Je décroche

7.11.15

Elle m’appelle. Une sonnerie, deux sonneries. Je ne sais pas si je peux répondre. Je ne sais pas si je veux répondre. J’hésite, mets le téléphone en mode silencieux. Je fais comme si l’appel n’existait pas. Dans son oreille, ça continue à sonner, plus dans la mienne. Reste l’identification sur l’écran qui clignote, le bouton vert qui m’exhorte à décrocher. Et je décroche mais pas le téléphone. D’ailleurs on ne décroche plus un téléphone, on le touche, on l’effleure, on glisse son doigt mais on ne décroche plus. Et là maintenant,  l’appel ne me touche pas, rien ne m’effleure. Alors je glisse dans la torpeur.

A l’autre bout du fil, j’imagine la tension dans sa bouche, ses oreilles qui bourdonnent. Je pense aux mots, toujours les mêmes mots qui surgissent du combiné. J’entends sa voix molle rebondir dans les travées qui nous séparent. Elle aime à me demander si je suis mort, parce que, tout de même, depuis tout ce temps que tu n’as pas appelé, depuis tout ce temps où tu me délaisses, moi, seule, loin, perdue, triste et malheureuse ! Je lui réponds cynique que, non, je ne suis pas mort puisque je te parle. Elle sourit, elle pouffe, elle ahane souffreteuse du cœur et ses dents blanches bien alignées collent à ses lèvres tordues un rictus nerveux qu’elle veut complaisant. Sa litanie en fange me fait mourir à chaque décroché. 

Les mots de la mort enfouis dans nos retenues, l’appel file court d’une conversation blanche à une discussion pauvre, d’un verbiage indigent sur le quotidien au temps qu’il fait aujourd’hui et qu’il fera demain, sur le soleil, le vent et la pluie, - il n’y a plus de saisons, ma pauvre dame -, de la santé des enfants jeunes, beaux, chauds et bien portants à ses rhumatismes qui la tuent et qu’il faut soigner par de grands aplats de froid – la masse lourde et aphasique des mots glacés dans nos voix. Pour finir, à court d’envie, gênée aux emmanchures de l’amour, elle remet sur les ondes l’absence et jappe au loup que je suis, qui ne dit rien de plus que ce qu’elle propose. Elle pense entre deux mots ronds et formatés que c’est moi qui suis austère et distant. Elle sait qu’elle me dérange, qu’elle ferait mieux d’écourter, de vite raccrocher, de glisser le doigt et l’oeil ailleurs, d’effleurer d’autres âmes que celle de son fils. 

Et je décroche mais pas le téléphone. Je glisse, je fuis. Elle ne me caresse plus. Je décroche mon regard de la photo affichée sur la petite dalle brillante. Elle est belle, maman. Je jette le téléphone sur le canapé, il rebondit et se pose face écran. Il vibre encore trente secondes puis se tait.

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