Suivre le tempo des jours

Suivre le tempo des jours qui tirent à blanc,
pendant que les heures s’assoient les unes à côté des autres,
conciliabule sur un banc,
dans la fatigue de nos corps
elles parlent de nous, tissent quelque chose
dont on ne sait rien
mais qui se voit dans nos regards.
  • 26.4.21

La vie simple

L’homme s’assoit près de moi
Sur le banc d’où je l’observais
Première fois qu’il est si près
Sans politesse il se met à parler
À me parler sans me regarder
De la vie simple qui devrait
Être encore plus simple
Pour les gens comme lui
Qui n’aiment que la paix
Du milieu de la matinée
Quand la rue est vidée
De ces hommes affairés
Au bureau à gagner leur vie
Justement ! et il hausse la voix :
La vie simple
On n’a pas à la gagner
  • 25.4.21

Souvent, l'homme crie

Souvent, l’homme crie. D’un cri primal, intelligible pour les ombres qui le croisent. Ombres franches, pourtant. Silhouettes de tous les jours qu’habituellement, il tait la démesure. Puis, un jour, il se met à crier pour prendre la rue qui trop souvent lui échappe. Tout en tournant sur lui-même, entre une table et deux chaises, sur une terrasse, une place, la danse est exégèse. On l’évite soigneusement. Autour de lui, les regards tombent. Cherchent la fuite tant la gêne les expose. Il crie, il gesticule, il harangue le ciel à l’adresse d’on ne sait quel Dieu. Il est au spectacle dans ces moments-là. Aveuglé comme le peut être un acteur sur sa scène, ne distinguant les spectateurs des ombres qui se carapatent. Un numéro sensationnel où l’émotion contrariée l’emporte et le public se fait la malle. Mais lui s’en moque. Il crie plus fort à tout ce monde qu’il garde dans son miroir. Il crie parce qu’il s’est trop tu.
  • 23.4.21

Le matin a un goût de miel

Le matin a un goût de miel
Tartiné de lumières hautes
Et toi, le vagabond, tes cheveux
En bataille ressemblent à une ruine
Que le soleil éclaire de biais
Un clin d’œil pour advenir au jour
Tel que tu es, démis mais grand
Permets-moi de te tutoyer
Après tout nous partageons
Le même petit-déjeuner
Sous un même ciel
  • 22.4.21

Fragile

Fragile est le mot qu’il porte
Sous sa cape d’invisibilité
Il passe sous nos yeux
Et c’est un élément du décor
Un angle un peu plus saillant
Que la lumière de la rue évite
Fragile est son poids de vie
La nuit le libère de ces yeux
Qui ne le regardent plus
  • 21.4.21

Difficile d’ouvrir son paysage

Difficile d’ouvrir son paysage
De le situer dans l’espace
L’homme tourne taciturne
D’une rue à l’autre
N’élit domicile nulle part
Pris par la ronde des nuits
Le cri du jour et sa soif
Après qui il court toujours
Le prochain goulot
Comme nouvel horizon
  • 19.4.21

Il retrousse ses manches

Il retrousse ses manches
Avec l’envie d’en découdre
Et on dirait que la mer
Se retire en laissant les vagues
À la sécheresse du sable
Il retrousse son nez 
Aux effluves du temps
Qu’il sait depuis longtemps
gagné par un mistral hurlant
Et la marée montante
Dans ses yeux est une colère d’enfant
  • 17.4.21

L'homme se lève

L’homme se lève
L’homme se couche
Et à chaque mouvement
Comme un papier plastique
Qu’on aurait froissé
Il se déplie peu à peu
Mû par une force extérieure
Régie par les lois de la nature
Puis reprend sa place
Dans le lent étirement de la rue
  • 16.4.21

J’ai revu l’homme, rue Carlencas

J’ai revu l’homme, rue Carlencas
Son souffle court sur le trottoir
Près de son réchaud à gaz
La barbe et les pensées longues
Accoudé entre deux poubelles
Qui le tiennent debout et fier
Il est de ce siècle ou d’un autre
Sait-il qu’il est suspendu ?
Sait-il qu’il est sans âge ?
Sait-il que je le vois depuis toujours ?
  • 15.4.21

Réveil en beauté

La nuit venue il cherche
À défaut d’un toit un abri
Où reposer sa carcasse fatiguée
La largeur d’un mur et la longueur d’un homme
Face à la vitrine d’un magasin
Fera son lit d’infortune

Au petit matin après le bruit
Du grand rideau de fer
On verra juste au-dessus de son corps
La vitrine s’éveiller et de lumière
Clignoter le slogan publicitaire
« Mérinos, le matelas des réveils en beauté »
  • 13.4.21

De l’enfance, je retiens le bouquet de fleurs du vendredi soir

De l’enfance, je retiens le bouquet de fleurs du vendredi soir. Mon père s’arrêtait au marché local et achetait son bouquet au stand tenu par une amie. Elle lui composait un gros ensemble de fleurs à hautes tiges, multicolores et très odorantes.
Lorsqu’il passait la porte en rentrant du travail, les fragrances qui piquaient le nez et les yeux le précédaient. Maman faisait mine d’être surprise. Elle avait déjà nettoyé le vase pour accueillir le bouquet. Couper un peu les tiges en biseau, ajouter de l’eau puis sourire à papa. Le rituel s’arrêtait là. Comme chaque vendredi.
Les fleurs et leur odeur finissaient sur un napperon blanc tricoté aux crochets et posé sur le grand bahut qui faisait office de vaisselier. Le vase, coulé dans un verre imitation cristal, était constellé de petits carreaux qui donnaient à l’eau et aux tiges une couleur trouble. Dès lors, les fleurs mourraient. Un jour ou deux ou au plus tard le lundi suivant, elles ne ressemblaient plus à rien : perches sèches plantées dans de l’eau croupie. Maman versait le tout dans l’évier dans un grand geste de lassitude ; les fragrances de patchoulis se transformant alors en une odeur putride spécifique à la décomposition.
Les bouquets se sont succédé durant des années. Toujours les mêmes fleurs, la même amie fleuriste (dont certains jaloux disaient qu’elle fut la maîtresse de mon père), les mêmes odeurs, le même vase pour le même emplacement et un vendredi soir, il faisait froid et papa est entré sans fleurs. Maman l’a embrassé.
  • 7.4.21

L'homme est laid et triste

L’homme est laid et triste
Son corps est plein de larmes sèches
Aussi lourdes que ses sacoches
Face à son air de chien fripé
Les autres écartent le visage
Leurs yeux plient sous son ombre
Vers des pensées au ras du sol
Muettes et honteuses
Mais lui les entend fuser
Comme des cognées tranchantes
Mais lui les voit percer le peu d’avenir
Goutte à goutte qui tombe
Au fond de sa trachée.
  • 5.4.21