L'ennui

L’ennui est une traine sur la mer, un feu docile qui ondule puis s'étouffe. Cinq minutes et il disparaît. Ce matin, je descends capter sa langueur dans ma boussole. Entre deux ruines de nuit, je traverse la route qui me sépare de la plage. La bascule, pli du temps où le jour mord le ciel à pleines dents, me pousse jusqu’à la grève. Je me laisse envahir par l’éclosion entre deux voiles de brume qui s’éclatent sur le fil de la digue. Je rêve un peu. Mais si je traîne trop, je manquerais l’ennui. Alors je dégaine, règle, tapote et capture l’abattement entre miel et mer, sombre et feutré, rapide et las. Deux ou trois prises et la traine se change, quitte sa robe de spleen et s’élargit pour prendre l’horizon dans son lit. Elle lorgne un nuage noir, lui souffle une dentelle de cuivre ; se retourne et tire les manches du ciel pour le découvrir du bleu sale qui macule encore son visage. Un goéland repasse l’ennui d’un vol plat et efface les plis du large. De l’autre côté, le port s’éveille et l’ennui s’éteint comme les réverbères qui, un à un, saluent le tableau et balancent leur révérence à la mer.

Plage de Palavas - 31/01 7h50

  • 31.1.16

Sur la toile cirée

Le café tire
Sa langue au jour
Par la gargotière
Posée sur la toile
Cirée

Un rond brun
S’est incrusté
Au fil des années
Entre deux fleurs
Orangées

Il est le cercle jauni
De la petite émaillée
Sortie du feu
Fumet au bec
Qui monte au nez

Il trône au centre
De la nappe briquée
Comme un oeil
Qui surveille
Le foyer

Autour se tassent
Les mal éveillés
Qui remuent
La poignée si
Mal disposée

Il est la règle fate
De la toile cirée
Chaque matin
Il faut taire le brulé
Du nouveau né

  • 30.1.16

La vigne à la colle

C’est en ordre de marche qu’un soleil rasant traverse le pare-brise et aveugle les sens. Il est trop tôt et l’heure indue nous transporte dans le fourgon-benne chargé de vendangeurs. Sur la banquette avant, nous sommes quatre serrés dans nos bleus de travail, la tête enfumé de l’été finissant. C’est le premier jour des vendanges, premier jour de la colle. Derrière, ils sont huit hommes et deux jeunes filles installés dans la benne sur des caisses brinquebalantes. On les entend brailler, en polonais, en espagnol ou en arabe. Ils se racontent la veille, la soirée arrosée et les filles qui roulent des yeux et du fessier.

Le vieux fourgon dégage une épaisse fumée blanche. Le tacot est remisé au transport de la colle, groupe composite qui va soulager la vigne de son fruit. Il roule lentement et tousse en secousses quand il faut gravir le premier col. Le chauffeur embraye, crache par la fenêtre quelques brins de tabac échappés de sa gauloise, puis accélère vivement dans la montée et envoie valdinguer la colle mal arrimée. Ça hurle en riant. Les hommes se collent aux jeunes filles, leur touchent les seins en prétextant que c’est la faute du chauffeur, cette branque de chauffeur.

Je suis au milieu de mes quatre camarades. Coincé entre le chauffeur et le hottier, grande baraque d’un quintal, au sourire inexistant. Le chauffeur fume cigarette sur cigarette et me souffle la fumée dans les yeux. Nous arrivons à six heures à l’entrée de la vigne. Un hectare de plaine à perte de vue, des rangs rectilignes sont tracés sur la terre nue comme peau de bébé. Tendu sur des fils de fer, la vigne nous attend de pieds fermes. Chaque cep porte quatre à cinq kilos de raisins qu’il faudra couper sans les quicher* dans le seau pour ne pas qu’ils perdent leur jus. La meneuse de colle, sexagénaire bondissante, sort la première du fourgon, compte les lignes et le temps qu’il faudra pour dévorer la vigne. Elle nous dispose en ringuette face à chaque rangée, passe vérifier dans les couloirs que nous sommes correctement équipés : paire de sécateurs propre et aiguisée, seau décrotté de la boue à son cul, chaussures adéquates – baskets à grosses semelles ou chaussures à petits crampons -, la tenue doit être réglementaire, pas de chemise évasée ni de veste trop large qui pourraient ralentir la colle en s’accrochant aux sarments belliqueux.

Chacun sur sa ligne de départ. La maîtresse part en tête et donne le tempo. Courbée comme une anse, elle avance à une vitesse délirante. J’entends le cliquetis de ses sécateurs tels des castagnettes en furie dans la vallée et avec un temps de retard, un bruissement plus lent de la colle accompagne la flamenca et forment un canon de sécateurs qui détrompe le silence de la nature. Le hottier circule dans les rangs. On lui verse les seaux sur l’échine en retenant le geste au maximum pour ne pas blesser ses épaules d’une charge de raisins trop vite précipitée. Le rythme est effréné. Personne ne lève la tête, pas même pour respirer. Je suis en apnée dans les souches, le nez perdu dans les ramures. Il faut rentabiliser les mouvements, couper trois grappes à la fois avant de les jeter dans le seau. On évite ainsi les va-et-vient – seau, souche, seau, souche. Tout appliqué à la vendange, je perds l’espace autour de moi, je ne suis plus qu’un coupeur qui file droit, harnaché au rang. C’est martial.

Au bout du couloir, certains lèvent la tête, les mains plaquées au bas du dos avec un rictus de douleur entre les dents. La meneuse rappelle à l’ordre l’équipe qui batifole et les têtes se renfrognent dans les touffes vertes. On ne voit plus que nos culs dépasser des lisières. Nos corps déshumanisés sont accordés à la vendange mécanique.
Le patron passe vers onze heures et déclenche une accélération du rythme pendant le quart d’heure qu’il passe à nous regarder besogner. Puis, il repart dans son auto rutilante, l’air satisfait du rendement.

