Chère application - 31 mai

Chère application,

Mardi 31 mai. Le ciel a pris ses quartiers d’été. Les ombres luttent mais très vite elles se dissipent dans le clair du jour. Je remonte un vieux réveil mécanique qui dans ma tête court toujours. Il faudra tenir droit à travers mes petites plaintes qui sortent sans prévenir comme pour dire qu’il en faut toujours plus, quand finalement et honnêtement la vie ne va pas si mal. 
On a entarté la Joconde, hier. « On » est un déséquilibré a priori, désormais sous les verrous. J’ai transposé cette anecdote dans ma « Femme au balcon » ce matin. Je tire de plus en plus le fil de cette histoire. Il est prêt à lâcher comme un élastique trop tendu. Il faudrait que j’arrête d’écrire sur ce sujet, que je pose les textes publiés ici depuis le début de l’année, que j’essaie de leur trouver une ligne, une cohérence et peut-être après, envisager d’envoyer le tout à un éditeur. Qu’en penses-tu, chère application ?

Mardi 31 mai. Le veux réveil mécanique est un peu rouillé et me mettre à la table d’écriture comme le ferait un vrai écrivain me porte peine. Je n’arrive pas vraiment à remonter les heures pour leur donner une consistance et une présence qui me permettraient d’ouvrir en grand les pages. Enfin, je suis un peu fainéant, à vrai dire. Puis tous les deux, chère application, on s’entend bien. J’apprécie ton clavier silencieux que l’on caresse plutôt que de le frapper. Ça coule vite, plus direct de la tête aux doigts entre nous deux. Et surtout, j’aime trop avoir la tête en l’air, à regarder le ciel d’été chasser les ombres. 

Mardi 31 mai. 
Expédier ici quelques mots 
pour terminer des phrases mécaniques
— lever les yeux, lâcher un soupir entre les doigts. 
Recommencer. 

À demain, chère application.
  • 31.5.22

La femme au balcon LI

Tu apparais dans le cadre de ma fenêtre, installée sur ton balcon, comme d’habitude. Mais aujourd’hui, tu te tiens assise face à moi. Plus haut qu’à l’accoutumée, tu prends la position : de trois quart, le dos droit, les mains sur les genoux, la droite posée sur la gauche et tu esquisses un sourire mystérieux. C’est un sourire naissant, pas encore tout à fait là, seules les commissures pointent vers le haut et laissent deviner des pommettes saillantes qui n’adviendront pas. 
Tes cheveux très noirs sont détachés et tombent lourds sur tes épaules. Cela ne t’empêche pas de tenir la pose, les yeux fixes et ronds pointés sur mon balcon.
J’ai juste le temps de figer l’image, de la transformer mentalement en Joconde que surgit dans mon salon, un homme. Est-ce moi cet homme ? Un homme tenant dans sa main droite un plat caché derrière son dos. Il fait trois long pas d’élan, se précipite vers la fenêtre et te jette en pleine figure une tarte pleine de farine et de crème pâtissière. 
Je me réveille avec ça. La Joconde au balcon entartée sous mes yeux ! Son sourire toujours inébranlable, le visage à moitié couvert de farine et de crème qui dégoulinent sur les cheveux. Elle se tient droit, toujours. Ce n’est plus tout à fait toi. Une larme naît sous son œil gauche, descend lentement le long de la joue, continue son parcours sur sa poitrine et commence à attaquer la robe. Sur le côté droit, la crème fait le même chemin, tombe et coule, tombe et coule par petits morceaux bien gras. Les couleurs dégoulinent comme si on avait jeté de l’eau sur la toile d’un tableau pas encore sec. Les pigments tombent un à un, se mélangent dans une bouillie de teintes verdâtres et jaunasses qui, maintenant, chute par gros paquets dans la rue.
Je me réveille avec ça. Alors que réellement, cette fois-ci, tu apparais dans le cadre de la fenêtre, véritable femme du balcon, avec tes yeux boursouflés de nuit, ton sourire inexistant, ta tête mal coiffée, ton bel âge plié dans tes gestes et tu me regardes pleurer sur mon balcon : « Ça va, Monsieur ? ».
  • 31.5.22

