La montre oignon

Il avait une montre. Pas une montre avec un bracelet, banale, avec son ornement en cuir ou en métal ; pas une montre ordinaire, pas de celles qu’on met au poignet tous les jours – comme tout le monde. Non, il avait une montre dans sa poche. Une montre qu’il nommait « montre oignon ».

Cet objet insolite agitait des questions stupides. Comment avait-on pu marier une montre et un oignon pour en faire un seul et même objet ? Ou bien était-ce une variété de plante potagère ? Parce que, finalement, de quelle espèce était cette montre oignon ? Où la trouvait-on ? Chez l’horloger ou le primeur? Une primeur de son temps à lui à laquelle je ne comprenais rien, une fraîcheur de la vie aujourd’hui disparue, une montre oignon qu’il cueillait au petit matin avec la rosée qui perle sur la trotteuse ? L’objet – parce qu’il s’agissait bien d’un objet, je le voyais bien, même si le doute n’arrêtait pas de tourner ses aiguilles dans ma tête – faisait onduler les heures sur son cadran en oignon, à grands coups de tics et de tacs dérobés sous un bulbe de verre.

Bien entendu, en grandissant, j’ai compris ce qu’était une montre oignon, autrement appelée montre à gousset. Mais mon grand-père ne m’en a jamais rien dit, soutenant le mystère avec malice, allant même jusqu’à me faire croire que dans son jardin il cultivait bien des plants de montres oignons, qu’il en faisait des récoltes abondantes, de quoi assurer la pérennité de sa petite exploitation pour des générations et des générations – une descendance qui, grâce à cette culture, pourrait gaspiller oignons et temps comme bon lui semblerait, pour des siècles et des siècles. Il faut dire qu’elle a traversé le temps, cette montre. Symbole à elle seule du patriarcat de mon aïeul. Logée dans son bleu de travail, suspendue à une chaînette en argent dépassant de sa ceinture, il prenait un malin plaisir à la sortir à toute occasion en la serrant entre ses doigts crochus. Goguenard, il traçait sur ses joues des larmes chaudes en me souriant largement, comme si la pelure du temps le faisait pleurer malgré lui.

Bien plus tard, une fois que grand-père ne fut plus du monde des oignons comme de celui des hommes, je l’ai retrouvée dans l’armoire normande entre deux piles de gros draps brodés à ses initiales. Les aiguilles arrêtées indiquaient l’heure habituelle de sa sieste. Ce jour-là, j’ai senti que la montre-oignon m’irritait les yeux. Je l’ai saisie avec précaution avec le pouce et l’index. Je l’ai tournée, pile, face, ai épluché quelques souvenirs, cligné des paupières pour rafraîchir la brûlure, puis je l’ai reposée entre les draps avec un peu de mon eau pour qu’il en pousse d’autres. 

Texte initialement publié sur le blog de Françoise Renaud lors des vases communicants de mai 2016
  • 27.9.16

#LesGens - Semaine 25 -

Reprise ici, le lundi, des posts Facebook #LesGens de la semaine écoulée : traversée entre les gens, leur lieu, leur instant. Un regard forcément biaisé sur eux et ce qu'ils dégagent parce que c'est écrit et que ça passe par la tête avant d'arriver aux doigts. Ce n'est pas la réalité mais ça pourrait lui ressembler.
Semaine 25 : La petite honte du monsieur maladroit, l'ombre d'Alfred sur la baie, un jeune à casquette très classe, les voisins amoureux qui font pschitt et des groupes individuels au musée.


















  • 26.9.16

#LesGens - Semaine 24 -

Reprise ici, le lundi, des posts Facebook #LesGens de la semaine écoulée : traversée entre les gens, leur lieu, leur instant. Un regard forcément biaisé sur eux et ce qu'ils dégagent parce que c'est écrit et que ça passe par la tête avant d'arriver aux doigts. Ce n'est pas la réalité mais ça pourrait lui ressembler.
Semaine 24 : Dernier passage de l'homme au tracteur, Mamie veut des câlins, deux beaux geeks, l'homme triste fait ce qu'il peut et la femme blanche taille le trottoir.

Et cette semaine un bonus offert par Sylvie Pollastri qui a relevé le défi de continuer le texte de vendredi dernier sur "l'homme triste". 




