Jusqu’au coucher du soleil, nous tournons de rang à rang et le soir, dans le fourgon, les paroles sont rares. Les corps tendus de fatigue se ramollissent sur la banquette et dans la benne, on s’allonge sur des paillasses de fortune. Les reins font mal mais ça n’empêche pas, après la douche, de voir par la fenêtre des chambres sortir les filles rassérénées. Nous les suivons avides jusque dans les ruelles basses du village. Elles dansent la sévillane en relevant leurs jupes ou improvisent des danses d’aujourd’hui dans la pénombre des cours. Beauté et douceur des mains lie de vin qui glissent sur nos joues, nous oublions le mal de dos, la colle et la vigne jusqu’à l’aube.

http://www.chateaumontjustin.com/index.php/18-vie-exploitation/26-vendange-la-colle-traverse-les-generations

*quicher : (Argot) Faire entrer de force un objet dans un espace plus petit que la taille dudit objet, tasser, esquicher.
  • 28.1.16

S02 #BioDuJour – Agnès, Vincent, Banard, François de Sales, Manuel, Paule et Angèle

Semaine 02 #BioDuJour : Biographie rapide et fantasque du personnage qui se cache derrière le prénom fêté du jour. Les courts textes de six lignes postés quotidiennement sur les réseaux sociaux sont repris ici le mercredi et accompagnés d'une historiette rassemblant tous les personnages de la semaine.


21/01 – On fête les Agnès #BioDuJour

Agnès attend ses soixante-deux ans bouche bée
A la vie à la scène, elle gobe des louches

Agnès dirige sa vie seule et ça lui plait
D’hommes en couche, elle en garde plumes et jette

Agnès tremble quand la nuit tombe
Elle cueille une étoile et la trempe dans un pur malt

22/01 – On fête les Vincent #BioDuJour

Vincent a cinquante ans et un pèse-personne
Il a l’âge et le ventre de François, Paul et les autres

Vincent a des problèmes de cœur au sens propre
Comme au sens sexué alors il fume pour bouturer

Vincent dort mal car sa femme l’a quitté
Depuis Il prend des cachets et des filles faciles

23/01 – On fête les Banard #BioDuJour

Banard n’a pas d’âge mais le cafard
d’être habillé d’un prénom aussi bâtard

Banard n’est pas Bernard ni Barnard ni Gérard
Il corrige et s’excuse de n’être que Banard

Banard pense que la blague une nuit cessera
Qu’il se réveillera avec un prénom à vivre

24/01 – On fête les François de Sales #BioDuJour

François de Sales a trente ans et une grosse barbe
Il joue au hipster sur les boulevards et mange bio

François de Sales aime les pantalons à jambes courtes
Il porte le jean relevé aux chevilles et sans chaussettes

François de Sales met un gilet surpiqué de ses initiales
FdS au bas du dos, il espère une nuit être sanctifié

25/01 – On fête les Manuel #BioDuJour

Manuel a soixante-huit ans et des rouflaquettes
Il a été rocker mais il ne reste que les frisettes

Manuel a sous sa mansarde un poster d’Halliday
Sa femme en a marre de coucher avec un yéyé

Manuel chante Oh Gaby comme un mantra
Au décès de l’idole, il se rasera ou mourra

26/01 – On fête les Paule #BioDuJour

Paule a la parole sourde et cent-un ans
Elle se moque du siècle sans vergogne

Paule a vu la guerre et le loup des soldats
Elle étend encore en rêve quelques lascars

Paule a la mort au bec et le sourire en coin
Elle ironise sur la vive disparue qu’elle sera

27/01 – On fête les Angèle #BioDuJour

Angèle a quatre ans et une tête légère
Ses bras battent la mesure quand papa frappe

Angèle se bouche les oreilles avec les doigts
Lorsque la chambre est plongée dans le noir

Angèle sait déjà que la vie est un cauchemar
Quand elle est seule à compter les beurres noirs



Manuel pose le saphir sur la piste deux et dans l’appartement voisin, Vincent lève les yeux au ciel. Encore du Johnny à fond à sept heures du matin, un dimanche. Le disque est rayé comme l’est Manuel, en boucle depuis quarante ans sur les vieux titres de l’idole. Agnès, l’épouse de Manuel, n’arrive pas à lui faire entendre raison. « Arrête avec ton putain de Johnny ! » Elle dit ça tous les jours dès le réveil. Au début, elle hurlait. Désormais, lasse et pétrie d’amertume, elle ne marmonne plus que pour elle, entre ses dents serrées.

Au rez-de-chaussée, Angèle, quatre ans, suce son pouce.

Vincent vit seul et parfois se dit qu’il pourrait, lui aussi, mettre la musique à fond. Ça lui ferait du bien et comme il vit seul, personne ne pourrait l’en empêcher, à Vincent, de mettre ses disques préférés à plein volume, ça l’aiderait à ne plus penser, à ne plus se tourmenter ; parce qu’il est seul, Vincent, vraiment seul. Mais là, la musique de l’autre fou de Jojo, ça l’agace. Alors, il ferme la fenêtre qui donne sur le balcon pour atténuer la nuisance. Mais, comme s’il voulait absolument que Vincent et tout l’immeuble entendent, Manuel augmente le volume ; alors Vincent tape trois coups avec un balai sur la cloison qui sépare les deux appartements. Manuel marmonne une saloperie en raclant sa gorge puis répond par trois tapes appuyées de la main sur le mur, signifiant ainsi à Vincent qu’il n’est pas disposé à baisser le son. Vincent redonne trois coups de balais et Manuel répond. Ça durera ainsi jusqu’à midi.

Angèle tourne et vire dans son lit quand la voix de Johnny monte trop haut. Elle a des sursauts et le hoquet, quelque vilaine peur qui dérange les rêves.

Au second étage, Banard a le cafard du dimanche comme tous les dimanche et comme tous les jours. Johnny, il ne connaissait pas avant d’emménager ici. Banard ne connaît pas grand-chose à la variété française. La musique et la voix gutturale du chanteur passe dans ses oreilles comme tout le reste, sans y rester. Banard se demande ce qu’il fait dans cet immeuble ou plutôt qu’est ce que fait cet immeuble autour de lui, et par la même, qu’est ce que fout cette musique à ainsi traverser sa tête.
Angèle a réussi à se rendormir, le poing serré sur un vieux mouchoir en tissu qui lui sert de doudou.

« Que je t’aime, que je t’aime, que je t’aaaaaaimmmme ! ». C’est lorsque retentit ce refrain hurlant que François de Sales, un hispter qui habite au quatrième, se réveille. Il est onze heures et la nuit fut trop courte. Il s’étire, gratte sa barbe, en retire quelques miettes du repas de la veille et file dans sa douche. Les murs de la salle de bains tremblent sous les basses et dans la tête de FdS, quelques mouches volent en mouvements synchronisés.

