Toujours. On en vient toujours à un moment donné à parler de ça. Comme un autre point Godwin, mais pas dans l’emballement de divergences, ni dans un débat houleux que nous ne maîtriserions pas mais simplement dans la parole échangée, dans une montée en puissance des mots, dans la découverte, parce que c’est une évidence : il faut toucher ces sujets, pour se connaître, se faire confiance, se voir. Et toi, je sens bien que tu ne partages pas cette opinion, que parler est difficile et que mon questionnement, que je trouve légitime, semble t’indisposer. Comment faire l’impasse, comment ne pas savoir les chemins parcourus, l’expérience acquise, la douleur que chacun un jour a connu. Raconte-toi. Moi ce qui m’intéresse, c’est le dedans, le dedans du dedans. Tu me regardes, enveloppe, avatar social, tu ne vois qu’un ersatz, la séduction en pointe, la main dans les cheveux de la gêne, mais rien ne transparaît si tu ne parles pas dedans, si tu ne surprends pas ma voix. Assieds-toi, ne tords plus tes doigts dans l’angoisse, ne crains rien, on peut toucher des centres en tournant la langue, en la torturant s’il le faut de pensées décousues. Il faut délier, tu comprends, se deviner un peu soi-même, mettre dehors du dedans, pour toi d’abord, pour moi ensuite. Alors, laisse-toi aller, déroule le fil, laisse-moi emporter le verbe jusqu’à ce point, en rupture entre deux silences, tu saisiras alors ce qu’il faut qu’on touche tous les deux, ce qui nous tiendra un instant dans l’équilibre de nous, dans une vérité, la nôtre pas l’unique, mais celle qui permettra de vivre en nous, pour nous, avec nous, pas à l’extérieur.
Des pas de danse assurés, le cœur vaillant et le charme en bretelles des bals à papa. Tu étais un ténor dans le décor, le costume droit et noir, la chemise en flanelles blanche ajustée à ton corps encore frêle. Une photo dans un cadre en métal, simplement posée sur le buffet entre ton paquet de gauloises et un autre cliché plus vieux de ta maman en corsage noir, le fichu planté sur ses cheveux gris. Elle avait dû être fière de toi, le garçon de la famille, l’unique, celui qui allait perpétuer la lignée des danseurs de bals de village.
Comme partenaire, une haute demoiselle montée sur fins escarpins, une robe simple au dos dévoilé, des épaules rondes où tu poses une main élégante, le sourire en coin et les yeux rieurs. Ta partenaire, l’unique, la seule qui sache enfiler valse et pasa doble, tango et rock endiablé. Rien de statique dans cette image, tout bouge, tourne et vire jusque dans les coins vieillis du temps, un temps immuable, comme ces bals qui ne se sont jamais arrêtés. Tu danses encore sous les lampions des 14 juillet, tu valses toujours sur la piste de poussière entre l’orchestre et la buvette, enchaînant les pas et les bières tièdes.
Quand me vient l’idée de regarder, collées à ma mémoire, je revois les traces de tes pas glissés sur le sol des guinguettes, tes mouvements en harmonie jusque dans tes pieds acrobates qui suivent les impulsions de ton corps. L’élégance, la simultanéité de tes gestes, cette alchimie profonde qui t’unissait à la danseuse, tout un savoir aujourd’hui perdu pour moi qui ne peux même plus envisager une danse à deux, empoté que je suis dans la génération perdue des solos électroniques.
J’habite face à un hospice, un hospice de petits vieux. On dit « petits » parce qu’on s’attendrit sur les morts en devenir. Alors, comme il est d’usage ici, dans le Sud, tous ceux qui sont à plaindre se voient affubler des termes restrictifs « petit » et/ou « pauvre ». Pauvres vieux enfermés dans un bâtiment aux murs gris, dans de grandes chambres au haut plafond et à l’écho d’éther, pauvres vieillards agnostiques entourés de bonnes sœurs infirmières, pauvres petits vieux qui, de leurs fenêtres aux rideaux sales, perdent leurs yeux dans le vide de la rue. Vingt ans à les voir mourir, un à un, apathiques personnages, pauvres et petits anonymes échoués là, entre quatre murs au Christ estampillé, perdus, oubliés par des familles trop loin, trop occupées. Dans la cour, leur espace transitoire dans l’attente de la rédemption, titubent déjà des fantômes en blouse blanche et pantoufles élimées, des cheveux gris plaqués sur des visages desséchés, les boursouflures du temps perdues dans des têtes résignées et des sourires en berne.
