La dernière des Mohicans

C’était après un cycle, planqué sous l’autre, le grand. Un cycle et elle revenait lui taper les tempes, lui rappeler qu’on ne se débarrasse pas d’elle comme ça. Qu’elle est fourbe et maligne, vivante douleur qui fait naître l’espoir quand elle se tarit et ravive les humeurs maussades à chaque martèlement.

Le retour de souffrance faisait l’objet d’une discussion dans la cuisine autour de la table en formica rouge. Maman réinventait le « C’est pas possible. Encore ? » par un « Mon Dieu, elle ne va pas te lâcher ! » tandis que ma tante, coudes plantés dans le rouge et mains suturées à ses tempes, hochait la tête comme un culbuto. Le temps de la complainte pouvait commencer. Les paroles qu’on voulait me dissimuler – la douleur n’est pas pour les jeunes. Les petits doivent rester dans l’ignorance du mal des grands – se transformaient en murmures qui semblaient atténuer la douleur mais taraudaient ma curiosité et mon inquiétude. Maman compatissait, Tatie geignait. Et il en allait ainsi pour toute la journée.

Les remèdes étaient maintes fois passés en revue. Des plus doux et inefficaces au plus farfelus et violents. Il fallait à tout prix faire taire la bête qui pressurisait la tête à Tatie. Lui décollait les mains du front pour qu’elle puisse voir, manger, boire, se gratter le nez… Que sais-je encore ?  « Vivre tout simplement » rétorquait Maman face à l’abattement de sa sœur. Et dans un râle de bête blessée, Tatie se tapait doucement la tête sur le formica rouge comme pour exhorter le mal à sortir par sa bouche.

La nuit venue, Tatie retournait chez elle, la migraine désormais boulonnée au corps. Pour le trajet afin qu’elle ne paraisse folle vagabonde dans le quartier, Maman lui nouait un linge mouillé sur la tête : un bandeau qui lui écrasait le front et l’occiput et faisait ressortir des lames de peaux gonflées par la douleur. Les mains ainsi libérées, Tatie pouvait cheminer jusqu’à chez elle, des soupirs malingres en cadencement et l’allure veule de la dernière des Mohicans.


  • 23.6.13

Des rutabagas et des topinambours

Des rutabagas et des topinambours. Voilà ce qu’on avait. C’est tout. Alors, ne viens pas pleurer avec tes petits caprices d’enfant gâté. Mange et tais-toi. Tu sais, pendant la guerre, ta mère et moi, nous, on avait matière à se plaindre. Nos parents rationnés faisaient ce qu’ils pouvaient. Et ils ne pouvaient pas grand-chose. C’était comme ça et puis voilà. 

Tu veux encore du chocolat ! Et gnagnagna, et gnagnagna. Au lait qui plus est ! Pauvre petit riche va ! Bon sang, sais-tu au moins que du chocolat, en 40, y en avait quasiment pas. En tout cas, moi, je n’en ai pas mangé beaucoup à ton âge. Quelques carreaux tout au plus et pas du meilleur. De celui qu’on trouvait au marché noir, quand les boches fermaient les yeux et qu’on pouvait soudoyer quelque vichyste plein aux as. Et ce n’était pas par tablette entière avec des images à l’intérieur comme aujourd’hui ; non, juste une misérable bille vaguement enveloppée dans du papier alu.

Toi et ton chocolat ! Non mais je te jure ! Des rutabagas et des topinambours. Tu ne peux pas comprendre ce que c’est que de manger ces saloperies de légumes fades tous les jours, pendant des mois, des années. Des soupes qu’elle en faisait ma mère, de grosses soupes dans une grande cocotte qu’elle mettait sur le feu chaque matin. Nous en avions pour perpète à bouffer ces gros navets et ces sales tubercules. Et si on la ramenait de trop, c’était le martinet qui nous attendait en guise de dessert !