Madame Paule, doyenne de l’immeuble, habite au rez-de-chaussée. Elle est réveillée depuis six heures. Johnny lui rappelle des souvenirs, un amant à moto, un blouson noir, disait-on à l’époque. La vieille dame connaît le répertoire de Johnny  par cœur : elle a vu sa fille puis sa petite-fille chanter et se déhancher sur les tubes du rocker. Elle se baisse sur le petit lit de son arrière-petite-fille. Angèle dort et ne semble pas avoir été dérangée. Elle rabat sur elle une couverture en mohair, la remonte jusqu’au cou puis la rentre dans le col de son pyjama pour ne pas qu’elle s’étouffe avec. Madame Paule se dit qu’elle est mieux ici, avec elle, qu’avec son père qui a perdu la tête.

Il est midi trente. Agnès a fait un rôti de bœuf pour déjeuner avec quelques pommes sautées. Manuel lève le bras de la platine et dans l’immeuble, un étrange silence s’installe. Vincent donne encore deux coups de balais dans le mur sans s’apercevoir que la musique vient de s’arrêter, puis rouvre la fenêtre qui donne sur le balcon ; il lui faut de l’air à Vincent.  Au second, Banard fume cigarette sur cigarette et jette les mégots dans le jardin de Madame Paule. François de Sales est encore dans la salle de bains à tailler sa barbe. Avec un rasoir coupe-choux, il se rase délicatement autour du cou et songe qu’il pourrait un dimanche dévaler les étages et égorger Manuel.

Angèle se réveille mollement et glisse un sourire béat au jour. Johnny ne frappe pas aussi fort dans les oreilles que son père sur ses cuisses. C’est ce que se dit Madame Paule quand la petite fille, les jambes nues et tuméfiées, vient en sautillant la rejoindre dans le jardin.


Vincent 22/01


  • 27.1.16

Jamais su si t'étais vraie

Des cris étouffés
Des rires en acouphènes
Qui traversent les corps
Ensorcellent les rêves
Coupent du monde

La nuit revêt
Son plus bel apparat
Et se ment
pour offrir en partage
Un pays d'artifices

Un ailleurs cerclé
De lumières
Un parc à humains
Petits hommes
Petites femmes

Toi à mille dépeignée
Du fard pour les années
Sombres à jouer
Les joues écumées
De senteurs fabriquées

Du sucre vanillé
Au rouge des pommes
D’amour et toi
Au milieu
Jamais su si t’étais vraie

Tes cheveux à l’odeur
Têtue tracent la nuit
En mèches folles
Et ton oeil me fuit
En perle d’eau

Tu tournes sur la piste
Plaques noires de fer
Routes factices
Tu vires au blond
Et tu m’agites

Tu glisses électrique
Ta silhouette
Dans mon sillage
Et ma flamme
Sur la perche crépite

Je te vois trop
Sur le parquet
Fais la grue
Suspend au corps
Tes atouts chromés

Mais les autres
Rôdent chauffards
Zélés sur les sièges
Bâtons à bloc
Sur ta pétale

Et moi
Figé regard volé
Sur l’étal venté
Transparent de toi
Jamais su si t’étais vraie

  • 26.1.16

La vigne de l’amicalhario

Je suis dans le chemin en contrebas. Je lève la tête à me tordre le cou pour essayer d’en voir le sommet. C’est un mur de roches calcaires où se sont arrimées les souches. Point noirs enfoncés comme des bubons sur un visage émacié. Je ne peux pas voir sa tête à ce visage tant il se perd et se confond avec le ciel blanc de l’hiver.
Le vent léger, froid et humide pénètre le corps. Je dois grimper en haut pour apporter sa bouteille de rouge au vieux. Il est ici depuis le petit matin, quand il fait encore noir et que la vigne se voit par pièces comme des clairières allumées par la lune.
Il est là pour tailler la vigne. Tout janvier, tout février, il taille. Il se lève à cinq heures, boit un café filtré par un vieux bas nylon, enfile son bleu, un béret noir sur les oreilles et à vélo, gravit la colline sous le regard perdu de quelque chat-huant.
Il va à « l’amicalhario ». C’est comme ça qu’il appelle sa vigne des ténèbres. Un raidillon d’une centaine d’ares sur lequel pousse, contre toute loi d’apesanteur, un millier de ceps téméraires. Chaque pousse se dresse, oblique à la terre, tordue comme une cheville cagneuse. Chaque souche tend sa sève vers le ciel aussi résolument qu’une tenaille arrache une pointe du béton. Ça tire vers le haut à vouloir toucher le soleil d’hiver, les sarments en cheveux fous pour une souffrance qui créera un fruit revenu de l’enfer de la gestation.
C’est « l’amicalhario », c’est une transmission orale, un souvenir comme une ombre de la peine. La parole, sa sonorité, sa langue ronflante dans la couperose des hivers découvrent un affect sournois, une douleur émue entre reconnaissance et admiration, pillage des corps et pénitence. La tâche est si ardue, l’aventure si humaine qu’on en devient l’esclave.
« Amicalhar » signifie « miette » en occitan. C’est une terre de miettes, c’est une terre qui met en miettes, qui découpe les os au sécateur. Elle est faite de schiste et de calcaire friables qui recouvrent un sol dur et sec. Le vieux s’y casse l’échine à grimper, courbé comme un roseau pour épouser la pente. Il se tient aux souches quand le dévers le prend à la dégringolade, vacille dans ses godillots, se porte en biais pour tenir tête à l’inclinaison. 
Là-haut, il fait des miettes de sarments toute la journée. A coup de grands ciseaux, il taille les ceps à deux yeux de bourgeons secs. Les rameaux tombent derrière lui comme des hallebardes lors de grosse pluie et forme un tapis épais de rebuts qu’il faudra ramasser et brûler au bord du chemin.
Ce sera ma tâche, quand il aura bu trois lampées au goulot de la bouteille que je lui porte, quand il aura mangé une tranche de fromage jaune avec du jambon de montagne et du pain de seigle. Quand il aura bu deux ou trois godets de plus, puis vidé la bouteille, que ses yeux seront gros et noirs comme des grains de Chasselas, ce sera mon tour d’émietter quelque rêve sur sa terre d'existence, de courber mon dos pour lui et à la mémoire de ses aïeux.