Et moi, de l’autre côté, celui de la vie, par la fenêtre, je vis la mort en face. La petite mort, la pauvre petite mort des pauvres et petites gens.
Il a le sourire magazine, des yeux de faon pour toutes les biches, une démarche sur la pointe, une allure qui danse dans les allées, le buste droit et les mains coincées dans les poches pour faire jeune. Oui mais voilà, Don Jo n’est plus jeune, un visage aux ridules masquées à la crème Nivéa, un front aux sillons des années étalées qu’une frange grisonnante peine à cacher et dans sa voix, la rocaille du temps et le verbe désuet. Mais toujours, il rôde, le Don Jo, confiant dans ses pouvoirs enjôleurs, il arpente casinos et boîtes à la mode, un pull léger en coton bleu sur les épaules, un jean brut bien coupé et une chemise au coloris de son plus bel été. A l’affût de la jeunesse opaline et immunisé de toute timidité, il débarque sur tout un parterre de filles aux jambes longilignes. Il dévisage, ondule de la tête, la bouche en moue, il frise des sourcils quand il touche des pieds à la tête une proie concupiscente. Alors il entre en parade, klaxonne des talons, courbettes et servitudes, le suranné en séduction comme approche virile, puis il invite et distille deux trois cocktails à la lourde charge apathique pour assoupir sa prise. Un temps suffit à faire clinquer sa vie, aventures rocambolesques et châteaux en Espagne. Et puis le bout de la soirée, le pull qui tombe pour réchauffer d’autres épaules et il s’assure de conclure facile lorsqu’en galant averti, il prie la juvénile de plier ses jambes pour s’asseoir dans son coupé sport.
C’était un grand gaillard à la mine patibulaire, toujours il arpentait les trottoirs le regard droit, le feu dans les pupilles. Qui le croisait changeait de trottoir, rien n’invitait à la rencontre cordiale. Il jouait à faire peur par une démarche chaloupe qui lui donnait une envergure de gorille en rut. Difforme et graisseux, ses cuisses jouaient d’un frottement de peau un tempo d’ogre tandis que ses bras en avant balayaient le passage et dansaient en contrepoids de ses épaules charpentes. Il parcourait ainsi la rue toute la journée, raclait le trottoir de la pointe de ses pieds, ses panards comme des palmes claquaient le pavé pour débusquer je ne sais quel trésor enfoui. Parfois, on le voyait, au loin, toujours au loin, agité et à quatre pattes dans le caniveau, semblant renifler le bitume et jonglant d’une patte sur l’autre comme un animal à l’affût de sa proie. La parade durait quelques minutes puis il se relevait et tapait des poings sur son torse dans un cri de fureur. Il balayait ensuite l’entourage en nous envoyant droit dans les yeux un rictus forcé qui plissait ses joues et dévoilait ses dents jaunes pourries. Il s’esclaffait dans l’élan comme pour se moquer copieusement de son auditoire puis disparaissait en courant.
Ce ne sont que des mains qui caressent, finalement. Rien de signifiant, rien qui n’engage, que des peaux qui se frôlent, du tendre joufflu dans la paume, on n’a rien à paumer, juste à se laisser aller là dans le creux, à tricoter des histoires qui n’auront pas lieu. Ce n’est que ça, du frottement doux, des phalanges qui se parlent, du majeur à l’auriculaire, de l’entrelacement de doigts, qui se contractent les uns sur les autres, les uns dans les autres, les miens entre les tiens, et on se tient là par peur d’un lendemain qui, c’est sûr, nous dessert. On se serre encore un peu par nos bouts, de la pointe, les extrémités en soudure, pour qu’éclose une bouture de nous pour rien, sans raison, parce que ça nous fait du bien. Et quand bien même, on se lâcherait, quand bien même on desserrerait cette poignée éphémère, ça nous tiendrait encore, dans le dedans, tu sais, le dedans du dedans. Toujours ta main dans la mienne.
C’était joie, une à deux fois par an de les voir arriver, roulottes et gros camions aux inscriptions rouges et dorées, ils entraient dans le village en convoi serré. Colonne de moteurs vrombissant et klaxons à l’Américaine qui chantaient la fête à venir. Dans la grand-rue, c’était effervescence des plus jeunes devant les semi-remorques bâchées, des toiles qui masquaient de l’autre côté des bastingages toutes espèces de fauves exotiques. Mais aussi sur les trottoirs de têtes baissées, s’ourdissait l’inquiétude froide et incompréhensible des plus vieux, l’étranger primitif en convoi dont il fallait se méfier : la duplicité, le bruit, l’odeur, la couleur.
