Le temps est une hésitation

Le temps est une hésitation, il passe entre les plis du corps 
Il est une maladie rare et à la fois si commun et périssable
Vois comme ce matin est déjà oublié alors qu’il n’est que midi
Regarde-le qui s’habille d’un saut puis disparaît aussi vite que l’aube 
Le temps est une plaie béante qu’on s’échine à soigner
Il fait autant qu’il passe, on ne peut pas compter dessus
  • 31.12.22

10 minutes, place Saint-Roch

J’ai pris un thé au citron,
jamais je ne bois de thé. 
À la table voisine, des Italiens
parlent entre eux et au téléphone. 
Ils parlent fort - c’est un cliché,
les Italiens qui parlent fort.
Manquerait plus 
qu’ils agitent les mains 
comme s’agite mon thé,
place Saint-Roch, ce 30 décembre,
avec sa rumeur enfumée,
son piège à souvenirs
dans le fond, rue des Sœurs noires. 
La table d’à côté a une note salée. 
Je n’ai pris qu’un thé. Ça va. 
J’ai pris Ceylan,
c’était le premier sur la carte. 
Mais pourquoi au citron ?
Est-ce cliché de prendre 
un thé en terrasse ?
Un souvenir ?
  • 31.12.22

Le miroir des autres 33

Dans la nuit du miroir, Cunégonde est née. Son visage a gagné les quelques centiles qui lui manquaient et à cent pour cent est arrivée vers quatre heures. C’est un beau visage d’environ trois kilos sept. Elle ne parle pas, ne bouge pas beaucoup, ne sourit pas encore mais déjà je sens à l’expression de son reflet que nous avons à faire à une Autre sympathique. 

Elle est arrivée dans le miroir, au milieu des Autres qui passent sans la remarquer. Ils marchent autour, l’évitent, font comme si elle n’existait pas. Cuné (j’ai de suite envie d’un diminutif tellement elle m’est sympathique), Cuné se forme, il est possible qu’elle ne soit pour l’instant visible que de moi, depuis ce côté-ci du miroir. Je la surveille. Je vais prendre soin de toi, Cuné, n’aie crainte.
  • 31.12.22

Le miroir des autres 32

J’ai oublié Théophile. Dans ma recension des autres du miroir, Théophile file. C’est facile de tirer le fil, de le laisser filer entre les reflets et la buée.

Théophile se fait oublier. Il passe devant la vitrine de Fleurine. Personne ne le remarque. Ni la papetière ni moi qui suis censé lui donner vie. Il repasse devant la vitrine, miroir dans le miroir. 

Théophile aime Fleurine. Il m’arrangerait qu’ici, entre le trottoir et la boutique de Fleurine, une histoire d’amour se noue. Il existe quelque part un miroir jumeau dans lequel se reflète une autre histoire des autres. Dans ce miroir, ils s’aiment mais pas dans le mien, pas dans ma salle de bains. J’aimerais que Théophile et Fleurine s’aiment.
  • 30.12.22

10 minutes, rue de Lorraine

Place de Strasbourg,
Je lève les pieds les yeux. 
Peu de gens sur mon passage,
peu de joie sous le ciel gris. 
Il faut la rue et ses artistes. 
Rue de Lorraine, 
Arkane impose visages 
et cheveux noirs, corps 
qu’on croirait en mouvement. 
Rue de l’Aire, un visage 
connu tout de plis déride,
peint à l’angle entre un poteau
et un caisson d’air climatisé. 
Les couleurs me sourient, 
ces visages m’aèrent. 
Je suis dans le ciel et l’eau 
dans le bocal des petites rues. 
Place François-Jaume,
personne pour s’asseoir 
à la table du trompe-l’œil. 
Café, terrasse, brouhaha. 
Je fais le bruitage dans ma tête 
du tintement des verres des voix,
à peine perturbé par le moteur 
sourd de la ville comme le 
ronronnement du chat 
qui me rejoint paresseux 
que je dérange.
  • 30.12.22

Le miroir des autres 31

Fleurine ouvre sa boutique à neuf heures tous les jours. À neuf heures de mes jours. Des siens dans le miroir, j’ignore la temporalité, ni même s’il existe des jours et des nuits. Elle est en retard, cavale sur le trottoir et sous un petit crachin alors que je suis en train de me débarbouiller le visage. Elle s’abrite avec un journal roulé dans la main. Je me penche sur le lavabo mais ne parviens pas à déchiffrer la date sur la Une. Elle trottine désormais et arrive à la papeterie avec vingt minutes de retard, heure de mon côté du miroir. 

Du sien, la séquence s’accélère comme si quelqu’un avait appuyé sur avance rapide de la télécommande. Elle se baisse, ouvre le rideau métallique qui étonnamment ne fait aucun bruit. Il ne bruine plus. Il est toujours neuf heures vingt. Je ferme le robinet. Elle entre dans la boutique et sur le pas de la porte, se sèche les cheveux avec une serviette qui ressemble à la mienne, posée près de moi sur le radiateur. Fleurine ne perd plus de temps (et en effet, n’en a pas perdu, il est toujours neuf heures vingt) et se met à ranger des cartons. Le miroir s’éteint.
  • 29.12.22

10 minutes, devant le Grand Hôtel du midi

Je longe l’Opéra 
puis le rang d’arbres 
que l’on a posé là
pour verdir la place,
donner des poumons 
au centre de la ville. 
Je longe l’Opéra 
et derrière en embuscade 
un Grand Hôtel du Midi 
me tend les bras
de toute sa hauteur 
de Grand Hôtel. 
Je me demande
combien de fois 
il faudrait que je répète 
« Je veux dormir cette nuit 
au Grand Hôtel du Midi. »
pour que magnanime
le Grand Directeur du Midi
m’offre une nuit dans 
sa plus belle suite. 
Je me demande
combien de fois 
il faudrait que 
je longe l’Opéra 
puis le rang d’arbres 
que l’on a posé là
pour verdir la place,
donner des poumons 
au centre de la ville. 
Combien de fois
faudrait que 
je longe l’Opéra 
et derrière en embuscade 
le Grand Hôtel du Midi 
me tende les bras
de toute sa hauteur 
de Grand Hôtel 
et enfin m’ouvre les portes ?
Je me demande
combien de fois 
je veux dormir
au Grand Hôtel du Midi.
  • 28.12.22

Le miroir des autres 30

Fragmentaires et apparaissant au gré de mes pensées confuses et hésitantes, de la combinaison des fils emmêlés dans mon cervelet, soumises aussi à mes tentations vachardes ou goguenardes, à ma folie souterraine, à mes marécages de nuit ou même sous l’influence inconsciente de mes dernières lectures ou encore, va savoir, d’un atavisme par essence incontrôlable, les histoires qui se déroulent dans le miroir de la salle de bains sont devenues un sacré bazar.

Dernièrement, j’ai tué un autre : Arsène. Soit. Ce n’est pas bien mais ça a l’avantage d’être clair. Puisque je suis le réalisateur et le narrateur, il faut que je mette un peu d’ordre dans le miroir et chez les autres personnages restants, et par la même occasion dans ma tête. J’ai donc au-dessus du lavabo les reflets de : 
- Philémon le roi déchu, à la longue barbe grise qui sent mauvais. Enfin, le miroir ne me délivre pas d’odeurs mais je suppose que son hygiène n’est pas optimale. Un comble pour quelqu’un vivant dans une salle de bains.
- Fleurine, la marchande de cartes, papiers et autres jolies reliures. Une papetière propre sur elle, la trentaine qui regarde souvent dans la vitrine, vaporeuse et rêveuse. J’imagine qu’elle sent bon. 
- Cunégonde, Arthémise et Conception en cours de dévoilement chargent leurs visages dans le miroir depuis deux jours. Au dernier relevé, elles en étaient à 75%. J’en saurai plus sur elles dans quelques heures. Quant à leur odeur, quelle importance ?

Bien. Pas de quoi en faire un roman ! Je me rassemble devant le miroir et décide unilatéralement d’attendre l’éclosion des trois susnommées pour envisager la poursuite du « miroir des autres ». Restez dans ma salle de bains.
  • 28.12.22

Par quelle magie ?

Le petit halo du réverbère tremblote moins que d’habitude 
L’impression qu’il prend de l’assurance chaque jour passant 
Son potentiel d’éclairage semble amplifié et infini
Par quelle magie de nuit, par quelle prise de confiance 
Irradie-t-il d’un cercle si parfait la toute petite surface 
Où vient délicate dans le soir se poser la femme au balcon ?
  • 27.12.22

Le miroir des autres 29

Cela m’apparaît de plus en plus évident : le miroir est composé de fragments d’une histoire ou de plusieurs histoires enchâssées les unes dans les autres.
Pensant jusqu’alors être simple spectateur de l’histoire filmée dans le miroir de ma salle de bains, un spectateur avisé tout de même puisque seul témoin des histoires qui s’y déroulent et donc se permettant de faire des commentaires depuis son lavabo, eh bien j’en suis en définitive le narrateur en même temps que le réalisateur ou le scénariste (j’affinerai mon rôle et fixerai mon salaire plus tard). 

J’ai compris cela lorsque je me suis aperçu que je pouvais faire disparaître d’une pichenette le personnage de mon choix, Arsène, le beau gosse fuyant, en ayant fait les frais bien malgré moi.
J’avance dans la compréhension du phénomène dit du « miroir des autres » qui m’occupe déjà depuis plusieurs semaines.
  • 27.12.22

Le miroir des autres 28

Les autres regardent partir Arsène. Ils se taisent, sont surpris de ce départ précipité. À peine chargé, voilà qu’Arsène s’échappe. Il marche rapidement. Du fond du miroir jusqu’à moi, il ne s’écoule que quelques secondes comme si une main (ma main ?) avait effectué un zoom rapide en l’écartant du pouce et de l’index.