Chère application - 30 mai

Chère application,

Lundi 30 mai. J’ai passé une partie de mon dimanche à lire Alain Marc Guillaume. Son recueil « Je vais jamais au cinéma » est un morceau de jazz qui tire sur vos oreilles et vous impose presque de le lire à voix haute pour faire vraiment swinguer les mots. Car ça danse et c’est pas du cinéma avec Guillaume. Je l’ai lu avec, en fond sonore, du Nina Simone. Ça balançait pas mal. J’aurai pu tout aussi bien mettre du Charlie Parker et inviter Bukowski sur mon canapé. On aurait siroté un whisky. On aurait été bien tous les trois. 

Lundi 30 mai. Je devais voir C. et A. hier soir. Je n’ai vu que A.
Sur le chemin pour venir chez moi, C. nous a fait une petite cascade à vélo en se balançant sur une voiture. Conclusion : elle a passé quatre heures aux urgences. Après avoir passé les radios d’usage, rien de grave. Elle est repartie avec des anti-inflammatoires et une minerve. 
Parfois quand ça veut pas swinguer, c’est la vie qui vous fait valser par-dessus les voitures. Elle a eu peur. Moi aussi. A. était inquiet aussi, bien sûr. On a partagé des pizzas et des bières pour calmer nos angoisses. On a essayé de rire en fumant clope sur clope. Il est reparti en filant sur le trottoir avec sa trottinette électrique. 
À une heure du matin, j’écoutais encore Nina Simone avec des pensées un peu cabossées. 

Lundi 30 mai. 
La nuit était peuplée de vélos 
de trottinettes qui roulaient vite
ça faisait tchik tchak tchik tckak
comme un concert qui n’en finit pas. 

À demain, chère application.
  • 30.5.22

Voyage immobile

La cloche du tram retentit
longtemps après qu’il est passé. 
Mes vêtements pendent à la fenêtre,
remuent sous un vent léger. 

Le silence suivant m’étonne 
mais le ronronnement du frigo
prend le relai de la cloche du tram,
linéaire et sans mystère. 

J’aime sentir l’odeur de la lessive,
elle disparaît rapidement 
dans la poussière levée par la rue
alors je mets le nez dans un drap. 

Un rire éclate sur le trottoir,
pose un sourire sur mes lèvres,
j’ai envie de dormir avec ce rire,
un tram léger dans la tête

pour un voyage immobile.
  • 29.5.22

Chère application - 29 mai

Chère application,

Dimanche 29 mai. Vu hier « Coupez » de Michel Hazanavicius. Génial, foutraque, jubilatoire, on rit beaucoup devant ce bel hommage au cinéma de genre, aux séries B et surtout Z (comme Zombie). 
C’est comme ça que j’avance ce matin, en zombie. Le vin blanc bu après la séance reste un peu dans la tête. Il y tourne un plan séquence avec des zooms qui me donnent des hauts-le-coeur. Je vais prendre un Doliprane et lui crier « Coupez ! »

Dimanche 29 mai. Ce soir, les enfants seront là. Il ne manquera que ma fille aînée qui désormais fait sa vie à Paris. C. et A. seront là. C&A ! Tiens ! Je n’avais jamais remarqué que leur initiales formaient une marque célèbre d’enseigne de prêt-à-porter.
Est-ce qu’ils seront prêts à me porter quand je serai vieux ? 
Ils me mettront dans un EHPAD, plutôt. J’y serai bien à regarder de vieux films des années vingt dans la salle commune du foyer, les mercredis soir avant d’aller tous nous coucher, aux alentours de vingt et une heures. J’espère juste que l’on nous laissera boire un peu de vin blanc après le film, sur une terrasse dans la tiédeur d’un soir d’été. Coupez !

Dimanche 28 mai. 
J’ai ouvert les fenêtres en grand
pour faire des courants d’air. 
J’écoute les bruits de la ville,
je regarde les rideaux bouger.  
C’est mon seul projet aujourd’hui. 