Plus haut dans le village, à l’écart des quartiers, loin des villas piscines, le camp s’installait en cercle concentrique. Les voitures déchevillées des caravanes, les gros cubes en remparts publicitaires, ici se créait l’arène, une enclave dans la ville pour quelques jours de représentations. Tissé des fils à linges aux costumes baroques, fardé des antennes paraboliques comme lien avec le monde, leur pays en mouvement perpétuel retrouvait sa place, ancrage éphémère, coutumes, familles et enfants vagabonds.
Ceux-là, ceux de la balle, jouaient autour du camp, tapaient du cuir dans les allées de graviers entre le lion en cage et le lama égaré. Culottes percées, chandails en friche et teints basanés, ils s’en échappaient parfois, roulaient en tapant trop fort le ballon jusqu’au village. Deux, trois, à dévaler, courir derrière vers les autochtones aux regards menaçants, apeurés qu’ils étaient de la différence étalée des portes qui se ferment sur leur passage. Des enfants pas sages de passage, à la crasse visible entre les doigts, surtout ne pas en croiser, détourner les visages, leur place sur la piste, pas dans nos rues.
Le cul sur la chaise à roulettes, assise réglable et axe rotatif pour bouger sans se lever, atteindre les étagères, les dossiers empilés, les noms dessus, leur emploi, leur demande, leur secret. Voyez, vous avez tout à portée de main pour bien travailler. Un espace, un écran, un clavier, une souris. Je vois, je serai bien dans mon box, les doigts sur les lettres pour parler, les yeux LCD pour voir, comprendre, assimiler, publier, gérer, pointer, compter et les pieds bien en appui pour me faire pivoter, tourner, saisir, feuilleter, classer, ordonner. Je serai l’automate dans la place, prêt pour le service, armé pour collaborer.
Oui, pièce maîtresse dans la structure. On compte beaucoup sur vous, vous savez, vous serez un élément indispensable de la chaîne, un maillon essentiel, voyez ? Je vois, je serai nécessaire au bon fonctionnement du service, une image aussi, je crois, l’image de marque de la société, moi, là, assis le cul sur la chaise à roulettes. Faut dire que vous me donnez les moyens de mener à bien mes tâches, le box, l’écran, le clavier, la souris. Là, dans la lucarne, je pourrai mettre en valeur votre culture d’entreprise, disposer les tableaux en couleurs, écrire de beaux rapports, des présentations aux titres motivants, communiquer en direct, échanger, participer grâce à votre intranet cousu de bonnes intentions et de leitmotiv charmant.
Je devrai savoir faire, vous savez, je saurai travailler sans sourciller, étudier les dossiers, les transmettre, les saisir, les contrôler, les mener à bien dans un souci permanent d’efficacité, de réactivité. Pro-actif, c’est cela, je serai pro-actif. Puis comptez sur moi, je saurai coudre le fil de mes emails du langage approprié, « corporate » et courtois, ferme mais accueillant. Puis, vous me dispenserez, à ne pas en douter, de la reconnaissance, la méritocratie que vous promettez, que j’attends. Vous me l’offrirez sans renâcler quand, en fin de mois, vous me tendrez avec fierté mon bulletin de salaire avec trois seuls chiffres en bas à droite, vous savez, là, dans l’encadré en gras.
Persona non grata ! C’est comme ça avec un air supérieur, le dédain coincé dans un sourire pleines dents que tu parlais d’elle, toi, la femme de grande vertu. Parce qu’elle, cette créature, disais-tu, il ne faut en aucun cas s’en approcher. Il faut l’éviter comme la peste, se méfier, c’est un animal invertébré, un serpent de l’enfer qui peut détourner du droit chemin tout jeune garçon pris dans ses crinolines. Vulgaire, elle est vulgaire, scandais-tu. Elle apostrophe, éructe et siffle sa perversité d’un venin toujours prêt à sourdre. Elle est capable de t’alpaguer au coin d’une rue, de serrer sa ganse à ton mollet, de te faire basculer sans salut, ni point de retour, la honte et le déshonneur à jamais suspendus sur ta tête.