Arsène est désormais en gros plan. De gros pixels de sa peau se répandent sur les murs. Son visage, composé de mille carrés tremblotants, remplit l’espace de la salle de bains. Je ne vois plus les autres. Ils sont recouverts par Arsène collé au miroir, nez écrasé. Ses lèvres ressemblent à deux limaces superposées, il a le font plissé, les joues creusées. Le visage dArsène est agrandi à 200%, 300, peut-être plus. Je glisse mes doigts sur le miroir,  dézoome progressivement, 200, 180, 170… accélère. 50, 20, 5, 0. 
Je peux réduire les autres jusqu’à les faire disparaître.
  • 26.12.22

Le miroir des autres 27

Arsène est complet. Son visage est téléchargé et le miroir affiche des traits et un nez fins, un regard lumineux et des pommettes de jeune homme. 100% complété. 

Arsène est beau et ça n’échappe pas à Fleurine, pas plus qu’à Théophile qui s’arrête de tourner et se fige, subjugué par l’aura du nouveau venu. Les visages de Cunégonde, Arthémise et Conception se mettent en charge (5%). Philémon se lisse la barbe avec les ongles et regarde la complétude d’Arsène, circonspect. 100% jalousé. 

Les autres se lèvent et sortent du bar, restent à parler sur le trottoir au fond du miroir. Je les écoute, même si leur propos est confus, je sais qu’Arsène est au centre de la conversation. Il passe dans le groupe, écarte les bras pour se faire un passage et se dirige droit vers moi comme s’il voulait (et il serait le premier des autres à avoir cette volonté) passer à travers le miroir. 100% décidé.
  • 25.12.22

10 minutes, rue Alexandre Cabanel.

Penser à regarder 
en arrière,
dans le sens inverse
de la marche
pour voir entendre sentir 
le chemin foulé. 
Rue Alexandre Cabanel,
il ne se passe rien
à l’endroit
mais si je rembobine :
Il y a, que je n’ai pas vu,
cette fille seule sur le trottoir 
en face de sa boutique
qui fume entre deux clients. 
Il y a, que je n’ai pas vu,
cet homme
qui caresse un chien 
à travers les barreaux
d’une fenêtre
Je marche à l’envers 
rue Alexandre Cabanel. 
Une amie d’enfance
s’appelait Cabanel. 
Elle aimait fumer
sur les trottoirs,
avait un chien
que je n’ai jamais caressé. 
Quand on pense en arrière, 
il y avait tant, que je n’ai pas vu.
  • 24.12.22

Dans l’encoignure d’un porche

Dans l’encoignure d’un porche, un vieil homme et son visage buriné 
La pluie vient lui lécher les pieds, cliquetis doux sur orteils à l’air 
La saison n’est pas au froid mais il n’a pas l’air des rassasiés
Un glaviot sur le trottoir et l’eau déborde de la rigole 
Emportant avec elle un peu du vieil homme, fluides, sang et sa tristesse
  • 24.12.22

Peu importe ce que tu écris

Peu importe ce que tu écris, l’important c’est d’écrire 
J’en étais là de mes considérations, pas bien loin donc 
Que vient à moi cette phrase que j’aurais pu tirer d’un livre 
De développement personnel, en couverture un homme en position
Du lotus ou toute autre acrobatie corporelle que personne jamais ne fait 
J’en étais là de mes supputations concernant l’acte d’écrire 
Le geste d’aligner un mot puis un autre, en mode automatique effaré 
Une seule visée : la chute, qu’elle soit brutale ou poétique 
Tirée par les cheveux ou sans queue ni tête, pourvu qu’elle tombe sèche
Tout en gardant à l’esprit, si encore esprit il y a
Que la plus paresseuse des chutes consiste à répéter le premiers vers
Peu importe ce que tu écris, l’important c’est d’écrire.
  • 24.12.22

Le miroir des autres 26

Arsène s’ennuie à la table du café. Je ne vois toujours par son visage. Il est en train de charger dans le miroir. Je vois les pourcentages défiler sur son nez. 80% d’Arsène s’ennuient et tapent du pied sous la table. Les 20% restants sont dans les limbes du miroir ou de mon esprit.
Je n’arrive toujours pas à distinguer la réalité du rêve. J’y ai renoncé. Les autres dans le miroir de la salle de bains sont réels tant que je voudrais qu’ils soient réels. Peu importe la cohérence de leurs actes ou la complétude de leurs visages. 80%, c’est déjà bien.
  • 24.12.22

10 minutes, rue des dix-huit degrés

Dix-huit sons dans ma tête,
alors qu’assoupi sur le canapé, 
me sortent de la torpeur.
Dix-huit pour le mercure  
et les fenêtres ouvertes,
les bruits de la ville courent la rue.
Des pas des voix des sauts.
Des rires du ballon des souffles courts
font la course avec le chahut et le ciel bleu.
Sur l’asphalte d’une cour,
des garçons jouent au printemps. 
Dix-huit sons dans ma tête 
qui me réveillent alors qu’assoupi 
dans quelque rêve se déroulait
un match de foot entre des moutons.
  • 23.12.22

Le miroir des autres 25

Je retrouve les autres ce matin dans mon miroir, attablés sur la terrasse du café. Le café juste à droite après le virage puis vous filez tout au fond du miroir, vous ne pouvez pas le manquer. Théophile vient de donner ces indications sans que personne ne lui demande.

Philémon joue aux cartes, seul. Une réussite où toutes les figures sont des rois. Fleurine range des paquets deux par deux, l’un sur l’autre, qu’elle sort d’un grand sac. Arsène, Arthémise, Conception et Cunégonde restent inconnus. Ils sont bien à table mais je ne vois pas leurs visages. À la place, il est écrit « en chargement » avec un sablier qui tourne lentement. 

C’est le café juste à droite après le virage puis vous filez tout au fond du miroir, vous ne pouvez pas le manquer.
  • 23.12.22

Michaux, c’est pas de la tisane

J’attends pour passer d’un auteur à un autre. Il faut que ça infuse comme un thé ou une tisane. L’image de la tisane sur l’instant me paraît la plus adaptée. Je pourrais aussi parler de paysage, il me faut du temps pour passer d’un paysage à un autre.
Ainsi, je suis avec les livres d’Henri Michaux depuis plusieurs semaines sans pouvoir m’en départir. Le paysage est tellement foisonnant que les autres livres entrouverts me tombent des mains ou n’infusent pas, me font l’effet d’une mauvaise tisane qui manque cruellement de singularité, une tisane bon marché, trop acidulée ou trop banale. Parfois même une tisane d’imitation, de celles qu’on peut trouver en grandes surfaces, dans toutes les grandes surfaces. Mais j’arrête ici la comparaison tisanière, Michaux prenait des substances beaucoup plus sympathiques et euphorisantes que le tilleul ou la camomille. 
Bref, tout ça pour dire : lisez Henri Michaux ! Je l’avais jusqu’alors uniquement feuilleté et je regrette bien ce retard, cette paresse. Même si je m’efforce aujourd’hui de rattraper tout son paysage.
  • 22.12.22

Aux vignes en espaliers

Des fleurs séchées dans un vase aux vignes en espaliers sur les terres blanches 
La mémoire cavale encore sur les mêmes cailloux 
Mon père taillant les sarments, secs et âpres comme la fumée de sa gauloise
Instants serrés dans mon poing, attachés pour toujours aux treilles de l’enfance 
Je n’en aurai donc jamais fini avec ces vieux coteaux de la répétition
  • 22.12.22

J’ai mis des fleurs séchées dans un vase

J’ai mis des fleurs séchées dans un vase, écarté pour un temps un orage  
Dans la cuisine est revenu le confiturier, meuble joufflu en merisier
Posées dessus les mêmes fleurs, brunes et sèches depuis toujours  
Le joufflu et les fragiles, brins de mémoire dans la frise des jours  
J’ai mis des fleurs séchées dans un vase, évité de regarder les mirages 
Que sont les souvenirs quand un geste les dérange
  • 22.12.22

Le miroir des autres 24

Sa peau est lisse, son visage éclairé par une source de lumière qui ne se trouve nulle part dans le miroir, ni de l’autre côté, de là où je regarde, depuis ma salle de bains.

C’est un autre visage. Jeune. Un visage d’hier. Ce chemin jusqu’à lui, je le connais. Petits cailloux déposés sur les bas-côté, des galets, ronds qui tiennent dans la paume. Des herbes hautes et la chaleur. Les images me parviennent d’un rêve. Floues et parcellaires. 

Me douche, me sèche, je raccroche le sens au porte-serviettes. Une main dans les cheveux me rappelle une caresse. 

Il est toujours là. À me regarder.
  • 22.12.22

10 minutes, près des trois Grâces

Je laisse les autres bouger,
déambule sur place.
Près de la fontaine
des trois Grâces,
le soleil d’hiver a quitté 
son manteau.
Les écharpes 
traînent par terre. 
J’ai pris un double-café. 
Il va bien avec mon rhume. 
Je laisse les autres bouger. 
Ce jour n’est pas pour moi.
Malgré la douceur.
Malgré le double-café. 
Malgré la serveuse et son sourire.
Une guitare joue faux
des mélodies trop sucrées.
Je reprends un café pour l’amertume.
Je compte le nombre de va-et-vient
aux tables voisines. 
L’allure des gens, 
leurs mines et les vêtements
qui tombent
de leurs corps tendus. 
La guitare se tait,
un chapeau passe
avec des piécettes dedans,
elles sonnent faux. 
De vagues regards,
des ombres fiévreuses. 
J’éternue des promesses,
le chapeau repart,
le soleil baisse,
les écharpes remontent
aux cous
comme des reptiles. 
Je laisse les autres bouger.
  • 21.12.22

Le miroir des autres 23

Le miroir des autres s’allume à n’importe quel moment de la journée. Les heures à l’intérieur n’ont pas de durée fixe. Le temps n’y est pas stable mais les autres ne semblent pas perturbés par cette distorsion.  

Les scènes dans le miroir se déroulent dans un anachronisme à plusieurs étages. Le reflet de Fleurine dans la vitrine de la boutique est récent mais pas d’aujourd’hui. Les pas de Théophile dans la rue d’en face sont antérieurs au temps de Fleurine. Une dizaine d’années, je dirais. Quant au discours de Philémon, il ne résonne pas de ce siècle, ni de celui de ses camarades. 