  • 24.1.16

Voix de crécelle

D’une étincelle
Il allume un regard
Lâche vieux os
Dans l’œil vif
De l’enfant agité

Une lueur douce
Sucrée le lèche
Habite la tête
Et fait tanguer
La mémoire

Un tour éclair
D’esprit saisit
Une muse revenue
Fragile d’une voix
De crécelle

Une parole nait
Un songe éclate
En sillons carmin
En trainées de désirs
D’un souvenir agité
  • 23.1.16

Matin de rien

Dans la lumière crue
D’un matin de rien
Il vole l’espoir à la nuit
Pour s’essayer
Au jour

Il panse une à une
Des plaies de veilles
Yeux en persiennes
Ravaude le somme
Qui ne répare plus

Fêlures aux méninges
Rognures d’ongles
Sous peau, il relie
À gros filets pensées
Et restes de suie

Il file un égard
A la brume grasse
Et sors de l’aboulie
Le peu d’allant
Qu’un rêve a durci

Par la fenêtre
Vies en coupe
Plumes de nuit
Bâchent le trottoir
De rosée étourdie
  • 21.1.16

S01 #BioDuJour – Nina, Rémi, Marcel, Roseline, Prisca, Marius et Sébastien

Semaine 01 #BioDuJour : Biographie rapide et fantasque du personnage qui se cache derrière le prénom fêté du jour. Les courts textes de six lignes postés quotidiennement sur les réseaux sociaux sont repris ici le mercredi et accompagnés d'une historiette rassemblant tous les personnages de la semaine.


14/01 – On fête les Nina #BioDuJour

Nina a trente ans et dit toujours na, na, na
Quand elle est prise au dépourvu des hontes

Nina dit souvent n’importe quoi n’importe quand
Surtout quand on l’emmène n’importe où

Nina ne sait pas toujours comment dire non
Alors elle secoue la tête avec caprice puis pleure

15/01 – On fête les Rémi #BioDuJour

Rémi a huit ans et de grandes oreilles pointues
Quand il rit, elles rentrent dans sa tête alors il rit beaucoup

Rémi n’aime pas la fève dans la galette des rois 
Il a peur de tomber dessus et qu’on la lui fourre dans l’oreille

Rémi est blond comme les blés qui sont fauchés
Comme ses parents qui n’ont pas de grandes oreilles pointues

16/01 – On fête les Marcel #BioDuJour

Marcel a quatre-vingt-trois ans et ne vit que les jours pairs
Et manque à tous ses devoirs depuis qu’on lui dit qu’il est sénile

Marcel aime l’infirmière quand elle lui tend le déambulateur
Qui ne sert à rien car c’est son décolleté qui l’aide à lever le pied

Marcel est rouge de colère quand son fils ne vient pas le voir
Il est rouge de colère quand il vient le voir et qu’il ne parle pas

17/01 – On fête les Roseline #BioDuJour

Roseline a cinquante-six ans et une mouche sur la joue
Elle en joue la nuit comme le jour – une coquetterie gouailleuse

Roseline a un cœur de lionne mais rugit peu
C’est dans les yeux qu’elle cache ses plus beaux bâillements

Roseline abrite sous sa crinière quelques jeunes époux
Marie-Rose et autres conjointes ne veulent pas savoir à condition que ça dure

18/01 – On fête les Prisca #BioDuJour

Prisca a vingt-deux ans et encore ses dents de paresse
Elle rêve d’un prénom à trois syllabes ou presque

Prisca a le visage émacié des enfants grandis trop vite
Dans les yeux, des nimbes où s’oublier un peu

Prisca n’a rien à faire ni à brader tant son corps est muet
Elle erre, en attente d’un briscard qui pourra l’allonger

19/01 – On fête les Marius #BioDuJour

Marius a dix-huit mois et les joues roses
Quand il sourit les quenottes en avant comme un raton

Marius ne sait pas qu’il s’appelle Marius
Il perçoit le son « us » et couture le reste dans sa tête

Marius suce son pouce et le sein qui fait mal
Maman serre les dents pour que les siennes poussent

20/01 – On fête les Sébastien #BioDuJour

Sébastien a quarante-deux ans et des douleurs tièdes
La nuit il compte les secondes pas vécues et chacun de ses os

Sébastien a en marre qu’on l’appelle Bastien
Qu’on lui prête une belle alors qu’il n’en est rien

Sébastien ne pleure pas, ne sourit pas et il tient bien
Il rêve moite et le matin s’ébroue comme un chien



          Nina et son neveu Rémi sont dans le salon, avachis sur le canapé. Nina pince gentiment les oreilles de Rémi. Elle l’aime et Rémi le sait. Sous son aspect ingrat, il recèle une douceur que Nina aimerait connaître chez son futur enfant. Elle veut un fils comme Rémi mais sans les oreilles pointues. Elle se dit ça, sur le canapé, devant une télé qui braille et un neveu qui rêve. Bizarrement, c’est pour ses oreilles en pointe qu’elle aime son neveu, parce qu’il a cette particularité physique qui le rend différent – elle ne dit pas « laid » comme les autres, elle dit « différent » - et les différents, justement parce qu’ils sont différents, ont encore plus besoin d'être aimés que les autres. C’est ce qu’elle pense, Nina. Elle dit : quand on sait les protéger, ils sont doux comme un plaid en laine sur une épaule nue. Mais. C’est surtout qu’elle n’a pas d’enfant, Nina. 

          Marcel, le grand-père, somnole sur son rocking-chair qui le berce. Le sifflement de la vieille chaise sur le parquet agace Nina et Rémi qui n’entendent plus la télé. Rémi monte le son pour couvrir le bruit. Marcel se met à ronfler et s’engage alors une partie de ping-pong sonore. Plus Pépé ronfle, plus le bois siffle et craque et plus Rémi monte le son ; si bien qu’au volume maximal, Roseline, la mère de Nina, sort de sa cuisine, un torchon sale sur l’épaule, en hurlant au petit démon qui monte ainsi le son de la télévision jusqu’à la déraison !

          Rémi a peur et se renfrogne à faire disparaître ses oreilles derrière la tête comme un chien penaud dans l’arête d’un mur. Nina le prend dans ses bras et recoiffe lentement ses cheveux dressés. Il n’y a qu’avec Nina que Rémi se sent en sécurité, et peut-être aussi avec sa tante Prisca, la sœur de Nina, avec qui il peut jouer en louchant sur ses gros seins qui pointent. D’ailleurs, Rémi n’a jamais compris pourquoi Nina a soudain grossi des seins. Ç’a coïncidé avec le moment où cette saleté de Marius a été annoncée. Elle allait avoir un bébé. Elle, la benjamine de vingt-deux ans. On en a longtemps parlé. On en parle, encore. Et depuis, elle joue moins avec Rémi. C’est Marius qui joue avec ses seins. Il peut même les sucer, lui !

          Roseline coupe le son de la télévision et continue à vociférer aux oreilles rougies de Rémi qui s’enfonce dans le canapé et dans le creux de Nina. Il n’aime pas sa grand-tante. Elle lui fait peur. « C’est même pas ma mère ! » répète-t-il en sanglotant.