À demain, chère application.
  • 29.5.22

Le petit balcon

Je recopie ici ce poème de François de Corniêre parce que la coïncidence est trop amusante. 

LE PETIT BALCON

J'avais eu envie d'écrire quelque chose
avec l'image de la femme au balcon.
Je l'avais en tête depuis plusieurs jours.

Ce n'était pas la première fois
que je la voyais d'en bas
quand je pensais à elle.

Je levais les yeux
et sur le petit balcon elle était là
assise souvent
les soirs de ce début d'été.

Je ne la distinguais pas bien
avec les jardinières
qui donnaient des couleurs au tableau.

Elle devait lire un roman
peut-être dessiner ou écrire
elle portait un crayon ou une tasse à ses lèvres
(j'imaginais du thé).

Moi je tournais les mots dans ma respiration
mon pas ralentissait

je regardais une dernière fois là-haut
et je continuais mon chemin
en direction d'ailleurs.

Je ne ferai jamais
le portrait de « La Femme au balcon »
puisque je ne suis pas peintre.

Et c'est impossible de monter deux étages
pour lui dire
qu'elle est bien à sa place dans ce tableau
seule avec ses pensées filantes
dans le ciel immobile

avant qu'elle se lève
qu'elle rentre à l'intérieur
parce qu'il fait un peu frais
sur le petit balcon.

François de Cornière, Les façons d’être, Le Castor Astral.
  • 28.5.22

Chère application - 28 mai

Chère application,

Samedi 28 mai. J’ai terminé la lecture de « Les gestes d’être » de François de Cornière, paru aux éditions Le Castor Astral dans leur récente collection poche / poésie. 
Parmi les petites choses de la vie qu’il écrit avec simplicité et qui nous emportent, mine de rien, très loin, il dit ceci pour conclure le poème intitulé « La ligne du partage des eaux » : ici les enfants dorment à l’arrière / la route a été longue / et une voix qui s’est tue / me dit : / « Je m’étais endormie. / Tu n’es pas fatigué ? / Tu veux que je prenne le volant ? »
Je repense à cette histoire de voiture que je ne conduis plus depuis neuf mois et je me dis que c’est aussi ça vivre à deux : prendre le volant à la place de l’autre, le volant d’une voiture comme celui de la vie, quand on est un peu fatigué. 

Samedi 28 mai. Il m’arrive de penser, tu vois, chère application. Et même de repenser. Trop parfois à ne plus savoir si ces pensées viennent toutes seules ou si je les pousse en écrivant. C’est comme les souvenirs, à force de les relater, je ne sais plus vraiment s’ils sont vrais ou si ce que j’écris, du souvenir du souvenir donc, procède d’un mensonge à mon insu. 
Enfin, encore une fois, de Cornière en parle mieux que moi :

« Est-ce que c’est le souvenir 
qui fabrique le poème 
ou le poème qui fabrique le souvenir ? »

À demain, chère application.
  • 28.5.22

La femme au balcon L

Il y a un calme étrange ce matin sur les balcons. La chaleur n’est pas encore arrivée. Chaque fenêtre peu à peu s’éveille, étire ses longs volets comme on le fait de nos bras. Et ça craque. On entend les os de la rue se déboîter. Ici une épaule grince, là on joue des coudes pour bien démarrer la journée. Certains lèvent la tête au ciel pour aller cueillir le bleu qui dissipe les dernières poussières de nuit.
Il fera beau aujourd’hui. Beau et chaud.
Tu n’es pas en reste avec cette quiétude des premières heures. Tu es assise dans ta cuisine, les mains posées à plat autour de ton café, le buste droit. Je pense un instant que tu me regardes mais ce sont tes pensées que tu cherches à rassembler dans tes yeux vides. Il faudra remplir le jour, réunir réalité et rêve dans un même sac. On dirait que cela t’angoisse malgré le calme, malgré le ciel bleu.
Il faudra encore déplier un peu les bras pour sentir la vie.
  • 28.5.22