Alors arrête ta misère ! Mange ta cervelle d’agneau et tes épinards et si tu finis tout, tranche de pain comprise, tu auras peut-être un carreau de chocolat, du mien, celui de ton bon vieux père : le meilleur, cent pour cent noir !
  • 16.6.13

Autour des bacchantes

Près du feu, assis sur une vieille chaise en paille, Louis, nerveux, toilette ses longues moustaches blanches. Il humecte le bout de ses doigts par des va-et-vient pointés sur sa langue, puis l’index et le majeur joints en bonne pince à friser s’attachent à relever fières l’extrémité de ses bacchantes. Dès que l’onguent naturel s’estompe, il replonge ses doigts en bouche et recommence en déglutissant, avec grand bruit de gorge, la salive générée par excès.

Marie tourne le dos à Louis et s’affaire à récurer un vieux fait-tout. Elle vient de lever le sujet et l’ambiance dans la cuisine s’en ressent. Juste quelques mots bien choisis. Une question bien amenée comme elle sait très bien en construire. Mais à peine a-t-elle évoqué la chose qu’elle sent derrière elle poindre le tic pileux et soigné de son mari et sait que cela annonce du sérieux, que le moment de tendu va crescendo devenir grave.

Et quoi de plus ergotant, quoi de plus anxiogène pour le papé, quoi de plus lissant de moustaches que de parler d’argent. Rien. Dès que Marie parle d’acheter ou d’envisager la probabilité d’une éventualité toute lointaine d’acquérir une menue chose, Louis lui rétorque : « Tu parles toujours d’acheter, jamais de vendre ». Et ce dans un patois hurlant qui ne laisse guère de place à une quelconque répartie. 

Mais il faut bien de temps à autre dépenser un peu de cet argent, même si celui-ci n’est pas légion. Alors avec patience et finesse, mais aussi avec la peur qui durant de longs jours la tenaille, elle attend le dernier moment pour parler des dépenses nécessaires au ménage : pour une babiole oubliée lors des courses au marché dominical ou plus ténu pour un achat conséquent suite à l’usure, somme toute normale, des choses.

Et c’est bien lors de ces jours nécessaires de « grands » achats que le bât blesse.

Louis tout occupé à se friser les moustaches ne décroche pas un mot. Marie n’ose réitérer la question et tourne le fait-tout dans tous les sens en cherchant une issue. Elle passe en revue la rouille sur les bords, les cabosses à son cul, les anses en vieux bakélite ébréchées et s’empègue sur le mal qu’elle a à ravoir le fond piqué du gris de la brosse métallique avec laquelle elle l’a tant frotté… 

Ses mains s’agitent pour redorer le fait-tout pour lui faire oublier qu’elle pourrait, si son époux daignait à le lui consentir, s’en offrir un neuf, un moderne avec un couvercle en plexiglas qui permet de surveiller la cuisson. Elle s’oublie dans sa torpeur jusqu’à ce que Louis, dans sa grande mansuétude, termine sa toilette de félin et lui lance avec la fierté des pingres qui serrent leur budget jusqu’à l’étouffement : « N’en parlons plus ! J’irai t’en dégoter un nouveau au prochain vide-grenier ! ».

  • 9.6.13

#VasesCommunicants @BoutonnierJ

Jour de vases communicants. J'accueille aujourd'hui Julien Boutonnier qui sévit notamment sur le blog peut(-)être. A découvrir son beau texte à partir de la photo que je lui ai envoyée. Il a fait de même et vous pouvez lire mon texte ici.
La liste des autres échanges cuvée juin 2013 sont disponibles sur le blog dédié.