La journée glisse sur le miroir comme de l’eau. Certaines gouttes rejoignent le bas du miroir rapidement. D’autres se figent, piégées par quelque poussière qui ralentit le temps. Cela forme un ballet agréable, une buée permanente entre mon reflet et la vie des autres. Je m’en accommode.
  • 21.12.22

10 minutes, place du pain dur

Je veux surprendre le réel 
en le piégeant dans l’objectif. 
Le décaler me décaler, regarder  
ce qui passe sans visée.  
Laisser dérouler,
les gens,
les rôles,
le jeu des gens,
le jeu de rôles. 
Je tends vers toi qui regardes 
une tranche de réalité
coupée dans le pain dur.
Vois !
Je filme un homme
et des pigeons. 
Pourquoi ?
Je ne sais pas. 
Je cherche ce qui attache,
pain dur, pigeons et homme.  
Je donne à manger 
à mon pigeon intérieur. 
Peut-être. 
Même si je sens bien ici
l’association de malfaiteurs. 
  • 20.12.22

Le miroir des autres 22

Fleurine tient une boutique, impasse du miroir. Elle vend des articles de papeterie : cartes, feuilles et crayons mais aussi beaux stylos et carnets reliés de cuir. Son échoppe est pleine de couleurs. Les autres aiment y aller mais n’achètent jamais rien.

Impasse du miroir, les autres sont regroupés devant la vitrine. Fleurine sourit et se tient sur le pas de la porte, légèrement de biais, les bras ouverts, accueillante. Théophile tourne autour du groupe, ne voit rien des couleurs, de Fleurine, ni des autres. 

Théophile tourne et à chaque ronde, encore un peu plus, le monde rétrécit, Fleurine sourit toujours et les autres l’aiment beaucoup. Tout ce monde étrange semble bloqué dans une boucle temporelle jusqu’à ce que le miroir s’efface comme une ardoise.
  • 20.12.22

Le miroir des autres 21

Théophile a l’âge des premières neiges. Il est bloqué à l’adolescence depuis des millénaires. Il promène. Il promène. Il a froid. 
Philémon pense que Théophile tourne autour de lui, lui cherche des noises. Philémon pense qu’à tourner ainsi, Théophile aurait dû choisir un miroir de salle de bains rond, plutôt que carré comme le mien.
Philémon s’échappe par un trou du miroir que je ne connaissais pas. Il a peur ou peut-être est-il lassé des atermoiements de Théophile perdu dans le grand froid du miroir. Il promène, il promène, tombe comme une première neige.
  • 19.12.22

Le silence des jours de foot

Je suis avec le silence de la ville, celui des jours de foot
Après son excitation d’avant le coup d’envoi, sa fièvre et puis son sommeil 
Je suis avec la ville vide, le décor arrêté en pleine course
J’entends le craquement des doigts de la ville, les gargouilles dans son ventre 
Elle retient la rue en apnée, le souffle manque, le vent se pose 
Je vois les oiseaux dans leur vol curieux descendre les artères 
Comme des alarmes silencieuses qui me crieraient : pars cours pars 
Respire à grandes lampées, trachée gorge poumons déployés et ne reviens plus
  • 18.12.22

Le miroir des autres 20

Théophile tient sa timidité par la main, la promène sur le bord du miroir de la salle de bains. Les autres font du bruit. Un bruit d’arrière-salle de bar. Des conversations s’entrecroisent, giclent par moments sur la vitre du miroir. Le brouhaha ne dérange pas Théophile.

Théophile balade sa timidité comme un animal de compagnie. Alors qu’il monte sur le coté droit du miroir, juste après l’éclat , le tout petit éclat en forme de Z, il croise le regard de Philémon qui sort de l’arrière-salle du troquet pour fumer une cigarette. Leurs chemins se rencontrent sans mot. Un morceau de Miles Davis démarre quand ces deux autres s’éloignent dans une brume de roman noir. 

Je souffle sur le miroir. Cette nuit sent le tabac froid et le chien mouillé. Je vais aller me recoucher.
  • 18.12.22

10 minutes, rue des clignotements

Tout ça est encore très fragile. 
Un rien instable roule dans la rue.
Je vis impermanent sans brusquer. 
Passe sans m’apercevoir
dans les vitrines. 
Je suis une note de bas de page.
Un renvoi que personne ne lit,
on ne lit pas les sous-textes. 
Je suis la marche de la rue 
ses trompettes de fête,
trouant les fenêtres,
ses costumes de lumière
qui jurent sur les murs jaunes. 
Je suis un bruit de la ville
parmi d’autres et ça me va.
Même si tout ça
est encore très fragile.
Mes pas et les secousses. 
La ville et ses clignotements.
On pourrait tout éteindre, 
à tout moment,
partager le noir du ciel,
marcher sur les oiseaux. 
Je déambule et poursuis
la lumière,
cette mauvaise herbe
sur le pavé qu’un pigeon
prend pour de la mie.
  • 17.12.22

Le miroir des autres 19

Est-ce que je veux vraiment que Philémon sorte du miroir ? Ne me suis-je pas habitué à sa présence, à ses histoires sans queue ni tête ?
Le miroir n’a pas de tête. Philémon pas de queue. Je n’ai ni queue ni tête. Le miroir non plus. Les autres n’existent pas. Je n’existe pas. Nous n’existons pas. 

La matrice dans laquelle nous nous trouvons est virtuelle. Cette idée en moi fait son chemin. Philémon me suit. Tout comme Théophile, Arsène, Arthémise, Conception, Fleurine, Cunégonde.

Les autres - qui n’existent pas - se regroupent au fond du miroir, les visages se tendent, les yeux roulent, des questions muettes mûrissent dans leurs pupilles et fusent à travers le miroir. Je n’existe pas. Nous dialoguons entre entités inexistantes. Dès lors, que me veulent-ils qui soit si important ?
  • 17.12.22

Le miroir des autres 18

Il me raconte des histoires séculaires. Le fond du temps dans le fond du miroir. Philémon est une spirale sans fin qui danse, hypnotique et singulière. Je l’écoute. 

Il ne s’arrête pas. Sonnets, quatrains, tercets s’enchaînent. Contes, fables et légendes alternent. Je me raccroche à ces structures connues. Philémon n’est rien de connu.

Il en est ainsi depuis le piège. Depuis qu’il est prisonnier du miroir. Je pense à la folie. À sa voix. Si la folie a une voix, c’est la sienne. 

Comment le sortir du miroir et de mes pensées ?
  • 16.12.22

Boire toute honte

Alors boire toute honte, laisser aller le corps l’esprit 
Au regain du monde, aux vagues d’innocence 
Comme si c’était pour de vrai, les rires et les larmes
Que l’on provoque dans nos gestes d’enfants, nos intentions crédules 
Alors mettre un couvercle sur le malaise, sur le trop du trop 
Laisser aller le corps l’esprit, décrisper les zygomatiques
Danser chanter rire, être précieux ridicules 
Boire toute honte à s’en rendre ivres
  • 15.12.22

Le miroir des autres 17

Philémon me parle dans une langue ancienne. Étonnamment, je le comprends. Il est à mi-chemin entre le poème et le roman fleuve. Ça chatoie. Ça charrie. 

Je l’écoute. Sa diction n’est pas stable. Un déraillement se produit toutes les quatre à cinq syllabes. Sortie de langue. Ça diverge, ventile. Ça part dans le décor, tombe dans le lavabo. 

Philémon ne se rend pas compte qu’il est dans le miroir de la salle de bains. Il continue sa logorrhée entre vers de grande tenue et phrases aux prépositions alambiquées. Je l’écoute.
  • 15.12.22

Le miroir des autres 16

Philémon est maussade. Glisse derrière lui une longue traîne. Un manteau long qui lui confère une allure de roi. S’il fut roi, il est déchu. La traîne est faite de peines et de renoncements.

Philémon est dans le miroir. Son visage massif quand j’ouvre la porte de la salle de bains. Son visage pensif quand je la referme. Il m’epie du haut de sa peine. Il dit : non. 

Philémon est un autre, d’un autre siècle. Il porte une barbe longue comme son manteau. Lourde, dense. Il claudique. Ses hanches se tordent quand il marche. Il est au-delà de la vieillesse. Il est au-delà. Il me fait de la peine.
  • 14.12.22

10 minutes, dans les escaliers

Les escaliers sont affolés. 
Les escaliers ont des pas 
en surnombre sur leurs marches. 
Ça marche trop dans les escaliers.
Ils ne sont pas habitués. 
Dix heures trente, la sirène 
et les escaliers. 
Ce pourrait être une fable. 
La sirène et les escaliers. 
Une histoire qui finit bien. 
Une morale à la clé. 
« Nous fûmes les premiers
en arrivant au bord du vide 
et nous nous trouvâmes fort
dépourvus seuls dans le froid. »
Les escaliers sont des lièvres. 
Nous sommes des tortues 
pourvues de pieds qui tapent 
de voix qui s’emmêlent,
de carapaces molletonnées,
d’idées pâteuses,
d’angoisses silencieuses. 
« Nous arrivâmes en bas 
quand la bise fut venue. »
Dix minutes de sirène 
et on a quitté la fable,
en reprenant l’ascenseur. 
L’ascenseur sans morale.
  • 13.12.22

Le miroir des autres 15

La nuit a des lettres lumineuses dans les cheveux. Je me lève, les cueille une à une. Les assembler formera des prénoms, des noms. Le nom des autres. 

La nuit s’enfonce dans le lavabo. S’évacue par la bonde. Laisse un matelas de cheveux blancs. À la surface, les lettres remontent, résidus du tamis du rêve.

