Un trou béant

9.12.15

Il est vingt heures trente. Comme tous les soirs, maman s’active dans la cuisine. Papa somnole devant la télévision. Je suis entre les deux. C’est à dire dans le couloir en compagnie de mon neveu. Bastien est mon neveu mais je ne suis pas son oncle. Il ne m’appelle pas Tonton, il ne m'appelle pas de toute façon. Il faut dire que seules trois petites années nous séparent si bien que beaucoup nous prennent pour des cousins. 
Nous sommes le vingt-quatre décembre et nous voilà joyeux minots à se réjouir de l’arrivée du père Noël. Il fait froid dans ce grand couloir. Le sol carrelé de noir et de blanc est glacial. Déjà une demi-heure que nous traînaillons à plat ventre sous le grand sapin vert, avec comme seules protections nos pyjamas molletonnés. Nous lézardons entre les carreaux de céramiques à la recherche d’un indice à cette incroyable histoire du passage du père noël, chaque année, chaque hiver, dans chaque maisonnée. Des milliards de maisonnées.
Il est convenu qu’avec une cheminée aussi encombrée de braises et de flammes, le vieux à la barbe blanche ne peut passer par son conduit. Nous avons également très vite écarté le grenier. L’accès est beaucoup trop étroit pour la corpulence du bonhomme. Les volets sont fermés, la porte d’entrée verrouillée. Mais par où va-t-il passer ?
Une seule possibilité : le sol. Bastien m’explique. Sa théorie est précise et étayée. Le père Noël n’est pas ce grand gaillard pansu et solide comme la croyance nous l’impose. Au supermarché, c’est bien connu, il s’agit de faux barbus, ce sont des acteurs m’explique-t-il. J'accepte volontiers cette thèse car j’ai déjà repéré deux pères Noël dans la galerie marchande du « Mammouth ». En fait, il est tout petit, ajoute Bastien. C’est un lilliputien. Comme les nains de blanche-neige ? Encore plus petit ! Il est minuscule ! Mon neveu appuie ses doigts sur le sol, l’index et le pouce serrés mimant la petitesse du barbu. La démonstration du petit gars de cinq ans s’emballe. Les explications deviennent abracadabrantesques. Ainsi réduit, le père Noël surgirait de la terre et non du ciel. Point de rennes, ni de traîneau, pas plus que de clochettes ou de bonnet rouge. A minuit précises, tel une taupe, il pousserait la terre de ses deux petits poings, se glisserait entre les jointures du carrelage pour pointer son nez pile poil sous le sapin. Par la force de l’arbre solennel, une puissance fantastique le ferait grandir instantanément en dévoilant dans le même temps sa hotte remplie de cadeaux.

Maman sort de la cuisine. Toujours étendus sur le sol, les coudes plantés soutenant nos têtes pensives, nous scrutons les rainures entre les carreaux. Ce n’est pas possible. J’interpelle ma mère et lui raconte l’histoire de Bastien. La petitesse de ce personnage si fantasmé me remplit de désarroi. Je ne peux pas croire à cette mascarade. Maman sourit puis nous ordonne de nous lever. Nous gagnons sagement nos chambres. Sans dire un mot et d’un clin d’œil complice, Bastien et moi décidons de veiller toute la nuit à l’affût de la transformation du père Noël. Nos portes respectives entrebâillées, nous patientons.

Je suis le benjamin de la famille. Dix-sept ans me séparent de ma sœur aînée et quatorze de ma sœur cadette. Je suis donc le dernier de la fratrie à croire encore au père Noël. Charmant mensonge qui parcourt les siècles et que tout parent s’astreint à maintenir le plus tard possible, même pour les enfants comme moi survenus trop tard et par erreur.

Maman a rejoint papa dans le salon. Elle le réveille sans ménagement. Je l’entends grogner depuis l’embrasure de ma porte. Je me tiens accroupi, les mains au sol et les yeux emplis de sommeil. Malgré la fatigue, je surveille. Par chance, ma chambre donne directement sur le grand couloir au fond duquel trône le sapin. C’est là que le mini-barbu va jaillir de terre et la métamorphose magistrale s’opérer.
La maison s’endort. Posté dans la chambre d’à côté et après m’avoir soutenu dans cette aventure par quelques chuchotements excités, Bastien s’est endormi derrière sa porte. Déjà deux heures que je fixe les guirlandes clignotantes, seules lumières persistantes dans le couloir sombre. Les petites lampes scintillent dans une cadence parfaite et éclairent les trois premières rangées de carreaux noirs et blancs. Je suis aux premières loges pour le spectacle. Maintenant allongé, ma tête repose sur le sol dur et les ronflements de papa à l’étage me bercent lentement. Les illuminations du beau sapin se brouillent, s’estompent et finissent par disparaître. Je m’endors.