Chère application - 27 mai

Chère application,

Vendredi 27 mai. Je suis allé à la plage avec N. C’était bien, doux et calme, j’ai bien pris le soleil mais je l’ai rendu en partant. Il me reste quelques marques qui piquent un peu. Si tu pouvais, chère application, me passer un peu de pommade sur ma peau mais aussi sur mon ego, sans te commander. 
On a parlé de tout et de rien avec N. Je ne sais pas comment c’est venu mais nous nous sommes mis à compter depuis quand je n’avais plus conduit. Je n’ai plus de voiture depuis longtemps. Je conduis celle de N. à l’occasion. On est tombé d’accord avec N. Cela fait neuf mois. On n’a rien dit mais on sait très bien tous les deux qu’en définitive, nous avons compté les mois écoulés depuis que l’on ne vit plus ensemble. 

Vendredi 27 mai. J’ai regardé mon compte en banque. Je confirme : on est bien en fin de mois. Je l’avais regardé le dix puis le quinze. Je peux te dire, chère application, que déjà ça fleurait la fin mai. Les mois passent et se ressemblent. Je vis seul avec tout le confort nécessaire. Je ne me plains pas. J’ai l’essentiel, un toit sur la tête, comme on dit, mais toujours un peu à découvert. Là aussi, si tu pouvais d’un coup d’algorithme rehausser le solde de ta copine,  l’application « Ma banque », je t’en serais vivement reconnaissant. 

Vendredi 27 mai. 
La vie, cette vieille charogne,
toujours à laisser les fins de mois
sans queue ni tête, seul à compter 
les quelques sous-entendus. 

À demain, chère application.
  • 27.5.22

Cher journal - 26 mai

Cher journal,

(C’est complément stupide de commencer un journal par « Cher journal ». D’abord, parce qu’il n’y a pas encore de journal. Puis physiquement le journal n’existe pas puisque ces premiers mots sont écrits sur une application mobile de prise de notes)

Chère application, 

Aujourd’hui est un jour chômé. Férié parce que il y a, à peu près, deux milliers d’années un homme est monté au ciel. Ainsi soit-il. 
Jeudi 26 mai. Hier, j’ai participé à une sorte d’événement d’entreprise consistant à présenter un projet réussi nommé humblement Réussite. Ça m’a pris un temps de préparation de deux jours pour un passage devant un jury durant quinze minutes. Réussite collaborative, nous étions quatre à valoriser notre travail. Réussite à présenter dans le but d’obtenir un trophée qui nous promettait sinon une ascension vers le ciel, une gloire aussi éphémère qu’inutile. Bref, nous avons perdu. Pas d’ascension. Nous sommes repartis penauds, nous promettant que l’année prochaine serait celle de notre résurrection. 

Jeudi 26 mai. Hier était aussi le jour de l’anniversaire de mes enfants. Ma fille et mon fils. Je les vois très peu depuis quelques années. Vingt-deux ans chacun, ils ont pris leur envol. Une belle ascension que je me contente de regarder de loin, fier de ce qu’ils sont devenus. Je les verrai tout de même ce dimanche pour fêter légèrement leur nouvelle année. On ne rentrera certainement pas dans nos vies, on se contentera de quelques mots pour dire le temps qui passe et la joie de s’aimer. Voilà mes réussites. Certainement, les seules dont je peux légitimement me targuer. 

Jeudi 26 mai. 
Quelques piafs excitent le ciel
de leur piaillement vient l’heure 
où de toute ascension qu’ils prennent 
se dessine la descente - inéluctable. 