La nuit n’est plus. Les lettres se resserrent pour échapper à l’évacuation de la mémoire. Les autres s’écrivent sur le miroir : Philémon, Théophile, Arsène, Arthémise, Conception, Fleurine, Cunégonde… Je n’arrive pas à lire le dernier prénom. Je ne veux pas lire le dernier prénom. De l’eau chaude sort du robinet. A grands jets. Le miroir s’embue et les prénoms disparaissent.
  • 13.12.22

Il y a de quoi

Il y a de quoi tordre le cou, imaginer un petit meurtre 
Oh rien du tout, juste une pensée qui traverse 
Le corps et la tête, fluide chaud-froid des veines aux synapses 
Il y a de quoi tendre un arc entre les deux oreilles
Viser un point sur le front, bander tirer 
Ça fait un shoot dans le cervelet, de savoir ça possible,
Si j’avais arc et flèche, courage de plus haut étage
Il y a de quoi s’arranger entre amis, couler le corps sous une terrasse
Mentir à la marée-chaussée et rogner ses remords – il l’a bien mérité 
Mais la violence est une farceuse, me collerait des maux de ventre
Les scrupules mangeraient mon foie et je rendrais ma bile alors
Il y a de quoi mais tout passe, le mépris est une plus belle arme
  • 12.12.22

Le miroir des autres 14

Sur l’arête du lavabo. Sur la tranche du miroir. Sur le robinet : sur la pastille rouge, sur la pastille bleue. À gauche ou à droite. Dans la douche. Dans l’eau qui coule. Même si, ici,  je n’en suis pas sûr. Les autres sont minces et petits quand le miroir est éteint. Ils sont quasiment invisibles. J’apprends à les distinguer tout de même. Je me faufile sous la porte de la salle de bains. J’essaie de me faire aussi mince qu’eux. Parfois, j’y arrive. D’autres non. D’autres non. D’autres non. Les autres, non. Les autres, non. Les autres noms. Le nom des autres. Il faut que je découvre le nom des autres. Ils sont si petits quand il fait nuit dans le miroir.
  • 12.12.22

Il ne passe rien (et il faut le dire)

Il ne se passe rien par la fenêtre, le paysage est à sa place
Le volet est d’un vert habituel, le ciel d’un bleu
Passe-partout, éculé voire écœurant
Il ne se passe rien et c’est navrant 
La vitre n’est ni sale ni propre, aucun reflet notable
Sinon le mien que je masque, me déplace et masque
Du paysage, me fais disparaître de cette vue de dimanche
Où tout glisse vers le néant, goutte à goutte
Je tombe d’ennui, yeux mi-clos mais vigilant au moindre soubresaut
Je plisse affûte zoome diffuse et par la seule force de mon esprit
Devant moi un volet bouge, cric cric cric cric (c’est un roulant)
Un volet gris à lamelles sur un paysage figé, même s’il bouge peu
Même s’il goutte de poussières et crie comme une hyène 
Je suis enchanté par ce mouvement, la journée n’aura pas été vaine
  • 11.12.22

10 minutes (secondes), boulevard Henri IV

Quelques secondes
sur le trottoir, boulevard Henri IV.
Dix secondes et je marche,
devant moi des générations.
Trois, sur un mètre carré :
une dame et sa canne,
un enfant et son bonnet,
et une jeune femme,
la seconde génération sur le dos.
Moi derrière
sans âge
ni génération, 
marche sur le trottoir. 
Dix secondes,
boulevard Henri IV,
ça se parle,
ça se sourit,
ça se regarde,
ça ne s’évite pas.
L’instant est court, éphémère
dans l’air du boulevard,
sans importance.
Pourtant, trois générations
passent là, sans âge,
sur le trottoir,
boulevard Henri IV.
  • 11.12.22

Le miroir des autres 13

Les mondes du miroir sont vastes. Le paysage est profond, la perspective illimitée. J’y entre par mon visage. Les premiers peuples visibles sont moi : mes déclinaisons dans le temps, l’espace-temps et la réflection de l’ensemble des territoires géographiques et mentaux du miroir. 

Autant dire que je n’en suis qu’au balbutiement du début du commencement de l’exploration du miroir des autres. Ma salle de bains est communément décrite comme exiguë. Elle est en définitive un univers infini de visages, de voix, de spectres et autres ectoplasmes l’ayant un jour élue comme centre de l’univers. Ma salle de bains est le centre des mondes du miroir. Ce n’est pas une mince affaire. 

Il est huit heures. J’enlève une bouloche de mon nombril.
  • 11.12.22

Enjoy

Il y a une légende qui dit : regarde-toi dans un miroir 
Et tu verras sortir de ta bouche tes premières dents
Deux porcelaines dans tes gencives, deux soleils dans ton sourire 
Par la légende, chavirent les coeurs
lourds, 
Remisent les misères dans les mauvaises langues
Sortent de tes mots et disent : bla-bla areu areu, je suis une légende !
  • 10.12.22

Le miroir des autres 12

Il revient dans le miroir. Le miroir des autres. Car il est un autre comme les autres. J’entends sa voix, qui est ma voix. Je vois son reflet qui est le mien. La salle de bains devient une caisse de résonnances, une chambre à images. Ma voix et mon visage de mon père.

Je pense à Méliès. L’image tremble. Les visages secouent la mémoire. Dans le miroir, une bobine déroule un vieux film. Méliès, la lune crevée d’un obus. Une cigarette est écrasée dans l’oeil de mon père, cet oeil qui est le mien.  

J’éteins le miroir. Les autres se carapatent dans les coins. Des visages de lutins aux yeux lumineux regardent mon visage disparaître. Des rires pointus comme des couteaux coulent dans le lavabo.
  • 10.12.22

Vendredi soir avec sa faim

Vendredi soir arrive avec sa faim, le trottoir sourit enfin
J’aime à l’imaginer, heureux de nous voir libres
De toute obligation, business et compagnie
Place à un poème sur le trottoir, un poème de vilaine fille 
Avec un travelling sur les immeubles, une lune grosse
Qui pèse sur les épaules d’un bonhomme 
Patibulaire engoncé dans son imperméable gris 
Et à qui la vilaine fille ou le poème dirait 
Allez viens, on va passer une bonne soirée.
  • 9.12.22

Le miroir des autres 11

Les deux visages m’appartiennent. Je suis devant le miroir. Deux visages s’y reflètent. Ce sont les miens. Je parle. Je parle à ma voix féminine qui répond à ma voix masculine. Je me discute. 

Je pense (à cet instant, Je est un troisième personnage), je pense à la voix de mon père. La voix masculine y ressemble. Mais te souviens-tu de sa voix ? me rétorque la voix féminine.

Les voix abusent de ma bouche et de ma langue. Je démonte mon reflet dans le miroir. Je me suis assez entendu pour aujourd’hui.
  • 9.12.22

Le jour descend de son échelle

Le jour descend de son échelle, avec lui l’absence 
Je pèle une mandarine, sous les ongles une fatigue
Nouvelle comme la saison, je pèle épelle
Ton nom, en dessine les lettres avec les peaux pleines de jus 
Le jour descend de son échelle ou bien est-ce d’un arbre
D’un vieux mandarinier qui me fait de l’ombre 
Tu préférais les clémentines, je crois que le souvenir fond sous ma langue
  • 8.12.22

Le miroir des autres 10

L’ancêtre vocifère depuis des heures. Monologue de borborygmes. Peu à peu, une voix féminine s’impose, seconde voix simultanée comme une piste supplémentaire ajoutée sur un enregistrement. Légère, elle ne couvre pas la voix de l’ancêtre mais s’y superpose. Une prise de pouvoir lente mais sûre. 

J’entre dans la salle de bains. Le miroir ne me reflète pas. Mon visage a disparu et je deviens les deux voix. Je parle avec deux voix. C’est les miennes. Mes voix. Avec la voix féminine, je prie. Avec la masculine, je crie. Le lavabo est ma bouche. Mes mains en coupe sous le robinet, je recueille de l’eau froide et m’asperge. Sur le miroir, de la buée se forme puis se dissipe. Deux visages apparaissent. Les miens.
  • 8.12.22

10 minutes, en alerte

Premier mercredi du mois.
Le signal d’alerte retentit. 
La ville se tétanise,
je vois ses poils se hérisser. 
Je couvre mon feu, 
je fais une tentative. 
J’établis une procédure,
dans mon métier que j’ai,
on dit process.
Je processe un secours,
un sauve-qui-peut.
Ceci est un exercice !
Ceci est un exercice !
Ne désarmez pas vos vies. 
Tout ça depuis le début
n’est qu’un exercice. 
Tout ça, sirène comprise. 
Tout ça, ce que vous ressentez. 
Tout ça, qui êtes vous. 
Tout ça n’existe pas. 
Processez tant que vous voulez.
Vous pouvez rentrer chez vous.
Vous n’avez jamais existé.
  • 7.12.22

Le miroir des autres 9

Le miroir des autres pique du nez. Les autres ouvrent un œil puis l’autre, battent des paupières et se rendorment. On ne vit pas dans le même miroir. Nos mondes sont inversés. Je me lève, ils se couchent. 

J’ai décidé de décaler mes heures : de moins dormir ou de ne plus dormir du tout, s’il le faut. Me trouver la nuit à devoir les traquer : ça ne me fait pas peur. Je les découvrirai tous. Mon autre du passé et les autres autres. Je saurai tout de leurs origines, habitudes, territoires, langues et textures, odeurs et couleurs. J’irai traquer jusqu’à leurs rêves. 

En attentant, ils dorment et je veille. 
Je ne quitte plus la salle de bains de l’œil. Le lavabo est ma table. Le miroir, mon centre du monde. Leurs voix, ma ligne de basse. Il faut que je me décale.
  • 7.12.22

10 minutes, avec les oiseaux

Les oiseaux
sur les fils électriques
sont des idiots.
Je le vois
à leurs yeux fins
qui ne pensent à rien.
Des yeux d’irréfléchis.
Des yeux si petits
que sous les plumes
on ne les voit pas.
Mais moi je les vois
« irréfléchir »
ils s’électrisent par les pattes,
se dopent aux megawatts.
Ça leur démantibule les muscles,
leur grille le cervelet.
Les oiseaux
sur les fils électriques
ne savent plus qu’ils sont
des oiseaux
 sur des fils électriques.
Je le vois
à leurs mouvements
battement d’ailes
asynchrones, version megastone.
Hop ! Hop ! Je saute n’importe où,
je vole n’importe comment,
je vais je viens
pour me reposer au même endroit.
Puis je pars sans savoir
pourquoi je suis venu.
Les oiseaux
sur les fils électriques
sont beaux
mais totalement cons.
  • 6.12.22

Le miroir des autres 8

Il ne s’est rien passé de plus. Mais comment en être certain ? Le visage dans le miroir des autres est un autre qui passe encore quelque part. Oui. Non. Je ne sais pas. Puisqu’il n’apparaît qu’en ma présence. Personne d’autre que moi n’a vu le visage. On est relié. C’est un ancêtre ou une personne assimilée à un ancêtre. Ça se passe ici entre deux mondes et ça continue de se passer. 