(J'ai fait ce qu'il fallait, pourtant. J'ai pris la vie à bras-le-corps sans rechigner à la tâche. J'ai étudié puis travaillé. J'ai obtenu au fil des années un bon salaire, enfin suffisamment bon pour me permettre de nourrir ma famille et nous octroyer quelques plaisirs de temps à autre. J'ai un peu épargné aussi, des sous de côté pour les enfants. J'ai fait ce qu'il fallait. Je n'ai pas pensé qu'à moi.
Le week-end, j'ai emmené les enfants au foot, à la danse, au cours d'équitation, pour la culture au musée et au cinéma, voir quelques pièces de théâtre aussi, surtout celles qui les font rire. Parce que j'ai fait ce qu'il fallait pour que tout le monde rie, soit heureux. J'ai aimé ma femme, le lui ai dit, le lui ai prouvé. J'ai fait ce qu'il fallait. Elle sait que je l'aime, même encore aujourd'hui. On forme un beau couple, tous nos amis le disent et nous envient. Je suis sûr qu'elle m'aime aussi. J'ai fait ce qu'il fallait.

J'ai fait ce qu'il fallait : c'est ce que me dit le regard de cet homme triste, ce midi à la brasserie, un homme aux yeux perdus assis seul à sa table devant une cuisse de poulet rôti et quelques frites.)

Pourtant, le sol se dérobe sous mes pas. Le poids de ma vie d’homme, son luxe modeste, ses choix comme tout le monde, sa beauté comme il faut quand nous marchons, sa main à elle dans la mienne, les enfants encore sages devant, avec nos tenues de détente, dans les allées du parc. Peut-être une boisson gazeuse. Oui une glace, mais à l’eau ! Le repas nous attend chez la belle-famille. Pourquoi ?
Pour quoi ? J’ai fait ce qu’il fallait et je sens une fêlure, une presque faille, comme la peau craquelée du poulet dans l’assiette et ses frites qui, refroidissant, deviennent molles. Je suis mou. Voilà. Un avant-gouffre.

L’homme triste vient de repousser son assiette. Non, d’un mouvement rapide et silencieux il éloigne son torse de la table, brusquement raide et droit. J’ai l’impression qu’il va soudain se lever, payer directement à la caisse et ainsi disparaître.

Suis-je rassasié ? Ai-je trop mangé de cette vie moyenne, cadrée, avec sa tranche d’imposition ni trop ni pas assez, son PEL et son assurance-vie ? Tant d’autres choses à faire, à épargner, à préserver. Les tiens. J’ai l’impression d’agiter cette petite boule de verre avec toute ma vie dedans sur laquelle tombe une neige factice, tandis que je repose le globe, un peu lourd soudain, sur la table.
J’ai fait ce qu’il fallait, pourtant. Et je ne crois plus en cet homme.

Je le vois détourner son regard du miroir qui tapisse un côté du mur de la brasserie. Pourquoi avoir choisi une cuisse de poulet rôti ? Les frites deviennent trop molles en refroidissant. Je me lève. J’ai encore cette raideur soudaine dans le haut du corps.

Sylvie Pollastri


  • 19.9.16

Réalité crue

Loin des appeaux du monde, couchée dans un coin de la tête, à remâcher l’enfance dans une pogne de daron, une réalité affleure gonflée de la surprise de toucher l'impalpable. Ce qui ronge, ce qui démet est là planté, hologramme vivant de ce qui ne peut être représenté.  Devant des yeux sans paupières, écarquillés jusqu’au saignement des sens, une vérité s’émeut, passe entre les interstices d’une vie frelatée, éclaire d’une lumière sans ombre les angles morts. Elle est crue, manifestation chimique de petites peurs agglutinées, délire d’insomniaque ou apparition d’une folie séculaire qui touche les hommes qui osent épier leur vertige. Elle danse, farouche et insaisissable, dépeint le monde qu’aucun mot ne touche. Brute et vierge de toute pensée, de toute vertu, de toute morale, elle disparaît aussi vite qu’elle est apparue ; floue et vaporeuse, elle est rattrapée par la cabale des visibles, noyée dans les apparats d’une existence qui ne se laisse pas éprouver. Elle est bue comme un leurre de plus, un subterfuge des peaux qui se frottent, comme les silex donnent le feu, alors qu’elle est l’oracle originel, la vie telle qu’elle devrait être vue. 
  • 18.9.16

#LesGens - Semaine 23 -

Reprise ici, le lundi, des posts Facebook #LesGens de la semaine écoulée : traversée entre les gens, leur lieu, leur instant. Un regard forcément biaisé sur eux et ce qu'ils dégagent parce que c'est écrit et que ça passe par la tête avant d'arriver aux doigts. Ce n'est pas la réalité mais ça pourrait lui ressembler.
Semaine 23 : Le voisin est de retour, la nouvelle voiture a chaud, le retour de l'énigme du panonceau, les gens roses et bleus, le petit garçon endimanché et la plage à têtes grises.



