Persona non grata ! Dans un roulis de paroles, tes yeux révulsés, l’opprobre léché sur tes joues, tu te vidais sur elle, sur sa désinvolture, sa trivialité et sa gouaille de mauvaise fille. Tant et tant que je ne voyais plus où trouver la méfiance qu’il fallait s’accorder à prendre ; elle s’évaporait dans le flux de tes vilenies, se perdait dans l’exubérance de ta fronde. Des mots complexes, des phrases à rallonges ajoutaient du fiel à sa vie dissolue et moi, je te regardais, chien battu, ne comprenant pas quel mal aurait pu me faire cette femme à la peau laiteuse, au regard noir et si doux. Effet inverse, effet pervers, tout cela ravivait en moi la tentation de la persona non grata. Plus tu déblatérais, plus tu m’interdisais et plus je trouvais belle cette créature au crochet des portes rouges. Et l’envie soudaine puis permanente de me précipiter dans la rue, de courir vers elle, de monter derrière l’embrasure l’escalier haletant, de me blottir sans jugement et de gratter la persona.
Texte publié initialement chez Céline Renoux dans le cadre des vases communicants du mois de juin.
Du bruit du ballon sur les murs. Je me souviens, l’appel à sortir quand en haut dans la cuisine je l’entendais. Que ce bruit là était liberté ! Demander la permission, maman qui sermonne et délimite le périmètre, du temps, de l’espace. Attention, pas plus loin, pas plus tard. Trépigner, acquiescer de la tête dans un agacement certain. Oui, oui, oui. Et puis dévaler l’escalier, les godillots qui dévissent, entendre les cris, la ola du stade de macadam, les passes dans les coins et les rebonds sur le trottoir : la plus grande arène dans ma rue.
Passée la porte, rejoindre l’équipe, deux trois culottes courtes, tout au plus. Le gardien dans ses cages de fortune, deux casquettes en guise de poteaux rentrants et deux attaquants aux dribles assurés, Platoche ou JPP. Pierre, Paul, on joue, on dirait qu’on serait. D’accord ? Et les murs autour, comme équipiers, ont droit de participer, on peut taper dedans, chenaux défensifs et rigoles à la charnière centrale. En haut, par les fenêtres, le cri aigu des mères : attention aux vitres ! Et nous, têtes rivées au sol et genoux mercurochrome, tous nos mondes pour un seul but, du bruit du ballon sur les murs.
Dans son dos, ruisselle la honte, dans son ventre une vrille, l’angoisse chevillée autour de ses membres flottants. Empourprée des joues, elle fait comme si. Comment si tout allait bien. Elle tente d’exécuter la figure demandée : l’homme droit, elle, pas encore femme. La main, sa main. Elle va y arriver avant que. Le poirier, lui intiment ses amies, fais le poirier et n’y pense pas, ne pense pas à l’homme droit ! Tu te fais des idées. Tu n’as qu’à t’appliquer après tout. Sinon.
Oui, mais voilà, elle, elle n’y arrive pas, campée sur ses mains qui collent au tapis, elle s’élance avec force et conviction, la peur escamotée derrière la nuque. La main, sa main. Elle bascule son bassin, lève ses jambes avec peine, tend ses bras vacillants pour recevoir le balancier et tenter d’équilibrer son corps, s’équilibrer seule, ne pas flancher, ne pas faiblir. Sinon.
A chaque pas, ses baskets crissent sur le parquet. Il arrive, tourne entre les demoiselles, prisonnières du sol, tout en caressant sa barbe fine d’une main avide. La main, sa main. Ses pas lestes, sa voix baveuse cadencée et un, et deux. Et son sourire en coin, narquois et cupide. Elle le voit à l’envers, entre ses jambes pointe son regard lubrique. Elle va y arriver toute seule. Il faut. Plus que deux essais, elle le sait. Sinon.
Derrière le comptoir, tout un manège de verres, de bouteilles en vitrine ringuette, le perco en chaleur et le parquet qui claque. Voilà le patron qui rapplique, gouaille en gerbe et gueule de maître du monde. Il va danser dans son réduit oblong toute la nuit, rétablir la vérité sur le monde des poivrots, faire valser les verres de Picon bière, échanger des rires en clapiers et taper du poing sur le zinc des indomptables. Seul à bord, il mène son troquet en capitaine, jauge les yeux brouillons, en écarte les jaunes vitreux qui dégueulent et bat les blancs pour la renverse. Le verbe haut en ragots du commerce, pas bégueule, il écrase sans vergogne les mégots et les logorrhées incontinentes.
