La couleur

28.8.16

C’est dans le geste intime, le plus insignifiant, que se révèle parfois l’intensité d’un instant. La moindre coquille couvre la raison ; affranchie du paraître, de l’œil clair s’ouvre une joie.

Lee n’y croit plus. Ce matin où le jour pose ses aplats sur le carreau, elle a converti une réalité en joie. La nuit dernière, elle a peint sans se souvenir d’avoir peint ; une fulgurance qui a surgi comme la lumière traverse le cristal. Les couleurs ont inondé la pièce, liées les unes aux autres par un lacis de souffle. Elles ont léché la toile qu’aucun geste de Lee n’a initiée, qu’aucune volonté n’a pénétrée. Des mains ont troublé la peinture et un pinceau libre a créé dans l’huile une réalité, entre la chair et la vie. Libérée de la vanité, Lee sait qu’elle a créé une joie. Et aujourd’hui, dans sa cuisine, rien ne lui paraît plus improbable que cette lueur qui claque les vitres. Chaque objet que la clarté pénètre tait le mensonge, aucune couleur animée par le soleil ne peut lutter avec celle qui a coulé la veille, par une nuit noire parcourue d’éclats. Fixées par l’unicité du mélange, les couleurs ont engendré La couleur, joie qu’elle ne retrouvera plus jamais – à moins que, ce matin, son œil surpris trouve la faille et efface la raison.

(Lee Krassner 1908 – 1984 (n.d.). Robert Frank. Gelatin silver print)

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