat le crépuscule, il compte depuis quelle heure il est là, à fouler les terres mortes de l’hiver, à sarcler la vigne ou à lui tailler les crêtes. Depuis sept heures du matin, au moins. Un temps trop long qu’il sait dévoué à d’ingrates tâches - une croix qu’il porte sur son pauvre dos. La seule pensée de ces longues heures rajoute de la fatigue à la fatigue, l’étreint et l’absout d’arrêter maintenant. Dans ses yeux, la nuit qui s’avance se porte fière. Elle s’offre en sauveur de l’ascète. Demain il fera jour. Il dira ça, demain il fera jour, les deux poings vissés au bassin, comme pour invoquer le dieu du temps de lui en donner encore et encore. Du temps pour se casser les reins.

  • 20.1.13

Un train vert et gris

« Sinon l’enfance, qu’y avait-il alors et qu’il n’y a plus ? » (Saint-John Perse)

C’est un train, un train d’enfer vert et gris, long sans fin. Il entre en gare dans un grand fracas de fer rouillé puis s’immobilise sur un grincement de freins qui sonne à mes oreilles comme le cri déchirant du départ. Aujourd’hui, il pleut. Comme jamais plus il ne pleuvra. Une épaisse brume recouvre la locomotive. On croirait une de ces vieilles michelines vapeurs enveloppées de l’ouate du temps. Une de ces locos que grand-père a pilotée et conduite jusqu’à moi, dans ma mémoire fraîche d’enfant, lors des longues veillées d’hiver où il me racontait son épopée de cheminot, réelle ou tendrement romancée.

C’est un train, un train d’angoisse, gris et violent. Il s’arrête, crache le désespoir dans le ralentissement des machines. Le quai est froid et je me sens une proie. Pris dans l’impossibilité de fuir le train, lié par l’inéluctable montée de la première marche, mon corps résiste et mes pieds se collent au sol. Je me sens lourd d’inexistence. Une main serre mes doigts gelés, une présence évanescente. C’est sûr, grand-père gueule de charbon est aux commandes et me regarde par la fenêtre. Le chef de gare arpente le quai et tape du pied dans le silence pesant d’avant le départ puis porte son sifflet en bouche. Mon cœur s’affole et dégringole me laissant évadé improbable ; le temps se cloue à la porte automatique du wagon qui s’ouvre d’un soupir las.

C’est un train, un train vert et gris, un Corail long sans fin, un train qui veut m’arracher d’ici pour me conduire là où je ne serai plus. La main qui jusqu’alors me retenait se détend et lâche sèchement comme pour me donner l’autorisation de m’envoler. Je frissonne. Fébrile, je saisis ma petite valise et reçois de la main un baiser mouillé sur la joue, un baiser venu de haut, trop haut. Grand-père attise le feu de la machine et le charbon dans le foyer déploie les flammes de l’enfer. Il pleuvra toujours. Je ne serai plus jamais petit.

Illustration : © Clarence H. White

Texte initialement publié sur le blog Les confins d'André Rougier pour les vases communicants de décembre 2012.
  • 12.1.13