À demain, chère application.
  • 26.5.22

La femme au balcon XLIX

Il faut vraiment que j’arrête cette obsession paresseuse qui consiste à simplement te regarder parler à ton téléphone. Que j’arrête de décrire ce tableau que tu m’offres chaque jour, chaque heure. Il y a mieux à faire. Si je savais peindre, ce serait bien plus intéressant que d’écouter tes bouts de phrases capturés entre deux bruits de la rue. Je pourrais y mettre de la lumière, ajouter du contraste, inventer des couleurs, poser une touche impressionniste. Car avec mes pauvres mots, j’ai du mal à accrocher la réalité à mon regard. C’est comme s’il y avait d’incessants parasites entre ce que je vois, ce que j’entends et ce qui peut s’écrire.
Par exemple, ce matin, après avoir raccroché ton téléphone, un peu agacée par la conversation que tu venais de terminer, ton regard s’est perdu sur tes jambes. Assise sur ta caisse en bois, tu les as allongées et tu t’es mise, du bout des ongles, à chasser les poils rebelles sur tes cuisses, lentement, un à un en descendant jusqu’à tes mollets.
Ces mots ne disent rien de tes gestes à ce moment-là, de leurs mouvements lents, de leur passion étrange dans cet affairement à la fois si anodin et si beau. 
Il m’aurait fallu te peindre.
  • 21.5.22

La femme au balcon XLVIII

Un chien aboie depuis six heures ce matin. Pas un aboiement plaintif, ni un appel à la mort mais un jappement d’attente, en mode warning comme s’il cherchait à attirer l’attention, patiemment. Un chien sur le bas-côté de la rue. En double file dans le petit matin avec un aboiement par minute. Sans que l’un ne soit plus haut que l’autre. Pareil à un métronome, le son tape sur les murs, rebondit dans la rue et revient faire le même chemin. Tempo, constance, acharnement, patience. Qu’attend-il ? Son maître, sa maitresse qui ne se décide pas à se lever ? Le jour qui fuit à peine entre les derniers trous de nuit ? A-t-il peur ? Qu’attend-Il ? 
La femme au balcon sort à sept heures pour sa première cigarette. Elle boit tranquillement son café. Le chien n’aboie plus.
  • 19.5.22

La femme au balcon XLVII

On commence à ressentir le poids des premières chaleurs. Les volets des appartements d’en face sont mis en clef. L’air est chargé du repas de midi. Il reste des miettes sur la table que je porte une à une de la pulpe de l’index jusqu’à ma bouche. Je regarde un coin de ciel avec un peu de lassitude. L’idée d’une sieste s’invite sur le rebord de la tasse de café. Mes yeux lourds tournent la cuillère et accueillent les ombres qui se faufilent entre les fenêtres. C’est l’heure, un petit sommeil de quatorze à quinze heures fera le plus grand bien. 
Toi aussi, tu as rabattu les volets. Ton appartement est plongé dans la pénombre pour un repos dominical bien mérité. Tu n’as pas tes enfants ce week-end. C’est la semaine impaire, celle où il sont chez leur papa. C’est déjà, en soi, du repos. Tu déambules entre les ombres, pieds nus dans ta cuisine. Ça sent l’huile de friture qui se mélange à l’odeur du café fraîchement coulé. La lumière augmente dans la rue comme si quelqu’un avait tourné un de ces interrupteurs à variateur. Des poussières fines dansent dans un rayon de soleil qui, plus dégourdi que les autres, se faufile entre tes jambes.
Tu éternues et je bâille longuement en fermant les yeux. Quand je les rouvre, tu as complètement fermé les volets. Bon somme. À tout à l’heure.
  • 15.5.22

La voix suspendue au premier cri

Il y a la brume soulevée par le matin,
la voix suspendue au premier cri. 
L’enfant s’ébroue et la roue tourne,
à chaque cran la nuit glisse. 

Derrière la fenêtre je compte
les osselets dans la cour de récré 
pour à mes yeux dissiper la brume
et rattraper le regard qui tombe.
  • 13.5.22

La femme au balcon XLVI

Je suis peu intéressé par le déplacement des étoiles, ni par ceux qui m’expliquent comment il faut lire la Grande Ourse.
Pourtant, cette nuit, alors que je me relevais vers une heure du matin, pris par je ne sais quelle angoisse existentielle, je suis sorti sur le balcon voir si elles étaient toujours là, les étoiles.
Et tandis que je rêvassais, la tête perchée sur l’une d’entre elles, tu as déboulé sur ton balcon comme une comète. Je ne t’ai pas vu arriver, pas entendu le grincement habituel de ta fenêtre qui, dans la nuit calme, aurait dû résonner tout le long de la rue. 
Comme une comète, le visage plein de cette suie invisible qui attrape les yeux, à défaut d’étoiles, tu as surgi de nulle part. Tu m’as vu sans vraiment me regarder. Tu n’as rien dit de cette nouvelle rencontre à cette heure indue. Tu as juste secoué un peu la tête comme pour te débarrasser de quelques débris célestes puis tu as attaché tes cheveux découvrant à tes oreilles deux anneaux dorés semblables à des soucoupes volantes.
Je suis rentré. Toi aussi. Je crois qu’après, on a tous les deux bien dormis.
  • 11.5.22