          C’est dans un silence pesant mais rassérénant pour Rémi que Sébastien pénètre dans le salon, les cheveux et les idées en vrac, après sa sieste dominicale. Il traîne ses savates jusqu’au canapé, pique la télécommande des mains de sa femme, dont la furie tombe peu à peu, et zappe sur le match de rugby. Roseline sourit d'une bouche aigre et file dans la cuisine lui préparer un café avec un demi-sucre et un verre d’eau tiède. Rémi se cale sur le gros ventre de Bastien qui l’entoure de son bras. Marcel ronfle à gros bouillons. Nina s’éloigne un peu et assise sur une chaise près de la fenêtre, lime ses ongles et fait tomber le rouge de ses joues. Ce soir, quand tout le monde dormira, elle téléphonera à Prisca pour lui raconter le week-end.

Prisca 18/01


  • 20.1.16

La vigne aux figues

Encore un coteau perché au ciel sous une muraille en chaos schisteux. La vigne aux figues, la vigne du haut, la vigne du papé. Chacun l’appelle comme il veut. Personne ne sait vraiment comment nommer une vigne alors on lui donne une appartenance, on la situe  – en haut, en bas, au milieu – ou on lui accole ce qui peut faire sa différence. Mais dans la région, elles se ressemblent toutes. Des rangs aux ceps serrés à égale distance, tous joufflus de vert en septembre et très vite nus en hiver, forment des étendues pendues et trouent le relief grevé de buissons. Les vignes sont entourées de chemins vicinaux tous semblables : de terre ocre et ficelés de chardons, d’herbes folles et de ronciers qui mangent la voie.

Mais la vigne aux figues se démarque des autres. Perchée dans une parcelle de bosquets esseulés, rien autour qu’une lande de pierres calcaires, elle est une des plus hautes avant la fin du village. Campée dans sa gouttière marneuse rouge, elle est ceinte d’arbres fruitiers. Un vieux cerisier noir est flanqué sur la pente depuis des siècles (avant même que la vigne soit vigne). Deux figuiers chevelus tombent leurs branches autour d’un puits sec. C’est avec eux qu’on se pose pour le petit-déjeuner ou la pause de l’après-midi. Sous les banians qui pleurent, à l’ombre d’un soleil de vendange, on glane le fruit mou et chaud qui va nous filer des coliques. On le cueille à même l’arbre ou on le ramasse lorsqu’il vient de s’esclaffer sur la margelle du puits. Son cœur rouge et ses artères filandreuses glissent entre nos dents et laisse couler un sucre doux dans les gosiers séchés par les vents. Les ventres se gonflent et ronronnent à la douceur de la chair qui fut fleur.

Assis là en tailleur, on regarde longtemps le ciel faire danser ses nuages sur le village en contrebas. On commente la météo aux déplacements des nimbus. Au gros noir qui approche comme un char d’assaut, on prédit l’orage à la minute près. On évoque le papé, fin météorologue, qui tirait l’eau du puits pour couper son vin. L’eau et le papé aujourd’hui disparus nous entourent pour une minute suspendue de nostalgie. Avant de se remettre à la tâche, de répartir dans les trainées saper les souches du gras de leur fruit, on crache en souvenirs nos peaux de figue dans le puits et sans décoller nos dents, on sourit à l’écho. 

  • 17.1.16

La vigne grande

Elle touche la forêt au col de la montagne. Quand il fait beau en bas, il fait mauvais en haut. Ça grimpe par paliers par un chemin sinueux et escarpé. On ne se croise pas facilement ; chacun se serre de son côté, les roues sur le talus, en se faisant un signe d’amitié – un sourire, un doigt levé, une main tendue - par la portière ouverte aux vents. C’est que rares sont ceux qui viennent ici pour la promenade. On y vient parce qu’on a des terres à cultiver, un chenil empli de chiens de chasse ou un monde d’oliviers qu’on espère centenaires. Ici ne pousse que le sec de l’os des gens qui casse la terre. La sueur n’imbibe pas le sol pourtant elle suinte dans les ravines. Elle est une coulée chaude sur l’aride des tènements, une couche de crasse sur le labeur fragile. Tout est sec et vert foncé, la terre est dure sous les roues. Les genêts ardents débordent sur la route et raclent les coudes aux vitres. 

La vigne grande est la dernière terre exploitée des hommes avant la touffeur des chênes qui retombent sur la vallée comme un soufflet sur l’escarbille d’une bougie. Les arbres luxuriants étranglent la montagne qui gueule à la cime sa liberté sans vraiment se faire entendre. C’est dire que, là-haut, personne ne se perche à part une haute antenne de transmission glacée des vents qui ondule parfois telle un métronome à battre le temps des braves. La vigne grande s’étend aussi plate et dure qu’un cuir sur un métier à tanner. Elle coupe le versant de la montagne d’un coup sec et perpendiculaire. Sans crescendo, le vent dévale et s’éclate contre ses ceps ébouriffés. L’hiver, elle en perd ses sarments et donne à voir un spectacle lunaire. La terre est laminée par le blizzard qui s’engouffre en soufflerie géante dans la haute plaine et épouvante les genêts persistants qui s’ébrouent comme des chiens sortis d’une mare.  

La vigne grande est superbe et hautaine. Deux hectares nettoyés à sec par les bourrasques et l’hardiesse de l’homme. Celui qui sera monté jusqu’à cet étranglement de vie, cette terre inhospitalière où seuls les sangliers viennent gratter le bas des chênes et se rouler dans des flaques d’eau purulentes - vasque de jouvence qui, malgré la gangue, redonnent du sel à leur existence ; celui qui sera là, perdu, lui cet homme pour lequel on devrait élever un monument, lui ce petit paysan malingre et bouseux, lui cet enfanté des laborieux de tous les siècles, cet homme d’un autre temps, lui, il n’est pas rare qu’il tombe nez à nez avec la bête. Elle foncera, brisera, tuera ou s’arrêtera surprise de la présence d’un autre mammifère perdu dans un pays aussi hostile. Et malgré cet incompréhensible désordre que la nature seule peut supporter, l’homme y viendra et reviendra cueillir du raisin que personne ne sait. Un raisin gros et pauvre qui fera du vin médiocre et du gouleyant vinaigre. Il viendra et reviendra se frotter au vent et au gel, souffrir l’aride et l’encerclement des bêtes. Il viendra et reviendra accompagné de sa colle, grande patrouille de vendangeurs, débarrasser la vigne haute de tout ce qu’encore, dieu seul sait comment, elle produit de fruits face à une telle infortune.