  • 12.9.16

Le lit bateau - extrait de #RatsTaupiers

Mon antre, ma vie dans une pièce de dix mètres carrés. Dans son ventre, un bouillon, des sempiternelles questions déclinées au pas des saisons, des âges, des joies et des infortunes : ma chambre. Une chambre banale d’adolescent à ceci près que tout était vieux dans cette pièce. De l’armoire au lit, de la tablette de nuit à la commode. Du vieux bois vermoulu, des meubles si vieux que personne ne pouvait les dater. Ils étaient là posés dans la maison, dans cette pièce depuis toujours. Flanquée sur le mur de droite, trônait la grande Normande au miroir biseauté et travaillée de la moulure comme je l’étais parfois de la tête. Sur les flancs, le haut, le bas, le tiroir et les étagères, partout, des arabesques biscornues creusaient dans son lard. Ornement ésotérique qui m’agaçait quand je voulais m’examiner dans son miroir buriné. Nids à poussières que ces contorsions, j’y glissais parfois mes doigts rêveurs pour tenter de découvrir au toucher de ces courbes une quelconque beauté, un éclat que je n’ai jamais trouvé. Sur le mur opposé, le lit se réfléchissait, un meuble du même acabit, un vieux lit bateau, deux longs pans de bois, à sa tête et à son pied :une sorte de conque rehaussée par un épais matelas posé sur un autre matelas encore plus épais qui servait de sommier. Et des ressorts, partout des ressorts dans ce pieu flottant, si bien que l’impression de naviguer en eaux troubles en était renforcée. Les rebondissements excessifs qu’il occasionnait me donnaient la nausée, certainement le mal du lit-bateau. Très vite, il était devenu trop petit, mes pieds touchaient le bas de la conque empêchant les étirements matinaux et obligeant un repli sur moi-même. Recroquevillé en chien de fusil, je régressais et, tapies entre mes jambes, mes mains moites peinaient à stabiliser les remous du matelas. Il était le théâtre branlant de mes naufrages, de la versatile crise d’adolescence aux prémices du mensonge puis de la raison, mais aussi de tous les abordages, succès d’estime, émois liminaires et premiers bonheurs initiatiques. C’est dans son creux instable que finalement, j’avais construit une partie de ma vie.

Alors quand est arrivé le moment de déménager la maison, les vieux meubles sont partis. Pour la première et dernière fois, ils ont changé de lieu. J’ai croisé la Normande et ses vilaines excroissances. En pièces détachées, elle a rejoint le camion du brocanteur. Mais le lit avec ses remous de l’enfance est resté, impossible de m’en séparer. J’ai démonté avec soin les pans coincés par des boulons rouillés puis j’ai dépoussiéré les matelas et, enfin, une fois contrôlé que les ressorts couinaient encore, je l’ai installé dans une jolie chambre de dix mètres carrés, plaqué contre le mur de gauche. Et pendant quelques années encore, mon fils a dormi dans mon vieux lit-bateau. Comme son père. Comme son grand-père.

Pages 138/139 de "Rats taupiers" paru en juin 2016 aux éditions des vanneaux http://bit.ly/ratstaupiers_vanneaux
  • 10.9.16

#LesGens - Semaine 22 -

Reprise ici, le lundi, des posts Facebook #LesGens de la semaine écoulée : traversée entre les gens, leur lieu, leur instant. Un regard forcément biaisé sur eux et ce qu'ils dégagent parce que c'est écrit et que ça passe par la tête avant d'arriver aux doigts. Ce n'est pas la réalité mais ça pourrait lui ressembler.
Semaine 22 : Un caillou dans la chaussure des petits vieux, la salope est partie, l'homme au casque est inerte, une dame est en roue libre et une autre à dix heures trente est pétante.
















  • 5.9.16

La tache sur la jupe

La vision se trouble quand trop de carrefours se proposent au noeud de la route. Les virages qu’on monte en épingle, entre lesquels des buissons tapissent l’ombre, ne sont que pièges d’épines, nids de ronces à saigner – taches immortelles. 