La femme au balcon XLV

J’en suis là, au bord de la fenêtre, à scruter tes allées et venues. Les doigts sur le clavier à l’affût d’un mot qui bourgeonne. Je t’ai trop vue sur ce balcon égrener les secondes dans des ronds de fumée, parler au téléphone à des gens que je ne connais pas, crier sur tes enfants ou les couvrir d’amour.
La rue se souvient des premiers jours où tu es apparue dans ce cadre que je fais avec mes mains, comme un photographe cherchant la meilleure prise. J’ai écrit sur tous les angles, à la recherche de ce qui achoppe sur nos balcons mais aujourd’hui plus rien ne vient. 
J’en suis là avec mes mots pauvres et ma grise mine qui éclatent sur le rebord d’un rayon de soleil. Un peu fatigué de ton corps qui se courbe comme s’il était le mien. Tu m’as trop fumé et j’ai la tête pleine de poèmes qui ratent.
  • 9.5.22

La femme au balcon XLIV

Il faudrait sortir de la cage que forment les barreaux du balcon. Un balcon sans garde-corps pour que le nôtre soit libre de tout mouvement, qu’on puisse en sauter, si on le veut. 
Bien sûr, ça n’existe pas, les balcons sans rambarde, les hommes ou les femmes sans garde-fous. Il dit bien ce qu’il veut dire ce mot : garde-fou. On deviendrait vite fous si on enlevait tout ce qui nous protège, des autres et de nous-mêmes. 
Et tandis que je m’égare en écrivant ceci, voilà que tu sors quasi nue sur le balcon et sous le premier soleil de la journée. Tu fumes sans complexe, la peau libre de tout garde-corps.
Va t’habiller, s’il te plaît, tu vas devenir folle.
  • 7.5.22

Quelque part un arbre tremble

Rien ne vient perturber la douceur de ce matin.
Un homme sur le trottoir sifflote. Sur son passage, un tram fait retentir sa cloche. Quelque part un arbre tremble. Quelqu’un se réveille avec de vieilles angoisses collées au plafond. L’homme continue de siffler, un oiseau lui répond. Les rideaux ondoient dans un courant d’air, le même qui secoue l’arbre. Les yeux s’ouvrent et une sorte de paix un peu gluante tombe du lit. Mais rien ne vient perturber la douceur de ce matin. On ne peut rien dire de plus, sur l’homme qui siffle, ni sur le temps qui passe à la cloche du tram.
Rien ne s’accroche à nos peurs tant que le matin coule.
  • 6.5.22

La femme au balcon XLIII

Le camion poubelle vient de passer lentement entre les murs. Il a gobé nos déchets, glouton de métal, avec le fracas de ses entrailles comme appel au jour de vraiment se réveiller. Ce n’est pas agréable un tel raffut dès le matin alors que les yeux n’ont pas encore suffisamment grossi pour accepter la lumière. 
Et c’est avec les paupières encore lourdes que tu es apparue dans l’encadrement de la fenêtre, le regard perdu sur le cul du camion qui s’enfuit. J’ai bien senti à ta moue que le bruit de la grande mâchoire de fer t’avait réveillée. Tu as dégluti une gorgée de café, allumé ta cigarette avec une contrariété que j’avais rarement vu sur tes lèvres.  Puis le silence est venu caresser ta joue. Au loin, le son lourd du camion s’étouffait.
Tu as écrasé ton premier mégot dans le cendrier. Tu as fait les yeux doux à une pensée qui t’a traversée et tu as fini par sourire à je ne sais quoi, chassant le camion qui grondait encore dans ma tête.
  • 4.5.22