Revenons à l’impression de déjà-vu. Je vois un ancêtre dans le miroir de la salle de bains. Je vois une version de moi-même dans le passé. Mon ancêtre. Pas le géniteur de mon géniteur de mon géniteur de mon géniteur. Non. Je vois une version de mon visage ayant existé il y a plusieurs dizaines voire centaine d’années dans cet appartement, dans cette salle de bains, dans ce miroir.

Si je me taille la barbe, est-ce que dans le même temps, dans le même espace intriqué, je fais aussi la barbe de mon double du passé ?
  • 6.12.22

Un creux sur le chemin

C’est un creux sur le chemin, un gravillon dans la chaussure
Y glisser ne provoque pas la houle, pourtant se lève la vague
Le pied n’est pas marin, le soulier a la semelle usée
C’est dedans que jouent le surmenage des forces, la secousse des âges
Tellurique mais plus tellement, la plaque est en creux
Glisse mais rien de tectonique, le grand chambardement est fini
C’est un creux sur le chemin, la vaguelette importe peu
C’est dedans au fond des yeux que l’océan finit à cale sèche
  • 5.12.22

Le miroir des autres 7

Il est apparu entre deux voix. Jusqu’à présent, il n’était qu’une voix parmi les autres. Les autres dans le miroir. 
Un visage dans mon visage. Une voix dans ma voix. Ça ne fonctionne que lorsque je suis devant le miroir. Que je suis aussi mon reflet. Que je cesse d’être celui que j’imagine, montage sensoriel du moi par un bricolage de la réalité. Mon reflet et les autres reflets inacceptables. 

Il est apparu ce matin. Visage inconnu et pourtant un air de déjà-vu. Il n’a pas souri, ni parlé. Il était voix et désormais qu’il est visage, il se tait. Il est apparu, furtif, imbriqué dans plusieurs couleurs, un kaléidoscope double exposé ou superposé. Il a brillé quelques secondes puis les voix ont repris dans le miroir. Il s’est effacé. Il ne s’est rien passé de plus. Je suis retourné à mon bricolage du matin.
  • 5.12.22

10 minutes, avenue des Travaux

On traverse des trottoirs défoncés. 
On longe les murs.
L’avenue est une plaie ouverte.
Clemenceau est devenue
l’avenue des travaux. 
On marche sur la voie.
On piétine. 
C’est une jungle pleine
de danger, d’escarmouches
de bêtes assoiffés de conquête. 
On se serre sur les murs.
A l’affût. 
On a peur de l’humeur 
des piétons
des voitures
des vélos
des trottinettes. 
Il n’y a plus de sens commun. 
Il n’y a plus de sens du tout. 
Tout le monde se croise 
se toise, s’entrecroise. 
On a peur mais on tient bon. 
On a droit à notre bout de territoire,
à notre morceau de bitume crevé. 
On avance. 
Clemenceau est devenue
l’avenue des héros.
Ces barrières de sécurité
avec leur peau de pierre blessée
ne vont pas nous empêcher
de nous massacrer.
  • 4.12.22

Le miroir des autres 6

Une éventualité à laquelle je n’avais pas pensée : se peut-il que le miroir des autres soit le miroir d’à coté ?
C’est-à dire ?
Eh bien, le miroir de ma salle de bains ne serait-il pas l’arrière du miroir d’une autre salle de bain, en l’occurrence celle de mon voisin ? Son dos en quelque sorte. Son frère siamois collé sur toute sa surface et ensuite inversé par un effet… miroir. Le miroir d’à coté. 

Ah oui, peut-être.
Cela reviendrait à dire que l’expression « tomber de l’autre coté du miroir » qui désigne, depuis Alice et Lewis Caroll, le saut figuré dans un monde métaphysique à travers un miroir, serait en définitive fausse. L’expression à mon sens plus simple et « réaliste » consisterait à dire « tomber dans le miroir des autres » ou « tomber dans le lavabo du voisin » si on veut lui donner un sens plus familier, mais ici je m’écarterais de ce qui me préoccupe, à savoir : qui sont ces autres dans le miroir et non pas mon voisin, ni son lavabo.
 
J’en suis là, ce matin, de mes réflexions.
  • 4.12.22

Toujours cette lumière particulière

Il y a toujours cette lumière
particulière, les jours de pluie 
La rue revêt sa toile cirée,
ocre et brume. 
Le contraste est sur les balcons. 
Le rouge glisse vers le bordeaux. 
J’allume une lampe 
pour donner le change
au jour qui fatigue. 
Un point de référence 
pour se mirer. 
Je sors la rue de la fenêtre. 
Il va peut-être pleuvoir pour toujours.
  • 3.12.22

Le miroir des autres 5

Au 7 de ma rue, premier étage, à droite, une porte puis un petit vestibule, une autre porte qui ouvre sur la salle de bains. Deux pas, un lavabo et le miroir au-dessus.

Je fais ce chemin, rue, escalier, étage, droite, porte, porte, lavabo, miroir, tous les jours, plusieurs fois par jour. Combien de personnes depuis que l’immeuble existe l’ont fait avant moi, avant de basculer dans le miroir ? Combien sont-ils à cet instant à me regarder depuis l’autre côté ? Peut-être m’appellent-ils à l’aide ? 

Je n’ai que des questions. Mon visage dans le reflet du miroir ne répond pas. Je referme la porte. Les autres glissent sur mes rides comme sur un toboggan.
  • 3.12.22

Ce n’est pas mon affaire

Ce n’est pas mon affaire, tes yeux qui brillent 
Ton sourire qui pleut sur tout le monde
Avec cet air d’avoir inventé le bonheur
Ce n’est pas mon truc, la félicité
J’aime bien écrire des poèmes tristes
Avec des chutes bien mélancoliques
Toi, tu dirais dépressives, dis ce qu’il te plait
Ce n’est pas mon affaire, ton bonheur prêt à mâcher
Tes fins de semaine enjouées au coin du feu
Avec femme et enfants qui se chamaillent
Je préfère les prises de têtes de fin de dîner
Les gueules cassées et les coups de rouge dans le nez
Non vraiment, ce n’est pas mon affaire
Pars en congés et fiche-moi la paix
  • 2.12.22

Le miroir des autres 4

Il m’apparaît ce matin nécessaire d’en apprendre plus sur les autres dans le miroir. Depuis quand habitent-ils ici dans ma salle de bains ou plutôt outre la salle de bains ? C’est-à-dire de l’autre côté du miroir.

Sont-ils décédés ? me semble la seconde question à me poser. Si je dois instaurer un dialogue - ou a minima les rencontrer un jour et m’en faire une idée - autant que je sache auparavant à qui j’ai à faire : morts ou vivants, fantômes ou évanescences de mon esprit, hallucinations, habitants d’un monde parallèle, visiteurs du passé ou du futur. Il faut que je tire cela au clair. 

Or, je ne sais pas qui peut me renseigner à ce sujet. Je ne peux pas d’évidence demander au propriétaire si vivent des morts dans le miroir de la salle de bains de l’appartement qu’il me loue ? Il me prendrait pour un fou. Il va donc falloir que j’opère par déduction avec le peu qu’ils me donnent : leurs voix, leurs tremblement et ces visages dans mon visage quand mon reflet dessine sur la surface embuée d’étranges arabesques. 

En attendant, le réel sort de sa boîte un jour nouveau, bien carré et rationnel. Le miroir ne bouge pas une oreille. Les autres sont en sommeil et j’ai l’esprit qui s’éclaire. Ce répit va faire du bien et me permettre de démêler les incertitudes.
  • 2.12.22

Quand vient le soir

Quand vient le soir, que descend la brusque nuit 
Les gens blottis contre eux-mêmes semblent des coquilles 
Par le trottoir roulent absents du monde
De ces carapaces inviolables au sein desquelles des yeux se ferment 
Lentement, comme le noir du ciel tombe
Je suis, j’en suis, des leurs, des recroquevillés 
Dans quelque bulle d’ouate, cadenassé du dedans 
Il y a bien des bouches pour sourire mais elles simulent
Tirent sur les visages un vilain trait comme s’il s’agissait
D’un élastique tendu entre les muscles de la fatigue et ceux de l’empathie 
Je suis, j’en suis, des qui peuvent à tout moment perdre le visage 
Quand vient le soir et que descend la brusque nuit
  • 1.12.22

Le miroir des autres 3

La nuit glisse sur le miroir. Le matin naît. Mon image se déforme. J’ai mille visages, mille présences dans les yeux, plein de passé entre les dents. Je frotte le miroir avec le plat de la main. La vapeur est un leurre. Rien n’est sûr. Mes tremblements. Les visages. Les autres dans le miroir. Sont-ils dans mes pensées ou réellement piégés dans le miroir ?