Si je devais considérer cette photo que m’a proposé Christophe Sanchez comme la seule photo existante de ma grand-mère, sachant qu’elle n’y apparaît pas, et que, soumis à une obscure contrainte incontournable, je devais présenter ma grand-mère à l’aide de cette photo, je dirais qu’elle ressemblait plutôt, physiquement, à la dame du milieu. 
Elle était petite en effet, ma grand-mère, quoique beaucoup plus forte que celle représentée ci-dessus. Comme elle, elle avait de petits yeux un peu trop près l’un de l’autre. Son nez s’évasait plus fortement de part et d’autre d’une arête sans relief et finissait par deux énormes narines dans lesquelles son index distrait trifouillait joyeusement. Elle avait une mâchoire plus carrée, un menton moins projeté, cependant la forme de son visage, quoi que plus large, se rapprochait assez de celui de l’autre. Comme elle, elle pouvait avoir ce regard vacant, canin, idiot, sur lequel le monde semble glisser comme des spaghettis sur une fourchette ; je lui ai connu notamment, ce regard, lorsqu’en fin de repas l’appel de la sieste se faisait impérieux et que, à court de sujets de discussion, ou bien par une entente tacite, elle et son mari observaient un silence au cours duquel ils semblaient tous deux parfaitement creux, réunis, heureux. On s’ébrouait ensuite, sans mot dire, on débarrassait, on lavait la vaisselle, on balayait. Et puis de lourds ronflements conjugaux envahissaient la maison. 
Si je devais m’attacher maintenant à décrire son allure, je porterais mon attention sur cette dame colossale qui, toutes dents dehors, main prédatrice crispée sur une proie imaginaire, manifeste une volonté plus encline à tordre les cous qu’à distribuer les caresses. Ma grand-mère ne montrait pas de telles dispositions agressives, elle était d’un caractère pacifique, mais elle avait en commun avec la harpie de donner cette impression de lourdeur. Assise, elle se faisait massive. Son corps tout en largeur se densifiait, débordait les dimensions de la chaise, semblait peser infiniment. Et dans ce monument de chair on se demandait par quel orgue d’église la vie pouvait encore jouer sa mélodie tant il semblait se fondre dans l’impassible et minérale éternité des effigies égyptiennes.
Quand je regarde la troisième dame, à senestre de la première, j’éprouve des difficultés à reconnaître ma grand-mère. Ce visage où saillent les os du crâne comme une prémonition de la Blême, ce regard de biais, méfiant, scrutateur, cette bouche pincée, droite comme la ligne du pouls d’un mort sur un électrocardiogramme, ces traits anguleux qui jamais n’empruntent l’oblique tendresse d’une courbe féminine, n’ont absolument rien à voir avec elle. Mais avec sa vie, certainement. Pour peu que nous lui attribuions une fonction allégorique, la troisième dame pourrait représenter les vicissitudes d’une existence qui traversa de part en part le XXème siècle. Rien n’y manque : enfance paysanne perturbée par la première guerre mondiale, déménagement à la ville, emploi ouvrier dans les usines de textile, mariage dans les années trente, départ du mari à la guerre en 39 durant la première grossesse (une fille), séparation de cinq ans (mon grand-père fut prisonnier jusqu’à la fin du conflit), retrouvailles difficiles avec cet homme traumatisé qu’elle ne reconnaît plus, deuxième enfant (une fille encore) pour fonder le couple à nouveau, vie laborieuse pour joindre les deux bouts et puis mort de la cadette (ma mère), d’un cancer du sein, à quarante ans, et puis mort du mari, et puis les années de solitude et puis les derniers jours à la maison de retraite. Rien d’extraordinaire. Juste la vie qui passe, juste la sale gueule de la troisième dame.
A bien regarder la photo, après réflexion, celle qui me fait le plus penser à ma grand-mère, c’est finalement cette jeune fille à l’arrière plan. Sa frimousse, son sourire malicieux, m’évoquent son rire franc, son entrain et sa fraîcheur. Ma grand-mère avait un appétit de vivre que jamais je n’ai vu démenti, qui forçait l’admiration et emportait l’adhésion, à tel point qu’à la maison de retraite où elle vécut quelques années jusqu’à ses 94 ans, fort populaire auprès des filles qui s’occupaient d’elle, on l’appelait Mamie Soleil. 
Moi je l’appelais mamie tout court, privilège des proches de l’astre. 

Texte : Julien Boutonnier
Illustration : Lisette Model

  • 7.6.13