La vigne belle

2.1.16

Elle est la dernière achetée avec les dernières économies. Idéalement située, aux abords du village,  la vigne belle surplombe le stade de rugby. Elle se fait promontoire les jours de match, les supporters s’installent sur le talus qui la borde et boivent des bières en criant aux joueurs leur joie et leurs coups de gueule. C’est la vigne belle, celle dont on est fier dans la famille car son terrain va prendre de la valeur. Même si un jour elle ne produit plus que de la piquette, on pourra la vendre cher à l’hectare, doubler la mise, faire la culbute. Comme les rugbymen, on a la gagne dans les gencives. On serre les dents pour l’entretenir toujours plus belle, plus verte de feuilles, plus rouge de grains, plus charnue de grappes grosses. 

Elle est la fierté de la famille. Nous fait propriétaires de la parcelle la plus enviée de la commune. On nous jalouse d’avoir une si telle terre si près du village, une terre promise à l’élévation de pavillons modernes avec des rues neuves, des réverbères solaires, du macadam noir et lisse. Ici se poseront un jour des familles aisées qui formeront un quartier chic aux abords du village. Ce seront des gens qui travaillent à la ville, des médecins, des avocats, des expert-comptables, des chefs d’entreprise, qui se seront installés ici, près du stade de rugby ; en hauteur, ils toiseront le village, les pouilleux, les gueux qui raclent encore aujourd’hui cette terre pour eux.

Mais voilà, les dernières économies sont toujours là sur la butte. La vigne belle n’a plus de feuilles, plus de ceps, plus de terre. Elle est envahie de ronces et de chiendents. Les rats pullulent, rongent les derniers raisins secs. La vigne belle est désolée et plus personne ne s’assied sur le talus pour regarder de jeunes gens courir après un ballon. Elle dégueule sa beauté morte jusque sur le chemin, elle est de broussailles et de vin piqué dans les caves. Aucun notable, aucun promoteur n’a eu envie de s’installer là, en haut du village. Le promontoire est un leurre. La vigne belle n’est jamais devenue le quartier bourgeois qui grandit le village. On a préféré installer autour de la vigne belle, autour du rêve de toute une famille, des bassins de lie où se décante le reste du vin, où se broient les résidus âpres de toutes les vignes belles et où, surtout, se répand l’odeur fétide de la décomposition d’un monde.

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