Il faut que je les sorte, un à un du miroir puis de mes pensées, ou bien l’inverse. Mes pensées. Le miroir. Ça tremble. Rien n’est sûr. Je secoue le flacon de déodorant. Il est presque vide. Noter « déo » dans l’application. Penser « des bas ». Le réel revient avec ses routines, ses obsessions, ses manques. La lumière est crue. La ventilation automatique, le peigne dans le tiroir, le savon dans son porte-savon. L’eau coule, tiède. Elle coule comme elle a toujours coulé. Rien n’est sûr mais tout persiste.
  • 1.12.22

Candide

Il y a cette jeune fille, candide et gracieuse
Son sourire dénué de malice, sa voix encore claire
Avec un aplomb de qui connaît la vie 
Les hommes, leurs magouilles et le charme que ça lui fait 
Vingt ans en ligne droite, sans ceinture ni bagage 
Finesse d’esprit, maîtrise des codes de l’époque
De celles ou ceux qu’on raille trop vite parfois 
Jeunesse brillante qui donne du plaisir à vivre
Quand on est né fin soixante du siècle passé 
Et que ça commence à boiter dans la carcasse 
Qu’on protège son élan sa candeur sa grâce 
On lui doit bien ça à cette génération déboussolée
  • 30.11.22

Le miroir des autres 2

La salle de bains est une scène de théâtre. Les voix sont humides et hésitantes. J’aimerais être le souffleur. Leur donner le texte. C’est le trou de mémoire dans le miroir. Le silence coule, parcourt les conduits, remonte le syphon. Des voix, enfin, sortent (du miroir, du lavabo ?), bredouillent une histoire que je ne comprends pas. La trame se perd dans des gargouillis comme dans un ventre.

Six heures, le lavabo avale tout. Le syphon se recouche. Mon reflet s’éclaircit au fur et à mesure que les autres retournent dans le miroir. J’ai froid. On a froid. La mémoire goutte du robinet, me laisse pensif. Le trivial me rattrape. Les gestes quotidiens sont des machinistes. Je fais couler l’eau de la douche pour qu’elle nous réchauffe. Le rideau tremble. On dirait qu’il pleut.
  • 30.11.22

10 minutes, Rue… toutes les rues du monde

Toutes les rues du monde
dans la rue que je dis mienne. 
J’avance dans ma rue 
qui est aussi la rue 
de celui que je croise,
de celui qui passe ou passera. 
Toutes les rues du monde
sont à moi 
tant que j’y suis homme 
passant pensant
rêvant vivant. 
Personne ne peut enlever 
les possessifs.
Ma ta sa.
Mon ton son.
Je possède
et je suis possédé. 
On ne peut pas enlever 
la rue à quelqu’un. 
On ne peut pas enlever
quelqu’un de la rue. 
C’est ma rue, c’est ta rue 
et la rue de tous les mondes.
Chemins passages
Routes rocades 
Impasses voies
Venelles allées
Contre-allées rues
Places parcs squares
Avenues boulevards
sont à moi. 
Toutes artères miennes
palpitant dans mon corps.
Boum tchak !
Boum tchak !
Je suis toutes les voies. 
Je suis la ville. 
Je suis perdu.
  • 29.11.22

Le miroir des autres 1

La maison est pleine du miroir des autres. Des habitants d’avant. J’entends d’anciens murmures qui se déplacent entre les pièces.
Le seul miroir ayant connu d’autres visages que le mien (tous les visages ?) se trouve dans la salle de bains. Les voix sont là. 

La salle de bains est pleine du reflet des autres. Ils rebondissent sur les faïences. Il y a trop de lumières. De visages. Ça complote dans le miroir. Des fantômes d’anciens locataires tiennent conciliabule. Écoute-les. 

Est-ce que mon reflet est accepté dans le cercle du miroir ? Combien de personnes composent cette assemblée ? Sont-elles gênées, elles aussi, par la vapeur de la douche qui voile le reflet ? Est-ce que les taches de dentifrice collées sur le miroir sont toutes de mon fait ? 
Autant de questions sans réponse.
  • 29.11.22

Une goutte sur le balcon

Une goutte sur le balcon, sa fragilité
À l’heure de la pause de midi s’étire
De tout son corps de goutte, tremble
Si petite quantité d’eau dans ce grand monde
De bruit, de doute qui fait des taches
Bruine des pieds, lâche ton crachin 
Va, goutte, goutte encore mais ne tombe pas
Tu vas bien avec la couleur du jour
Gris, fragile, seul et sans un désir
  • 28.11.22

10 minutes, parc Charpak

Le tram roule plein
de cahots sous les roues. 
On colle une fresque sur les murs
avant station Voltaire. 
Un homme court après son chien,
après Voltaire. 
Sa laisse traîne par terre. 
La laisse du chien ou de l’homme ?
Un garçon saute sur les voies
pour récupérer son ballon. 
Le rail vacille l’enfant a peur. 
Le tram accélère, mange la ville. 
Je descends à Pablo Picasso. 
Je prends des photos
d’un bâtiment mauve sur un ciel gris. 
J’essaie de photographier
de filmer mais l’appareil
ne voit pas ce que je vois. 
La pureté des lignes
qui grimpent sur les toits,
le parfait des cercles
sur le sol me rassurent. 
Rien ne dépasse. 
Je reviens sur les pas du tram. 
Port Marianne. 
On a donné Stéphane Hessel 
à ce parvis, des jets d’eau,
un miroir pour le ciel gris. 
Un bâtiment parle,
lit des mots imbriqués
en relief sur sa façade. 
On dirait des injonctions.
Je les crie dans ma tête. 
Le parc Charpak m’évoque
des joueurs d’échec russes,
Charpak contre Kasparov,
guerre froide, chapka. 
Je prends les blancs,
Charpak les noirs. 
Charpak Tetrapak. 
Je cherche d’autres noms en pack. 
Le parc Charpak est impeccable. 
Couleurs de saison,
sculpture en bronze,
enfants qui jouent au ballon,
Grands-parents sur les bancs.
Rien ne dépasse. 
Il est tout à fait conforme 
à l’idée que l’on se fait 
d’un parc urbain en automne. 
Il y a peut-être cette paix en plus
au fond dans un sous-bois. 
Elle paraît étrange 
dans le tumulte de la ville. 
Je croise un indien,
un joueur de foot italien,
un rappeur américain. 
Ils ont tous en commun 
de ne mesurer qu’un mètre. 
Ils courent jouent rient,
conformes à un dimanche 
d’automne. 
Rien ne dépasse.
  • 28.11.22

Elle n'arrive jamais du même lieu

Elle revient sans bruit, surgit
D’un objet oublié derrière une commode
Elle est sa poussière, le déclic dans la mémoire
Un visage lui ressemble et elle est tous les visages
Ce peut être un courant d’air qui l’amène
Une faiblesse, un égarement, un instant volé
Elle n’arrive jamais du même lieu
N’a pas de corps, ni de présence
Ne prévient pas, n’appelle pas
Elle prend sa place, insidieuse
C’est une vieille histoire, la peur de vivre
L’habitude nourrit l’habitude, la vie secoue
Le poème n’y peut rien, il console c’est tout

  • 27.11.22

Chère application - 27 novembre (FIN)

Chère application,

Je te tiens aujourd’hui depuis six mois. Chaque matin, je m’assieds à ma table (ou me couche sur mon canapé) pour écrire. J’écris mon application. Chaque matin, depuis le 27 mai, j’ai pris ma plus belle plume (c’est-à-dire mes doigts) pour poser quelques mots sur la page blanche infini du grand-tout, dont tu te fais le relais, le support et la matrice. 

Eh bien, chère application, c’est fini… Tout cela a assez duré. Une application n’est pas un journal au sens que l’entend un diariste digne de ce nom. On tient un journal, pas une application. Il ne faut pas confondre contenu et contenant. 
Tu comprends désormais où je veux en venir. Ne clignote pas comme ça. Prends un mouchoir. Ne rends pas les choses plus difficiles, s’il te plaît. Tu ne changeras pas et je ne changerai pas. On ne se changera pas. Ce soir, je te supprime, te désinstalle, te bloque, te blackliste. Bref, je te quitte. 

Adieu, chère application, et prends soin de toi.
  • 27.11.22

10 minutes, place Saint-Denis

Je descends l’avenue
à moins que ce soit elle 
qui glisse sous mes pieds.
L’air est confus.
Le ciel énorme.
Les réflexes du pavé
sont incohérents. 
Je rebondis.
La rue est un matelas
gonflable, énorme 
comme le ciel.
Je fais des sauts
dans la rue qui prend
le ciel pour un matelas,
qui prend mon corps
pour un élastique.
Je micro-saute,
micro-bonds
après micro-bonds :
le bout de l’avenue,
une place, un café.
La place Saint-Denis.
Son café.
Sa terrasse.
Les gens assis là
boivent du carbone
alors que je rebondis.
Je prends la place
à moins que ce soit elle
qui me prenne.
La place est énorme.
Le bar est énorme.
Le bar se prénomme BABAR.
Le bar gonfle, gonfle, gonfle.
Je remonte l’avenue
à moins que ce soit elle
qui me remonte.
  • 26.11.22

Chère application - 26 novembre

Chère application,

La coupe est pleine. Le temps est las. Ça déborde de trop de tout. Des milliards d’atomes copulent. Donnent naissance à des milliards de caractères, des zéros et des uns en pagaille, qui circulent dans des réseaux toujours plus sophistiqués. On invente des procédures qui vivent leur vie en autonomie, finissent par diriger d’autres  procédures qui, elles, créent des intelligences artificielles, intelligences qui seront bientôt aussi subtiles ou grossières que les nôtres.

On envoie des satellites rivaliser avec les plus grandes constellations stellaires. On ne sait plus distinguer l’étoile du berger du dernier starlink tweeté dans le ciel par ce mégalomane d’Elon Musk. On est capable de comprendre les phénomènes quantiques aussi bien que le temps de remplissage d’une baignoire selon le débit d’un robinet…et j’en passe des meilleures et des supers flux. On est pleins de tout, jusqu’en haut du gosier, au bord du malaise. 

Et pendant ce temps, on n’a toujours pas résolu le mystère des chaussettes orphelines, pas plus que celui de la soi-disant ouverture facile des sachets de fromage râpé. 

Tu sers à rien, chère application !

Bon week-end, quand même.
  • 26.11.22

Une esquisse

C’est une esquisse, un dessin de l’ennui
Un trait au crayon sur un vieux papier bleu
Le geste vient d’un autre lieu
Où je n’irai plus jamais
Me reviennent les marges, les petits carreaux
Le cahier à rabat, le buvard mauve 
Autant de petits yeux cachés dans la mémoire 
Qui aujourd’hui ouvrent une brèche 
Sur la feuille émeuvent et consolent à la fois 
C’est une esquisse, une dentelle pour demain.
  • 25.11.22

Chère application - 25 novembre

Chère application,

On prend en charge la détresse. La formule est lancée depuis une application de visioconférence. Des pastilles sur un écran l’accueillent. Des cercles rangés par ordre d’arrivée avec des visages dedans. Certains lèvent la main. Je le vois sur leur photo de profil. En bas à droite, une petite main jaune est affichée. Ils ne parleront pas. 