Un grand fracas me fait sursauter. La lumière du couloir se répand sur le seuil de ma chambre dans une couleur blanchâtre aveuglante. Il fait déjà jour. J’ouvre péniblement les yeux tandis que ma mère pousse brutalement la porte de ma chambre qui vient heurter mes genoux repliés. Elle me découvre avec stupeur, me prend par le bras et me remet dans mon lit. Tout est allé très vite. Je n’ai pas eu le temps de jeter un œil vers le sapin. Les bruits continuent. Le ballet monotone et ordinaire du matin.
J’entends les pas lourds de papa dans l’escalier, la machine à café qui siffle puis le tintement des petites cuillères dans les tasses. Impossible de me rendormir sans savoir. Il faut que je voie si le pied du sapin s’est garni de cadeaux. Et surtout si le sol garde des stigmates de la percée du mini-barbu. Maman va et vient dans le couloir, s’affaire aux préparatifs du repas de midi. Je ne peux plus me glisser hors de mon lit pour lorgner à la porte. A coup sûr, elle m’entendrait et me flanquerait une correction.
Je ferme les yeux et j’imagine. Peut-être Papa va-t-il, après son petit-déjeuner, combler le trou béant que le père Noël a percé de ses mains ? Il sera alors trop tard pour vérifier les dires de Bastien. Je me trouverais une fois de plus sans explication plausible. J’aurais beau posé la question, je n’obtiendrais aucune réponse tangible, comme d’habitude. Je me ravise. Mon neveu m’a expliqué. Il est minuscule, c’est un lilliputien. La trouée doit être imperceptible à l’œil nu. Malgré mes cogitations, je finis par me rendormir et me mets à rêver.

Tout petit, microscopique. Une percée, une déchirure, un éclat qui surgit. Puis, je grandis. Trop vite. Personne ne me voit. Un accident, une perforation. Je suis tout petit et je perce. Est-ce que j’existe ?

Mon rêve est étrange. Je me confonds avec le mini-barbu. Je suis chahuté et ballotté de toutes parts dans une curieuse cavité sombre. Je tente de percer. J’essaye de m’extraire, d’émerger de ce cauchemar. Comme dans l’histoire de Bastien, je suis tout petit. Lilliputien. Comme dans son récit, je pousse avec force une terre pourtant meuble. Mais en vain. Silencieux, je m’époumone et manque de m’étouffer avec une ficelle molle. Paradoxe, quand le roulis cesse de me donner des haut-le-cœur, l’endroit est doux, chaud et accueillant. Il y règne une température idéale. Ce cocon, solution pourtant marécageuse, m’emplit de sérénité. Prisonnier mais à l’abri, je me plais à barboter. Pourtant, je le sais, il faut que je sorte. Sortir et grandir reste fatal.

La voix grave et forte de mon père me réveille en sursaut et m’extirpe avec douleur de ce rêve troublant. Dans mes draps froissés, encore enveloppé dans ma nuit agitée, je suis en nage et ne fais pas encore la différence entre réalité et chimère. La maison est désormais pleine de tous les invités. Les hautes paroles mêlées résonnent dans le salon comme un rappel à la vie. Aujourd’hui c’est Noël et ce beau monde se le souhaite bon et joyeux à grands renforts de phrases convenues. Je me lève péniblement encore sous l’emprise de cette captivité pesante. Les yeux voilés et les cheveux ébouriffés, je sors de ma torpeur par le grand couloir.
Au bout, le sapin. A son pied, une myriade de cadeaux a été déposée. Par qui, comment ? Sur le carrelage, comme je m’y attendais, aucune trace de la percée du mini-barbu. Le sol est propre. Les carreaux sont toujours alignés. Noir, blanc, Noir, blanc. Une parfaite symétrie. Le mystère demeure entier. Je soulève quelques paquets. Le grand rouge avec les étoiles d’or puis le petit bleu décoré d’une dizaine de mini-barbus stéréotypés. Sur le troisième, un de couleur jaune et de taille moyenne avec un ruban argenté, mon prénom y est inscrit dessus au feutre bleu. Je souris et le repose soigneusement prés de l’arbre majestueux.
Je reste un instant immobile devant ce parterre de présents. Bastien déboule comme une furie et se glisse sous le sapin. Il fait sauter un à un tous les cadeaux à la recherche des étiquettes portant son prénom. Surexcité, il accompagne ses découvertes d’onomatopées trop bruyantes pour moi. Encore englué dans mes nuées matinales, je préfère descendre au salon rejoindre ma famille endimanchée pour l’occasion. Tous se tiennent autour de la grande table de fête où sont rassemblés tous les mets de circonstance. Le foie gras côtoie les huîtres fraîchement ouvertes tandis que les vins blanc et rouge passent de mains en mains pour faire descendre les bouchées pantagruéliques de nos invités. L’assemblée m’accueille avec grand bruit. Mon oncle, ma tante, mon père, ma mère et ma sœur pris dans une allégresse convenue, m’interpellent tour à tour. « Et bien, il est midi ! Il était temps que tu te lèves ! ». Et les rires éclatent, leur humour de vieux stupides s’étale.
Je m’assieds sur le canapé le regard dans le vide, inhabité. Je reste perplexe devant ce spectacle bizarre. Les discussions d’adultes reprennent. Je n’y comprends rien. Autour de moi, un ballet incessant des verres me donne le vertige. Les plateaux de toasts me survolent. L’odeur du saumon mêlée à celle aigre du vin qui se répand dans leurs gosiers me donne envie de vomir. Tous semblent déjà m’avoir oublié.
Je me sens étranger à toute cette agitation. Mon cauchemar s’insinue encore entre mes neurones engourdis. Mon mètre quarante ne me permet pas de suivre les conversations. Je ne perçois qu’un brouhaha qui me survole, entrecoupé de léchages avides de babines et de fugitives déglutitions de picrate. Je m’ennuie et l’assemblée s’en moque.