  • 15.1.16

Morning à la fenêtre S10

L'hiver gagne sur la solitude, un ciel en met plein la figure, des oiseaux jouent aux tampons, une brume triangule sous la jupe du réverbère, mon éboueuse clignote et les articulations coincent aux jambes.
C'est la dixième semaine du « morning » par la fenêtre. Deux strophes de quatre vers avec la contrainte de terminer par un vers court, un ou deux mots. Chaque « poème » est publié sur les réseaux sociaux. Un par jour. Voici les sept jours de la semaine 10. Ç'a été de semaine en semaine, de jour en jour, de matin en matin… et puis cette nuit, ça s'est arrêté.


Jeudi 7 janvier

Une rosée fraiche
Pendue au balcon
Glisse en gouttes
Minées dans le ru
Court

L’eau fuit à la mer
Et ravine le sable
En étalant un pas
D’homme seul sur
Le carreau


Vendredi 8 janvier

Le feu à ras de barbe
Prend sur la bouche
Du jour un goût de fer
A serrer les dents et
Mordre

L’attente de l’aube
Monte en ventre bleu
Et rouge, couperose
Sur le visage de l’im-
Patient

Samedi 9 janvier

Un piaf sot et étourdi
Se prend l’aile à la
Cuistre et disparaît
Sur la grève sans un
Bruit

Une mouette rieuse
S’attache au râteau
De télévision et dif-
Fuse au ciel l’onde
De commotion



Dimanche 10 janvier

Sous le réverbère
Qui écarte ses yeux
La brume forme
Une jupe haute
De Lin

Une sterne au large
Braille à l’attentat
A la pudeur de sai-
Son et prend vague
En éventail
Lundi 11 janvier

A six heures et quart
Elle est souffle et lux
Qui trottent à la rue
Électrique et tricarde
Mon éboueuse

Le gyro est un tempo
Qui dit à la nuit belle
Ses heures comptées
Bientôt il sera invisible
Comme elle


Mardi 12 janvier

Les jambes de la nuit
Sont empesées de sel
Lourd qu’une moiteur
Affectée colle à la cuisse
Du jour

Le carreau coule l’eau
D’une vapeur tendre
Qui s’efface aux mots
Léchés par la bouche
Du vent

Mercredi 13 janvier

Une futilité a glissé
Au matin par la fenêtre
Sur un pavé de fatuité
Et filé vers la mer sans
S’arrêter

Le jour borde la mer
D’un drap clair à poser
Ici pour clore la nuit
Où s’arrêtent les aubes
D’oubli



_Palavas 11/01/16
  • 13.1.16

La main qui touche

Dans mon dos ruisselle la honte
Dans mon ventre une vrille
L’angoisse chevillée
Les membres flottants
Les joues empourprées
Je fais comme si
Comme si tout allait
Je tente d’exécuter
La figure demandée
L’homme droit

Moi, pas encore femme

Je vais y arriver
Fais Le poirier
Pas l’homme droit.
Fais le poirier
Et n’y pense pas

Moi, pas encore femme

Ne pense pas à l’homme droit
Ne pense pas à la main qui touche
Tu te fais des idées
Tu n’as qu’à t’appliquer
Après tout

Lui, la main qui touche

Je n’y arrive pas
Le corps colle au tapis
Je m’élance
La peur sous la nuque
Je bascule le bassin
Lève les jambes
Tends les bras
Reçois le balancier
Tente d’équilibrer
M’équilibrer seule
Ne pas flancher
Ne pas faiblir.

Lui, la main qui touche

A chaque pas
Les chaussures
Cuir
Crissent
Sur le parquet

Il tourne entre demoiselles
Prisonnières du parquet
Caresse sa barbe
D’une main impatiente

Lui, la main qui touche

La démarche lourde
La voix cadence résonne
Et un et deux
Et un et deux
La salive rétive
Sous la langue
Le sourire
en coin
Narquois
Cupide
Un œil torve

Je le vois à l’envers
Entre ses jambes
Pointe
La bosse

Je vais y arriver toute seule
Il le faut
Plus que deux essais sinon

Lui, la main touche

  • 12.1.16

Chez Wepler

Ça fait partie des parenthèses. Des thèses et des antithèses, des entichements qu’on imagine amour naissant. 

Une belle journée au creux d’un été finissant, en plein Paris qui jacasse de moteurs et d’enfilades de passants dans les rues. Nous sommes deux, bras dessus et bras dessous, à deviser sur nos vies, de terrasses de café en terrasses de café. Il fait bon, les gens sont légers pour la fin d’un mois de septembre où les chèches couvrent les cols pour se donner bonne allure plus que pour se préserver des températures qui, même si la douceur est de mise, baissent légèrement en laissant entrevoir la mine patibulaire de l’automne.

Tu es belle et souriante, l’humeur à l’entremise de l’hésitation et de la plénitude. On a causé abandon, on reste en retenue. J’ai envie de te faire plaisir parce que ta douceur et ton sourire m’inondent d’envies. Le bonheur est là, entre crochets, avec un début et une fin. Je ne sais pas encore la fin. Il ne faut jamais vivre les parenthèses comme si elles allaient se refermer. Juste en garder la conscience. Entre la raison, cette matière grise et figée qui nous sauve de la folie, et ces battements réguliers qui nous secouent le ventre.

Il est midi et nous cherchons où déjeuner. Le restaurant fait angle entre l’avenue de Clichy et le boulevard des Batignolles. Nous avons séjourné ici quelques jours, pas très loin, dans un meublé juste assez grand pour nous deux. Un canapé-lit à déplier chaque nuit, à replier chaque jour. Une table amovible sous laquelle le jour, il faut déplier un pied, la nuit le replier. A bien y réfléchir, des meubles à ainsi plier et déplier ne sont pas propices à l’abandon. L’étroitesse du lieu nous a rapprochés autant que son manque d’ergonomie nous a éloignés. Les draps s’en souviennent encore. Au matin de la première nuit, lorsqu’il était temps de replier la table et que j’ai malencontreusement oublié de retirer ma tasse de café du plateau, tu as surgi de la torpeur, réveillée à ton pied doux et frais par le breuvage chaud qui a envahi ta couche. Une maladresse comme une autre quand mes rencontres avec le jour ne sont qu’un leurre à la vie. 