On prend en charge la détresse psychique, l’anxiété professionnelle, le stress numérique, la charge mentale. Autant de termes qui creusent encore plus profond le néant. Une image est absente à la réunion. Une voix n’est pas connectée. Elle est en arrêt pour une maladie de longue durée. On ne sait plus ce qui signifie le mot durée. La voix n’a plus voix. Les mains jaunes dansent sous les pastilles. Les photos de profil sourient. Toujours. Elles ne parleront pas. 

À demain, chère application.
  • 25.11.22

10 minutes, rue de la Recherche

Une flèche, une autre. 
Panneau dans la rue 
bleu carré avec un sens. 
La flèche, direction obligatoire,
peux pas en réchapper. 
L’issue est unique,
pas d’autre choix. 
Ferais quoi sans la flèche ?
Où irait ma fatigue dans la rue ?
La nuit n’a pas dormi. 
Je rôde à la recherche de sens. 
Un homme pas plus haut 
que la flèche, au loin 
écrasé par la perspective 
ou bien est-ce par ma fatigue ?
Un homme avance vers moi,
dans son dos la flèche. 
Avance vers moi à contresens. 
Où va-t-on comme ça
avec nos fatigues ?
  • 25.11.22

Chère application - 24 novembre

Chère application,

Je regarde d’abord le physique. Je l’avoue. Avant d’avoir du sens, il faut qu’ils soient beaux. Je parle des mots. Leur beauté va souvent de pair avec leur rareté ou leur étrangeté. Plus un mot est bizarre, plus je le trouve beau. 

Tiens, par exemple, j’ai un faible pour Dégingandé, une sorte d’affection, d’empathie. Les sons IN et AN le font braire et claudiquer, tout en l’équilibrant. Sa bizarrerie me le rend sympathique. Les G ne sont pas frères mais cousins. On pourrait les confondre mais ils se distinguent en se prononçant différemment, ils ont leur fierté. Avec un geai au début et un gant à la fin. Dégingandé est délicat.  Il est chouette, ce mot. 

Mais oui, ma chère, j’aime bien aussi le mot Application. Longtemps que je le préfère à Logiciel.

Je t’embrasse, chère application, à demain.
  • 24.11.22

10 minutes, rue Carlencas à rue Catalan

Il n’y a pas dix minutes 
entre Carlencas et Catalan. 
Cinq, tout au plus.
Juste le temps 
d’un rêve express. 
Je lève la tête ou la baisse. 
Ça dépend l’humeur.
Il y a de la mousse dans ma tête. 
Je retiens les pensées. 
Je baisse les yeux ou les lève.
Ça dépend de la nuit. 
Il y a un refrain 
entêtant dans les poubelles. 
J’ai ma tête à mes pieds. 
Attention au passé 
des piétons. 
Ne rien brusquer
du rêve des autres. 
Le ciel joue de la contrebasse. 
Le trottoir fait des arpèges. 
J’abrège, me dope. 
Le bitume joue les neuro-
transmetteurs. 
Toxico du trottoir,
je vide mon sommeil
jusqu’à à l’ascenseur. 
Portes ouvertes,
quatrième étage. 
De Carlencas à Catalan,
bonjour le réel !
  • 23.11.22

Chère application - 23 novembre

Chère application,

La chaudière à gaz déclenche. Ça fait un souffle dans la maison. Une personne chuchote entre les murs. J’entends sa respiration. De temps à autre, elle élève la voix et allume une flamme. Puis à nouveau chuchote. La nuit, le chuchotis se rapproche d’un ronronnement linéaire. Une ligne de basse pour les rêves. 

C’est la voix de la chaudière à gaz. Elle vient avec l’hiver, la voix dont on entend que le souffle et les flammes. 
Elle est discrète, chaleureuse, docile. 
Dommage qu’elle coûte un pognon de dingue !

Mets ton col roulé, chère application, à demain.
  • 23.11.22

Chère application - 22 novembre

Chère application,

Tes jours sont comptés. Les vieux volets grincent. La lune est capable de compter les jours qu’il te reste. Elle n’en dit rien. Les vieux volets sont verts. Tout le temps. À l’ouverture comme à la fermeture.

J’ouvre les volets. La lune grince. Je suis capable de compter tes jours. Les volets ne comptent plus les jours depuis qu’ils grincent. Il y a trop de joie dans ce vert. À l’ouverture comme à la fermeture.

La lune est assisse sur un banc. Les volets sont pourvus de grandes ailes. Tes jours défilent sur un cadran à côté de moi. L’écoulement des heures est signalé par une zébrure dans le ciel qui ouvre et ferme le temps. Le banc est vert, la lune rousse. À l’ouverture comme à la fermeture.

J’habite un tableau surréaliste. Ceci n’est pas moi.

Bon mardi, chère application.
  • 22.11.22

10 minutes, rue de la République

Au musée, un tableau discret
regarde les tapageurs,
les grandes surfaces 
et les installations d’art moderne.
Le tableau est triste.
Le tableau se sent laid. 
Les autres le trouvent laid.
Je le sens bien. 
Il est triste mais pas laid. 
Il est pesant à regarder. 
Il accroche au sol
soupèse, toise l’âme. 
Mon œil est vissé sur la toile. 
Son œil est vissé sur le mien.
Il parle de douleur
de cauchemar.
Il dit le cri et le froid. 
Il jette dans la salle 
la cruauté majuscule,
l’intolérable, l’inimaginable.
Il est un fantôme. 
Le mien, le nôtre. 
Il n’est pas le dernier.


ZORAN MUSIC
(Slovénie,1909-Italie, 2005)
Nous ne sommes pas les derniers 1974
Acrylique sur toile / Acrylic on canvas
Collection du Museo de la Solidaridad Salvador Allende, Santiago de Chile

Zoran Music est arrêté par la Gestapo à Venise en 1944, accusé de faire partie d'un réseau antinazi.
Il est enfermé à Dachau en tant qu'ennemi politique. En 1945, un séjour à l'infirmerie du camp est l'occasion pour lui de dessiner, malgré les risques. C'est le seul témoignage dessiné d'un artiste enfermé dans les camps. A partir de 1970, Music entame une série intitulée « Nous ne sommes pas les derniers », qui fait resurgir son expérience des camps. Cette série perdure jusqu'en 1987, les toiles de Music alternant alors également autoportraits et paysages. Les toiles sont souvent non apprêtées, renforçant la sensation d'un surgissement fantomatique.


  • 21.11.22

Chère application - 21 novembre

Chère application,

J’ai été dans une machine qui elle-même était une mare. Un long couloir m’a mené jusqu’à cette mare. Elle faisait un bruit de moteur. Un de ses moteurs de vieux bateau qui claque comme un canard. Un canard dans la mare qui était une machine. 

J’ai traversé un bonne partie du cosmos comme ça. Dans ma mare à moteur. Arrivé à la rocade sud de l’univers, je suis tombé dans un embouteillage intergalactique. Une quantité gigantesque de mares à moteur mais aussi électriques, à hydrogène et autre combustible que je ne connais pas, circulaient au pas. De part et d’autre de la Voie lactée, il y avait de beaux arbres recouverts de neige dont on n’apercevait ni les racines ni la cime. Le ciel était orange et rosé. Le jour se tenait constamment à l’aurore pendant environ trois semaines du temps d’ici. C’était joli. 

Des arbres infinis autour de petites mares. Un ciel d’aurore. Le bruit des moteurs. Les embouteillages. Finalement, ce n’est pas si différent que chez nous. 

Bonne semaine, chère application.

  • 21.11.22

10 minutes, rue Cherche midi.

Je déambule. 
Je cherche le son de mes pas. 
La ville, marcher, chercher. 
Les rues s’enchaînent.  
La rue Cherche midi
pose des souvenirs
dans le cours de mes pas. 
Je m’arrête, convoque
des nuits des jours
qui se confondent.
L’amour, l’ivresse.
Rue Cherche midi.
Une émotion sur le pavé. 
Je l’esquive, elle revient. 
Je la prends et repars. 
La ville ne s’arrête pas. 
Je la suis jusqu’au bout
de la lumière. 
Boulevard du jeu de paume,
le jour baisse la garde. 
Midi est loin, je ne cherche plus,
n’attends plus aucune heure. 
Je ne sais pas aimer.
Les mots me dévalent 
comme une rivière.
Ils charrient 
mémoires,
midis,
amours,
doutes,
maladresses,
paresses,
ivresses…
Je marche dans le limon. 
Je rentre chez moi,
le boulevard tremble
au passage du tramway. 
Je tremble aussi. 
Je ne sais pas aimer.
  • 20.11.22

Chère application - 20 novembre

Chère application,

Je n’ai pas les codes pour vérifier la mise à jour de ce matin. Le système de reconnaissance faciale ne m’identifie pas et j’ai perdu les codes. J’ai bien essayé de récupérer mon mot de passe, de passer en reconnaissance digitale. Ça ne fonctionne pas. 

J’ai besoin d’une authentification forte à deux facteurs. Un facteur cognitif et un facteur extérieur. J’ai besoin de toi. Je dois vérifier que le téléchargement de mon visage a bien été effectué cette nuit, qu’il n’y ait pas d’erreur de programmation, de bogues dans mon appréhension du moment. Je souhaite vérifier le paysage. M’assurer de sa conformité avec les données géographiques de la veille, la mer ne doit pas être en montagne, la ville en apesanteur ou l’hiver en automne. Et vice-versa. Qu’il n’y ait aucune corruption en raison de mon rêve de cette nuit. 

Tu ne dois pas être levée. Lorsque tu rebooteras, peux-tu m’envoyer un vocal sur WhatsApp, s’il te plaît ? Je te remercie. C’est important. 