Bastien nous rejoint en brandissant son cadeau comme un trophée. Sa joie tranche avec la mélancolie qui m’étreint. Petit diable bondissant, il se faufile entre les jambes des convives et déverse son allégresse à grands renforts de cris stridents. Ma sœur l’accueille dans ses bras pour partager son bonheur de recevoir. Le cadeau déjà déballé s’étale sous les yeux éberlués. Quel emportement pour un vulgaire teddy-bear ! Cette mise en scène théâtrale m’agace. Elle en fait trop et ça se voit.
Quelques baisers plus tard, Bastien retombe des bras de ma sœur. Il déambule encore un instant en agitant sa bête poilue à la taille des adultes arrogants. Chaque convive lui décoche un sourire de façade. Trop jeune, il ne perçoit par ce simulacre et finit par s’asseoir heureux à mes côtés sur le grand canapé. La peluche ventrue – superbe offrande d’un mini-barbu invisible – est désormais pressée sur son petit corps.
Alangui sur la tête de l’ours, Bastien recherche la lueur de Noël dans mon regard éteint. Je le sens, prés de moi, interrogatif sur cette apathie incongrue. Pour lui et seulement pour lui, je me redresse et remonte à l’étage pour ouvrir le paquet jaune, mon cadeau de Noël.
Dans l’escalier, l’angoisse de mon cauchemar me rattrape. Les questions qui me traversent depuis la veille au soir repassent dans ma tête. Qui est cet homme, ce mini-être censé surgir du sol et qu’on ne voit jamais ? Pourquoi personne ne prête attention à ce personnage fantastique ? Pourquoi ai-je la sensation d’être comme lui, un personnage invisible pris au piège d’une terre inconnue ?
Arrivé sur le palier, je suis à nouveau seul dans ce grand couloir couvert de noir et de blanc. Une crainte inexplicable s’empare de moi. Mes yeux se brouillent. Le sapin lumineux devient flou. Ma tête tourne. Des sueurs froides viennent paralyser mes jambes tandis que mes tempes gorgées de sang tambourinent d’effroi. J’avance péniblement pour me saisir de mon cadeau emprisonné dans son papier enrubanné d’or. Le noir, le blanc, le noir. Plus rien. Plus aucun cadeau au pied de l’arbre.
Le nez au sol, je viens de m’écrouler. Mon visage sur les carreaux froids, mes yeux sur les rainures qui les séparent, un trou béant ouvre le passage du mini-barbu. Tout au fond, un petit être nu relié à un cordon de chair. Des yeux globuleux, une peau fine et translucide, un corps frêle baigne dans une solution aqueuse agitée. Il se débat, tourne et retourne sur lui-même comme pour s’extraire de sa bulle carcérale. Je n’entends aucun bruit mais sa bouche entrouverte semble crier le désespoir. C’est certain, ce sont bien des hurlements à la vie, sourds à la réalité, inaudibles, vains.
Je me retourne brusquement. Allongé sur le dos, je respire profondément et m’extirpe de cette hébétude. Mon malaise n’aura duré que quelques secondes.

En bas, dans le salon, les rires continuent. J’entends ma mère déclamer une histoire. Une anecdote pour elle. Un évènement pour moi. Ces mots résonnent en moi comme une explication à mes nébuleuses. Je n’étais pas encore là. J’étais en elle, prisonnier de sa terre nourricière et, lorsqu’elle montait sur la table de la cuisine, j’étais encore en paix dans son cocon protecteur comme un cadeau pas encore déballé. Ce n’est que lorsqu’elle a sauté à pieds joints de la table pour choquer le sol que la tempête a fait rage. L’assemblée redouble d’hilarité. Maman a voulu écourter une grossesse non-désirée. L'histoire est cocasse. Une gestation qui finira par la force d’un arbre millénaire à me mettre au monde comme une ombre sur du carrelage à damiers.

J’aurais pu comme le mini-barbu ne jamais percer la terre, ne jamais voir le jour et rester ainsi un personnage invisible dont tout le monde parle sans jamais l’avoir vu. Un trou béant au pied d’un sapin.
Texte écrit en décembre 2009 et publié sur fut-il.net en plusieurs parties. Légèrement retouché et "amélioré" (http://www.fut-il.net/search/label/le%20mini-barbu)

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