L’endroit est prisé et classieux. La brasserie affiche fièrement depuis des lustres son haut-vent rouge qui tombe bas sur la rue. « Wepler » est écrit en lettres grandes et sobres. Dans le hall d’entrée, trônent des livres sous une vitrine haute. Tous les derniers prix Wepler de littérature sont alignés. Des noms prestigieux comme des inconnus. Tous sont venus ici recevoir leur graal, tous ont diné ici en belle et arrogante compagnie. C’est ce que je me dis lorsque nous entrons dans cet établissement qui chante des sonates de cuillères et de fourchettes en argent. Un serveur blanc et noir, serviette au bras, nous reçoit dans un sourire rapide et nous place en tirant et replaçant la petite table dans le rang comme s’il jouait au Tétris. Je me dis à cet instant qu’il est bien plus adroit que moi dans les étroitesses de la vie. 

Tu es assise sur la banquette rouge et derrière toi le soleil lèche la vitre.  Je vois le va-et-vient des tables en kaléidoscope. La réverbération des portes vitrées qui s’ouvrent et se ferment éclaire ton iris et quand tu me souris, tout s’éteint autour pour ne laisser place qu’à ton seul éclat. C’est ce que je pense au creux d’un silence, quand je laisse vagabonder ma mièvre poésie, quand je m’attarde trop sur ta bouche et qu’elle me happe comme une vis sans fin.
Nous commandons à boire, un vin blanc dont je ne me souviens ni le nom ni le millésime mais que nous goutons, heureux d’être là. Ta main passe de temps en temps sur la mienne et nos lèvres s’humectent comme après un baiser que nous n’échangeons pas. Le vin nous monte à la tête mais nos esprits savent tenir dans ce lieu qui ne supporterait pas, pris brutalement par un instinct animal, que je te bascule sur la banquette rouge.

Les plats sont servis, la bouteille éclusée. Tu as pris une truite, je crois. Que tu trouves trop cuite. J’ai pris quelque chose de savoureux dont je ne rappelle que la substance moelleuse et tendre en bouche. Le temps s’égrène au son d’une musique aussi présente en salle qu’absente à mes oreilles. Un monsieur habitué des lieux vient s’asseoir à une table à côté de nous. On lui prête une situation, un talent, une renommée. Il nous fait penser à quelqu’un. Un visage connu. Un critique littéraire à la retraite, un éditeur peut-être, un gars qui est passé à la télé. Je ne sais pas. Toi non plus. Je le prends en photo parce que je prends tout en photo et je crois que tu as honte. Ta fossette droite ne ment pas. Quand tu souris large, elle forme un creux encore plus creux où s’empourpre une gêne.

Ton regard m’encercle. Tu es là en face de moi, sans aucun doute présente au monde et toute à ce moment partagé mais tes yeux se brouillent souvent comme si tu tombais dans un trou d’incertitude, dans un malaise aussi profond que ton cœur est chancelant. Tu es ailleurs et j’aimerais être de cet ailleurs. Je ne dis rien, te laisse balayer la salle un instant à la recherche de l’entame d’une nouvelle discussion quand tu aperçois, quelques tables plus loin, une figure familière. Marie Josée Nat vient de s’installer avec des amis et de la famille autour d’une table ronde. Tu l’as vu passée sans vraiment savoir si c’était elle. Tu m’interroges pour savoir si je la reconnais et je le confirme dans ton cou par un baiser fantasmé. Mademoiselle Nat est âgée désormais mais toujours belle. Tu me confies qu’on te prête des ressemblances avec elle. Tu sors ton téléphone pour me montrer des photos d’elle jeune et je te confirme la beauté et l’éclat de vos yeux sans vraiment voir de ressemblances tant ta fossette et le vin m’ont déjà englouti dans des vallées brumeuses.

Nous terminons ce déjeuner par des desserts tout aussi nuageux dans mon esprit. Me restent au palais le sucré et le craquant de ce qui pourrait ressembler à un crumble au citron ou à tous les baisers que j’ai voulu te donner ; mais je sais que ma mémoire ne retient plus que des sensations.
Sous la tonnelle du Wepler, nous allumons une cigarette en constatant que le fond de l’air s’est rafraichi tandis que Marie-Josée que nous appelons Maman désormais, ta mère à toi, sort accompagnée de son époux et de ses enfants. Tu la regardes avec respect et admiration. Elle te décoche un sourire et un hochement de tête qui feront ton jour.

Je te prends par le bras, caresse ta fossette belle et à cet instant, il m’a semblé boire dans ton creux une tasse de bonheur.

Brasserie Wepler _Paris 04/10/2015


  • 11.1.16

La vigne à blancs

C’est la plus près du village. Quelques minutes en voiture, on glisse sur un chemin dégagé ; deux voies pour chaque train de roues et au milieu une bande d’herbes rase et verte. Un sentiment bucolique l’emporte quand, arrivés au pied de la vigne, nous levons les yeux vers l’étendue de pieds joufflus qui s’étire jusqu’au ciel ficelé de frênes et d’oliviers. A la lisière, quelques ronciers inoffensifs nous tendent des mûres grosses comme des billes. On en prend par poignée et on laisse couler la bouche et les doigts de sucre mauve.

C’est la première que nous vendangeons. La première ascension, la cordée est neuve, pas encore lasse. Plus nous grimpons, plus la pente est raide. Les dernières souches dégarnies de leur butin nous tirent déjà dans les jambes et dans le dos. Le premier jour de récolte réveille les vieilles courbatures et en découvre de nouvelles. Mais les rangs défilent. Les seaux, les hottes entières de raisins mûrs à craquer dévalent la pente et nous finissons vite.

Nous gardons toujours pour la fin une rangée d’une dizaine de ceps à blancs. La fin de la journée est alors consacrée à la dégustation sur place d’un raisin doré et transparent au travers duquel on voit les grains nager comme des fœtus d’ange. Sa peau est chaude et sucrée. Sur chaque grappe ronde, une nappe de poussière ocre. On l’essuie d’un revers de tablier ou on passe le raisin sous un bidon d’eau tiède pour dégager les tâches bleues de sulfate.

Bourbenlec, Chardonnay, Chenin, Clairette, Muscat blanc… Le plus érudit affiche son savoir égrenant les familles tout en croquant la grappe à pleine bouche. Les cépages sont nobles et régalent les langues mais les plus beaux blancs finiront dans la même barrique car le mal au ventre nous menace et, repus, nous vendangerons les dernières souches sans y goûter. Les grands noms seront versés dans la benne et mélangés à la populace noire de la vendange.

Sur le chemin du retour, la benne jettera sur le chemin quelques grappes claires. Une odeur de raisin pressé, qui débute sa fermentation sous la chaleur de septembre, effleura nos narines. Trois semaines de récolte nous attendent, trois semaines de lie de vin à brasser dans nos couches.