Bon dimanche, chère application.
  • 20.11.22

Chère application - 19 novembre

Chère application,

J’ai déplacé les dossiers de ma mémoire, rangé par couleur les années, mis des mémos et des marque-pages entre les jours à retenir. 
Tu verras que le classement est subjectif. L’ordre, la numération, les priorités, la chronologie ou les émotions ne sont pas toujours respectés. Tout cela est subjectif. J’ai gardé les successions qui n’aboutissent à rien, qui n’ont pas de sens. C’est plus poétique. J’ai déplacé des bouts de temps, sans les déranger. J’ai juste recomposé mentalement les événements. J’ai sorti les vieux sous-dossiers oubliés. Il sont souvent nommés de façon aujourd’hui inexplicables. Ils ressemblent à des codes secrets pour ouvrir d’autres placards à mémoires. Ce sont les plus beaux. Les plus poétiques. 

Si tu veux jouer selon tes envies, tu peux. Selon les thématiques ou l’idéologie de ton choix, par sujet, thème, idée… Fais comme il te plaira. J’ai téléchargé une copie de mon dossier. Il ne se perdra pas. 

Tu n’oublies pas t’éteindre la lumière en partant. Claque bien la porte, aussi. Tu sais qu’elle ferme mal. Laisse le chauffage allumé, en revanche. Ma mémoire prend vite froid. 

Bon week-end, chère application.
  • 19.11.22

10 minutes, rue Iréne Joliot Curie

Il y a la rue puis son nom :
Irène Joliot Curie.
Un nom aussi long
que la rue est courte.
Toute petite rue coincée
entre deux monstres.
Deux immeubles
avec des pattes d’éléphants
et plusieurs trompes sur les toits.
Je suis au quatrième du monstre sud.
Un vieux monstre.
L’autre, face nord, est jeune.
Je suis dans le vieux monstre
avec des pattes fatiguées
et des trompes molles.
J’aime bien les vieux monstres.
Depuis mon observatoire,
je vois des tas d’animaux jolis,
bipèdes et pas monstrueux.
Tous sont petits petits petits,
aussi petits que la rue courte
a un nom trop long.
  • 18.11.22

Chère application - 18 novembre

Chère application,

Je suis dans la chambre ou ailleurs. Je suis peut-être loin. Loin de la chambre. Mon corps est dans la chambre. Je peux en attester en me palpant. Mais la pensée en train d’écrire ces mots, où est-elle ? Suffit-il que j’écrive pour faire existence ? Suis-je indissociable parce que je pense ?

Je suis maintenant dans la cuisine. Tout autour ressemble à ma cuisine. La tasse de café est sous le bec de la machine à café. C’est sûr. Je la vois, je la pense. Mais si je ne viens pas de la chambre, comment être sûr que je suis dans la cuisine, comment être certain de ce que je pense ?  Est-ce que la tasse est bien sous le bec ? Est-ce que le café ne va pas couler à côté de la tasse, si je suis ailleurs où il n’existe ni chambre ni cuisine ni café ?

C’est absurde. La machine est absurde. Le café, la tasse, la chambre sont absurdes. Pourtant, tout est là sous mes yeux, sous mes doigts. 
Cette histoire est absurde. Ici et ailleurs et tous les mondes intermédiaires sont absurdes. Penser est absurde. 

Ne tiens pas compte de ce texte, chère application, je ne suis pas sûr qu’il existe. 

Amitiés, depuis la cuisine ou ailleurs.
  • 18.11.22

Chère application - 17 novembre

Chère application,

Aujourd’hui est doté d’un processus viable. Il a bien démarré : écran stable, pixels scintillants, pulpe des doigts sensibles, visage reparamétré, dents à leur place, jambes au complet, bras idem.

Certes, aujourd’hui comporte des variables bornées, mais elles gardent leurs propriétés de variable ; c’est-à-dire qu’on n’est pas à l’abri d’une surprise. Oh! Pas la surprise de l’année ! Tout cela reste maîtrisé par le grand-tout. Longtemps que je ne suis plus en version beta. Je peux cependant espérer un petit rebondissement agréable qui fera grimper ma jauge de bien-être. 

Oui, ce jour a de l’allure, une belle photo de couverture, des icônes, des smileys, des emojis, toute une armée de couleurs prête à divertir, s’il le faut. Non, vraiment, c’est bien.

Encore quelques jours comme cela et j’obtiendrai ma quatrième étoile. Dès que j’en ai cent, une galaxie est offerte et au bout de cent galaxies, une extension de vie m’est promise. 

J’ai hâte. Emoji clin d’œil. Emoji étoile. Emoji sourire. 
Bien à toi, chère application. Emoji cœur rouge.
  • 17.11.22

10 minutes, place Rondelet

Le soir descend de la rue Ernest Michel
et s’assoit, place Rondelet.
Il forme un cercle entre les arbres 
comme une clairière en soi.
Une jeune femme pousse
un caddie plein d’habits colorés,
de couvertures, de draps froissés.
Deux chats la suivent
sans miaulement
ni précipitation.
Ce sont ses chats
Un blanc, un noir.
Ils ressemblent à l’ombre.
Ils ressemblent au soir.
Un arbre frissonne, place Rondelet.
Le caddie est calé sur le pied d’un banc.
La jeune femme caresse le soir,
le blanc d’abord puis le noir.
  • 16.11.22

Chère application - 16 novembre

Chère application,

Cette nuit, j’ai tué le poème à grands coups de prépositions et d’adjectifs, de métaphores à deux balles et de jeux de mots fumeux. J’ai aligné les mots comme des soldats. Feu ! L’écran était un champ de bataille, les lignes des baïonnettes. Ça pétaradait de partout. Tous ces vers gisants, ces scansions sanguinolentes, ces allitérations éventrées, cette musique macabre… Un carnage !

J’ai tué le poème. Il n’en reste rien. Un corps inerte et dégingandé. La dépouille n’est même pas présentable. Il faudrait lui rendre un dernier hommage, recomposer deux trois quatrains avec les morceaux de boyaux qu’il reste, juste pour qu’il fasse bonne figure, qu’il joue sa dernière danse de poème sacrifié sur l’autel de la cruauté humaine.

Enfin, chère, fais ce que tu peux avec ce que tu as. Je te fais confiance. 

Je t’embrasse, chère application.
  • 16.11.22

10 minutes, rue de Belfort

Il y a là en ornement
au-dessus d’une porte
sans charme 
dans un quartier 
sans charme,
il y a là
une tête de lion
sur son fronton de plâtre. 
La nuit tresse des ombres
sous un réverbère palot.
Pas une âme pour venir
agacer l’animal.
Il est le roi des ombres,
le roi de la rue de Belfort. 
Pas plus loin,
pas un grand royaume. 
Si j’en crois son œil,
ses bajoues, son cou,
sa mâchoire, sa prestance,
ça lui suffit.
  • 15.11.22

Chère application - 15 novembre

Chère application,

Tu as remarqué ? La pluie ne gêne pas l’homme et son chien. L’homme passe. Le chien tousse. Malgré la pluie, ils cheminent. Le chien devant, l’homme derrière, ou bien l’inverse. Quand l’un ou l’autre lève la patte, l’autre ou l’un s’arrête, attend l’un ou l’autre puis repartent, côte à côte. 

La pluie redouble. Ils redoublent la rue. Ils la prennent dans l’un ou dans l’autre sens. Une fois, deux fois. Aller retour. Ils passent devant ma fenêtre, vont jusqu’au bout de la rue. Demi-tour. Pluie, le chien tousse, lever de patte, ils s’arrêtent s’attendent repartent. Autre bout de rue, pluie, le chien tousse, patte etc. 

Je suis émerveillé par cette mécanique. 

Passe devant, chère application, je te suis.
  • 15.11.22

10 minutes, rue de Bercy

Ça longe les murs, rue de Bercy.
Le pavé est rond, le trottoir désolé.
La rue a bu, Bercy titube.
Les passants ont des têtes
d’alcootests périmés.
Les visages se diluent,
épuisés de souffler
dans le ballon du jour.
J’attends. 
Je pense aux bruits de leurs pas
sur les feuilles mortes. 
La beauté du froissement. 
Je bute contre une humeur,
une vieille humeur un peu ivre. 
L’automne est au plus haut. 
Le ciel est gris, les oiseaux absents.
J’attends.
À tout moment, quelqu’un pourrait sourire.
  • 14.11.22

Chère application - 14 novembre

Chère application,

Ce lundi me gratte sous les bras. Comme un sous-pull des années quatre-vingt. Même couleur : orange, avec col roulé qui monte trop haut, étouffe et gratte sous les bras mais aussi sous le menton. Même matière : cent pour cent acrylique avec de l’électricité statique lorsqu’on l’enfile, le retire ou qu’une autre entité magnétique le frôle. 

Ce lundi sent la sueur sous les aisselles, avec auréole dégoûtante qui part mal au lavage. Le voilà qui lève le bras pour me saluer. 
Chère application, fais quelque chose ! Donne-moi un lundi de ce siècle, un bon lundi aseptisé de couleur passe-partout, simple, col en V, sans manche, sans auréoles. Un lundi débardeur rouge, par exemple, moitié polyester, moitié laine. Ça m’irait très bien. 

Je te remercie, chère application. Bonne semaine.
  • 14.11.22

10 minutes, rue Carlencas

Des notes au piano sortent
d’une fenêtre, de doigts
flexibles et tendres.
C’est faux, ça sonne faux.
C’est un échec mais joli.
C’est l’essai qui est joli. 
On reconnaît l’air, c’est essentiel.
L’air, c’est l’essentiel.
L’échec, aussi.
Sinon tout serait trop parfait.
Le voisin, rue Carlencas
sait que ce n’est pas bon.
Dix minutes pour écrire ces mots.
Plus rien ne sort de la fenêtre.
Pourtant mes doigts remuent,
l’air bouge dans ma tête.
J’entends encore le piano.
C’est apaisant le piano.
Même faux, ce n’est pas un échec.
J’ai envie de le dire au voisin.


  • 13.11.22