Il est plus fort, plus grand que toi sur son estrade de bois, chef d’orchestre en verres maculés, la tatane en baguette, quelques centimètres qui l’élèvent pour te regarder filer droit dans ses yeux. Et si te vient l’idée saugrenue de monter sur ton haut tabouret, de railler la clientèle qui se répand en bibines ou d’ouvrir trop grande ta gueule de lait grenadine, il craque des cervicales, te toise rouge colère puis te prend par le colbac, et toi, les pompes en pointe sur le parquet, t’es plus qu’un minot.
Faut pas la lui jouer de travers au patron, il a l’œil sec et les idées qui dispersent, le premier qui moufte, il bouffe le trottoir, la bouche sans soif et le derche sur le carreau.
Pas comme les autres, le Cabane. Il pointait sa différence sur les quais, tous les jours, raclant le sol de ses sandalettes nu-pieds, les jambes torturées par des genoux déviants. Une démarche de guingois, le Cabane, l’œil faussement torve qui biglait les traverses, il claudiquait le sourire aux lèvres cherchant l’appui d’un regard. Un hochement de tête en pendule de ses pieds rebelles, il ballottait de droite à gauche si bien que le croiser relevait du défi, toujours en fuite du bon côté à prendre.
Bonjour ! criait-il, le Cabane, dés qu’il apercevait un passant au loin, quelqu’un qui allait croiser sa route d'aventures boiteuses. Il prévenait ainsi de la rencontre qui allait s’opérer, signalant sa présence comme une corne de bateau annonce son arrivée au port. Quelques mètres encore d’échange de pas, de bifurcations incertaines, d’œillades furtives et dés que franchie sa sphère, sa ronde intime atteinte, il s’agitait, le Cabane, bousculade des sens, rouge aux joues et nerveusement il cognait sa tête vers la bonne voie à emprunter.
Une fois les chemins décroisés, les ensembles intimes décollés et la tension du moment évanouie, il se retournait joyeux de la rencontre, le Cabane, heureux de la collision évitée, rassuré d’avoir échappé à la gêne et au regard cabot qui pointe l'impotence. Il s’arrêtait alors un instant, le Cabane, les jambes en vrille et les mains sur les hanches, et jetait à grand cri un au revoir radieux.
Au sortir du rêve, sa peau à fleurs comme le papier peint autour, au ton orangé, au contour moisi, elle a de la peine à essuyer sa nuit, drague encore son lit, s’enroule de sa couverture rêche, et dort encore un peu. D’ébats sans débat, elle ne conte plus les jours sans, le pâle sur sa rouille d’être. D’ailleurs, elle ne raconte plus rien. En a fini de tout, garde le mal au pied du lit, s’enfourne des jours et oublie, s’oublie. Il n’y a plus que le noir pour la surprendre. Les yeux feux sous ses paupières, les pensées rebelles au placard des songes, elle se pare d’univers aux contours cuivrés.
Pendant son sommeil, elle repeint les papiers, défait les murs et réinvente les angles en se jouant des règles physiques. Plus de temps, que de l’espace, elle se repasse les jours en technicolor, rit des fleurs au plafond et se claque un décor en staffs luxueux. Des couleurs en satellites, elle crée un arc-en-ciel en boucle, une existence au revers absents brodée sur l’écharpe de Vénus. A la lisière des chemins tranquilles, elle vit d’un clignement d’œil un monde qui ouvre la nuit, qui la recouvre de lumière et la place au centre de tout, en bâtisseuse de ses désirs. Et quand revient le réel en résistance, elle tourne son corps à l’abandon, agite son lit en ballottage du rêve et presse le souvenir à trépasser. Au sortir de la réalité.