  • 10.1.16

La vigne saigne

Au coteau long, d’escarpes en escarpes, il faut gravir jusqu’à la cime et redescendre sur les talons. La terre est sèche et dure, est séchée et durcie par le temps. Ici, il s’est arrêté aux portes d’un ciel noir, noirci de la boue qui dévale sans jamais s’accrocher aux piquets des ceps. On y vient à deux tirer la récolte de la pente. Deux pas en avant, deux pas en arrière. L’équilibre est précaire, la cordée pauvre. Personne ne veut, ne peut rester ici. C’est un paysage de basse montagne au dévers diabolique. La température tombe, l’air se raréfie et happe vers le bas les plus téméraires paysans. On la taille à ras pourtant, on y tire les cheveux en pleurs. On la traite, pourtant, au souffre lourd de plomb et de cuivre. On la couvre, pourtant, peigne ses loques pour la rendre belle aux yeux de Dionysos, dieu tenu pour diable au regard de vin occis.

Au coteau raide, d’estampes en estampes, la vigne saigne le cœur des hommes qui la battent. Son inclinaison absorbe le soleil, boit toutes les flammes de l’enfer pour donner aux âmes folles leur rouge bourre-pif. Le nez gros de l’hiver laisse des morves accrochées aux sarments qui, au printemps, piqueront la sève pour faire bander les hommes. On y jette son dévolu, sa vie en pâture pour espérer en retour le plein qui masquera le désespoir du pauvre. La bouteille sera bourrée jusqu’au goulot. On s’enivrera et on vendra même aux touristes bourgeois une carte postale de la dernière cuvée, coulée de terre rouge au faux ventre rond. Et quand à nouveau le soleil se retirera, que le coteau tombera dans le noir de la mort, on reviendra mâcher les pierres qui crissent sous la dent.


  • 7.1.16

Morning à la fenêtre S09

Une poêlée de bouts d'an en vœux brouillés, le retour du vent sur la grève pour une presqu’île d'hiver, lorgner les goélands et leur habitude d'oisifs puis respirer le premier mimosa au premier coup de torchon de l'année.
C'est la neuvième semaine du « morning » par la fenêtre. Deux strophes de quatre vers avec la contrainte de terminer par un vers court, un ou deux mots. Chaque « poème » est publié sur les réseaux sociaux. Un par jour. Voici les sept jours de la semaine 9. Ça ira de semaine en semaine, de jour en jour, de matin en matin… et puis une nuit, ça s'arrêtera.


Jeudi 31 décembre

Un dernier matin
En forme de lutte
A tenir les mots
Les yeux grands
Au jour

Dur au vent l’an
Finit nez au ciel
A guetter de plus
Belles ombres à
Croquer


Vendredi 1 janvier

Nouvel an à mêler
Les heures du jour
Et de la nuit sourd
Des mots à glisser
Au ciel

Un temps à se faire
Des vœux brouillés
Avec le jaune au mi-
Lieu de cet immense
Rien


Samedi 2 janvier

Le vent étire ses bras
Et enroule le corps
Bu de la veille au cri
Rauque d’un goéland
Saoul

L’horizon est une courbe
Maligne sotte de brume
Qui cache l’année neuve
Dans une pochette sur-
Prise



Dimanche 3 janvier

Le matin a trébuché
Sur un trottoir de suie
Où gisait un goéland nu
Qui d’un cri fit sauter
Le jour

Revenu sur les toits
Le palmipède a cru
Que sa nuit refluait
Puis à bout de peur
S’est oublié
Lundi 4 janvier

Quand cesse le frigo
Et que l’horloge tic-
Taque trop je bois
Le ressac au balcon
Soûl

La mer serre au ma-
Tin un café entre ses
Doigts d’écume crème
Et vague en touillette
M’éveille

Mardi 5 janvier

Le premier mimosa
Tombe sa fleur
En pluie et essuie
D’un coup de torchon
L’ennui

La tension dans l’étang
Se prend au rhume gros
Des oiseaux, de l’aigrette
Qui renifle à la sarcelle
Qui nasille


Mercredi 6 janvier

Deux frères goélands
Se bataillent à becs
Acérés le haut siège
Du réverbère à tête
De brume

Depuis le faîte du toit
Les cousines rieuses
Cachées sous plumes
Se moquent des rois
Altiers



Réverbère soleil _ Palavas 06/01/2016
  • 6.1.16

La vigne belle

Elle est la dernière achetée avec les dernières économies. Idéalement située, aux abords du village,  la vigne belle surplombe le stade de rugby. Elle se fait promontoire les jours de match, les supporters s’installent sur le talus qui la borde et boivent des bières en criant aux joueurs leur joie et leurs coups de gueule. C’est la vigne belle, celle dont on est fier dans la famille car son terrain va prendre de la valeur. Même si un jour elle ne produit plus que de la piquette, on pourra la vendre cher à l’hectare, doubler la mise, faire la culbute. Comme les rugbymen, on a la gagne dans les gencives. On serre les dents pour l’entretenir toujours plus belle, plus verte de feuilles, plus rouge de grains, plus charnue de grappes grosses. 

Elle est la fierté de la famille. Nous fait propriétaires de la parcelle la plus enviée de la commune. On nous jalouse d’avoir une si telle terre si près du village, une terre promise à l’élévation de pavillons modernes avec des rues neuves, des réverbères solaires, du macadam noir et lisse. Ici se poseront un jour des familles aisées qui formeront un quartier chic aux abords du village. Ce seront des gens qui travaillent à la ville, des médecins, des avocats, des expert-comptables, des chefs d’entreprise, qui se seront installés ici, près du stade de rugby ; en hauteur, ils toiseront le village, les pouilleux, les gueux qui raclent encore aujourd’hui cette terre pour eux.

Mais voilà, les dernières économies sont toujours là sur la butte. La vigne belle n’a plus de feuilles, plus de ceps, plus de terre. Elle est envahie de ronces et de chiendents. Les rats pullulent, rongent les derniers raisins secs. La vigne belle est désolée et plus personne ne s’assied sur le talus pour regarder de jeunes gens courir après un ballon. Elle dégueule sa beauté morte jusque sur le chemin, elle est de broussailles et de vin piqué dans les caves. Aucun notable, aucun promoteur n’a eu envie de s’installer là, en haut du village. Le promontoire est un leurre. La vigne belle n’est jamais devenue le quartier bourgeois qui grandit le village. On a préféré installer autour de la vigne belle, autour du rêve de toute une famille, des bassins de lie où se décante le reste du vin, où se broient les résidus âpres de toutes les vignes belles et où, surtout, se répand l’odeur fétide de la décomposition d’un monde.

  • 2.1.16