Elma ne voulait plus faire le chemin. La pente était trop raide. Ils s’étaient enfuis depuis des jours, des mois, peut-être des années. Elle ne savait plus. Le temps était comprimé, sans dates auxquelles se raccrocher, depuis que l’exil était devenu leur vie. Avec elle, près d’elle, sa tante Maria et son neveu Felipe. Tous les trois, seuls et vides, marchaient sur cette route battue d’éternels départs.
Fuir ensemble : c’est ce que tante Maria dit après les évènements et qu’elle ne cessait de répéter depuis lors. Notre seul espoir de résister est la fuite. Felipe avait baissé les yeux – jamais il ne discutait les paroles de sa mère. Elma, elle, ne voulait pas partir. Elle ne voulait pas quitter sa mère comme ça, en laissant tout derrière elle. Elle réfutait chaque point avancé par Maria. Le conflit, bien sûr, la peur, les hordes de mercenaires armés, les exécutions sommaires de soldats, la tache de sang sur la jupe et la mort évidemment qui suçait leurs murs chauds comme un lézard.
Et puis, de toute façon, et c’était finalement le seul argument recevable, tante Maria n’était pas sa mère et elle n’avait pas à lui donner d’ordre. Ici était sa vie et malgré le village assiégé, le sang et les cris, c’est ici qu’elle devait vivre. Résister oui, mais avec les siens, garder la tête haute, ne pas se sauver comme des lâches, ne pas croire que la fuite allait éclairer l’ombre. Elle retournerait au pays.
Maria fut consternée par la réaction de sa nièce, elle qui avait vu l’horreur. Entre elles, grandit alors une colère sourde qui modifia à jamais leurs visages.
Tante Maria plaqua sur le sien un masque de fer, un visage devenu lacis de lignes endurcies par la peine. Un renfrognement qui cachait toute la tristesse qu’elle éprouvait, elle aussi ; jusque dans le déni. Elle se persuadait pourtant que le départ ne pouvait être autrement que définitif, que les hommes désormais s’étaient emparés de leur terre et qu’ils brûleraient tout sur le passage, ne laissant que de la suie de leur vie. 
Quant à Elma, elle lissa sa peau d’amours mortes, laissa la colère se couler en trouble, jusqu’à disparaître pour mieux atteindre la vengeance qui attisait ses veines d’un feu impétueux. Elle s’arrêta de fuir pour revenir, aidée par le souvenir et la douleur, portée par la mémoire intacte de cette tache de sang laissée par le crâne de sa mère sur sa jupe.

[Brief Encounters] (1967) - Kira Muratova

  • 3.9.16

Lectures d'août 2016 #SlowReading


Lectures d'août : 3 romans, 3 recueils de nouvelles, 2 de poésie. 

Romans


Découverte de Dominique Fabre avec "Moi aussi un jour, j'irai loin". Errance du personnage principal au chômage et divorcé qui va cueillir les rencontres et les petits riens de la vie comme autant de perles de désillusion. Écriture rythmée et sensible qui sur un sujet difficile nous émeut sincèrement en évitant des tartines de pathos. Beaucoup aimé.
"Les saisons" de Maurice Pons. Que dire ? Chef d’œuvre ! Je suis encore avec Siméon. Et plutôt que de vous en faire un résumé fade, voici un lien vers une critique sur Babelio qui colle parfaitement au ressenti que j'ai de ce livre culte : http://www.babelio.com/mescritiques.php?id_user=1032
Et le premier livre de Frédéric Fiolof, "La magie dans les villes", suite de scènes de la vie quotidienne d'un homme pour qui on éprouve directement de la sympathie et qui veut nous prouver combien l'existence peut être prise à rebrousse-poil au-delà des conventions et de la morale. 

Nouvelles


Cortàzar ! "Fin d'un jeu" et "Tous les feux le feu". Toujours plaisir égal à retrouver l'écriture de Cortàzar qui est un conteur hors pair. A noter, la nouvelle "L'autoroute du Sud" qui pour moi est la meilleure des deux recueils. Écriture à la fois hyper-réaliste et qui donne toujours vers la fin dans un imaginaire drôle, foutraque ou fascinant, ou les trois à la fois.

Poésie


Chiarello et Flahaut, deux valeurs sûres du catalogue de l'éditeur belge "Les carnets du dessert de Lune" qui, pour info, a totalement revu son site internet (http://www.dessertdelune.be) et offre à cette occasion une réduction de 33% (code promo DITES33) sur l'ensemble de ces titres. Une raison de plus pour aller découvrir cette jolie maison d'édition.


DateTitreAuteurGenreEditeurVidéo
05/08/2016Moi aussi un jour, j'irai loin Dominique FabreRomanMaurice Nadeauhttps://youtu.be/YuiR58IjU-Q
12/08/2016Fin d'un jeu Julio CortázarNouvellesL'imaginaire / Gallimardhttps://youtu.be/c7913HRNPCI
20/08/2016Tous les feux le feuJulio CortázarNouvellesL'imaginaire / Gallimardhttp://bit.ly/2bJPEyq
22/08/2016L'homme à l'affûtJulio CortázarNouvellesFolio / Gallimard
26/08/2016La magie dans les villes Frédéric Fiolof RomanQuidam éditeurhttps://youtu.be/U9zuLulTGTE
28/08/2016Je respire discrètement par le nezFanny ChiarelloPoésieCarnets du dessert de Lune
29/08/2016Rengaine / 7 secondes avec le soleilJean-Marc FlahautPoésieCarnets du dessert de Lune
31/08/2016Les SaisonsMaurice PonsRomanChristian Bourgeois



  • 1.9.16