Passe quelques instants à observer les longues traînées de poudre que laissent les avions dans le ciel, trouve que les mots leur ressemblent quelquefois lorsqu'ils s'effilochent jusqu'à disparaître. L'envie de me laisser absorber par l'immensité comme on glisse, me rapprocher de la transparence, d'une forme d'absence puisque je n'entends ni la musique ni la respiration, égarée dans une langue qui m'échappe et ne m'appartient plus. Toujours connu ces ruptures dans le rythme, ces césures relativement brèves alors je sais que je finirai par y revenir, que les mots et le sens ne manqueront pas de se ranimer. Mais aujourd'hui je les regarde gesticuler comme une armée de petits soldats sur un champ de bataille, aucune envie de me battre, le goût de la défaite, de l'abandon, pouvoir déserter ce qui insidieusement se perd. Nécessité de me retirer, besoin d'une trêve pour tenter de réinventer ce qui simplement s'efface à défaut de réel effondrement. Ici dans la ville, pas moyen de trouver le silence, mais si tu écoutes bien, si tu parviens à faire abstraction de toi, juste absorbée par les bruits au dehors, ce qui te parvient de la rue par la fenêtre ouverte, suffisamment attentive, immergée dans l'instant, dans cette perte de repères déchargée de désir. Subsiste la matérialité des choses, une forme de vide, un système de pensée purement fonctionnel, sans mémoire, sans questions, dénué de vision, n'éveillant rien de particulier, ne débouchant nulle part. Tu es simplement là dans les tâches à accomplir, à essayer de décomposer les sons, lesquels au fur et à mesure remplissent l'espace deviennent rapidement hypnotiques. Forcément la circulation quasi omniprésente, ce flux ininterrompu pendant la journée, plus ou moins dense mais toujours dans une vibration rapide et scandée par les avertisseurs sonores, les sirènes. Des éclats de voix qui remontent jusqu'ici lorsqu'elles sont un peu vives et puis en filigrane quelques mots dans des langues étrangères que paradoxalement tu aimerais comprendre, des cris et des pleurs aussi parfois. Des sons dans l'appartement que tu n'identifies pas immédiatement, sans doute des appareils électriques sous tension, désagréable à force ce bruit de fond qu'habituellement tu ne perçois même pas, sorte de grésillement presque insupportable à la longue, débrancher tout ça. Au bout d'un moment jaillit de ce désordre, une forme de cohérence, un rythme dans le battement chaud, inexorable de la ville, une improvisation libre et déstructurée, quelque chose qui s'apparente au free jazz. Et toi au dedans, comme un minuscule grain de sable, mais qui néanmoins participe vraiment, même passivement, de cette musique là. Etrangement de cette zone un peu grise et indéfinie à l'intérieur, sorte de no man's land, remonte une sensation assez grisante de légèreté et d'oubli. Survient l'envie d'explorer librement ce qui t'entoure comme un enfant découvrirait un terrain vague, un lieu qui a toujours existé mais qui subitement lui apparaît comme un endroit pour lui, un endroit pour jouer mais aussi pour se perdre et s'isoler, quelque chose d'ouvert sur le monde. Alors finalement le silence ici je ne le trouve qu'avec toi et je ne peux même pas m'y cogner, m'y agripper puisqu'il n'existe pas de parois. Tu dis que tu es comme ça, qu'au moindre conflit tu te refermes, et là je ne sais même plus ce que tu évoques, comme perdu le fil. Pense juste que c'est difficile le silence, celui de l'autre, celui qu'on ne choisit pas et qu'il faut subir, celui qui semble engloutir et menace de tout recouvrir. Mais peut-être que si je parviens à dépasser ce tunnel, ce long corridor sombre et chaotique, si je fouille un peu plus profondément en toi jusqu'au fond de ta gorge, si je t'embrasse suffisamment longtemps pour toucher quelque chose de toi que j'ignore encore, peut-être que je trouverai une perle. Une perle à libérer et à recueillir avec la langue, une perle un peu froide au début mais qui se réchauffera progressivement au contact de ma bouche. Alors ne t'inquiète pas si jamais je la trouve un jour, on dira qu'on s'en balance. Et je continuerai à balancer des hanches juste pour toi comme on continuera aussi probablement à s'envoyer au diable pour ensuite se renvoyer au silence puis finir par le briser pour retrouver la chaleur. Restera juste son goût sur la langue pour se dire qu'on a pas rêvé, que peut-être on existe.
Ce texte a été rédigé par Céline Renoux dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez la suivre sur son blog “La fille des astres” sur lequel elle accueille aujourd’hui ma persona non grata.
Et voici la liste des autres participants à ces vases communicants de juin :
Nicolas Bleusher et Christopher Selac
Martine Sonnet et Urbain trop urbain
Anita Navarrete-Berbel et Brigitte Célérier
Franck Thomas et Guillaume Vissac
Cécile Portier et Pierre Ménard
Franck Queyraud et Loran Bart
Anne Savelli et François Bon
Carine Perals-Pujol et Joachim Séné
Isabelle Parriente-Berbel et Louise Imagine
Maryse Hache et Laurence Skivée
Chez Jeanne et Xavier Fisselier
le roi des éditeurs et Nicolas Ancion
Kouki Rossi et Jean Prod'hom
Michel Brosseau et Jacques Bon
Christine Jeanney et Christophe Grossi
Caroline Gérard et Juliette Mezenc
Ghislaine Balland et Dominique Hasselmann
Piero Cohen-Hadria et Conte de Suzanne