Le temps est à l’oubli

Comme une embuscade, le jour tombe et le ciel se fend en deux au-dessus des petites colonnes que forment les cheminées sur les toits. Une des baies de la maison d’en face s’éclaire, et un visage derrière les rideaux s’enferme dans leur ombre.
Le temps est à l’oubli. Le temps est au repos, pour une fin de journée que l’on étire dans un soupir d’aise.
Il n’est que dix-huit heures, mais un homme prépare déjà la table du soir : il ajuste une nappe, dispose deux couverts, une assiette, et roule une serviette en papier dans un verre à pied.
Il circule un moment dans l’encadrement de la haute fenêtre, puis disparaît, tandis que l’autre baie vitrée s’illumine d’une lampe jaune pâle. C’est celle du salon, où l’homme s’installe dans un fauteuil pour lire. Il finit le thé froid oublié sur le coin du guéridon. Son regard se perd à travers la vitre et la rue endormie.
Il fait une grimace — qui retrousse son nez et écarte ses yeux — lorsqu’au fond de la tasse il trouve un reste de sucre : une saveur du passé, comme une douceur disparue.
  • 9.9.25

Plus qu’il ne faudrait

La maison, avec ses joues roses, son air frais, tarde à s’éveiller. Sur la table, une tasse de café et un livre ouvert attendent que la journée commence.
Derrière la fenêtre, le vent passe comme quelqu’un. Un oiseau et mon attention au monde s’en émeuvent. 
Un temps de rêverie allume quelques carreaux et des pensées sans but ni durée. La rue s’éclaire lentement, la lumière gagne la table, puis la tasse de café, vient sur le livre pour en déchiffrer les pages. J’en resterai là longtemps, plus qu’il ne faudrait.
  • 7.9.25

Flux

La place donne la note du jour,
assise là sous les grands platanes.

Elle dote la ville d’une portée,
d’une double-croche de paix à saisir. 

J’y lis Woolf dans son flux de conscience,
saute entre ses sons de cloches

et ceux de l’église toute proche
— je vais avec le temps, Virginia.
  • 23.8.25

Cahin-caha

J’ai vu passer une solitude
avec son charriot d’angoisses.

Cahin-caha,
elle trottait comme une enfant
un premier jour d’école,
les yeux rivés sur ses souliers neufs,

ceux qui brillent trop, et qu’on aimerait vite
salir pour marcher un peu plus droit.

2023
  • 15.8.25

Je cherche une image

Je cherche une image pour dire ce petit vent qui entre par la fenêtre. Léger, doux tandis que les nuages s’amoncellent sur les toits. Je cherche une image à poser sur cette lumière ocre que prend soudain la rue. Les murs virent au jaune, au crème clair. Oscillent entre les deux tons. C’est comme un roulement de tambour mais silencieux. 

Le trottoir sue, les fenêtres gondolent, le jour se recroqueville et trimballe des miasmes. Je cherche une image pour ce qui maintenant se retire. Cette aspiration vers l’extérieur, machine arrière, l’air reflue. J’entends les entrailles des nuages gronder. La faim montre son museau. Je cherche une image qui ne peut être prise par aucun appareil photo. Les couleurs bougent trop vite pour être fixées.
  • 14.8.25

Un homme sur un banc

Un homme sur un banc souffle sur ses lunettes, pour y faire de la buée. D’un mouchoir en papier puis du revers de sa chemise, il nettoie le verre, le regard porté vers un intérieur de soi.

Au soir, quand baisse la lumière, un homme sur un banc, empesé de nostalgie, d’un geste, d’une façon, que je croyais oubliés au profit d'une lingette à lotion dégraissante, nettoie calmement ses lunettes. 

Allez savoir pourquoi : cet homme m'émeut.

  • 3.8.25

Jeux d’eau

L’enfant, dans les jeux d’eau de la place, cherche le regard de maman. Étonné, il s’aperçoit qu’éclabousser n’est plus interdit. S’amuser avec les jets, aujourd’hui, est permis. Va savoir pourquoi, à la maison — semble se demander la petite tête ronde qui se tourne vers moi — une pareille giclée que je viens de t’envoyer sur les pieds, quand je la projette du robinet de l’évier au parquet, s’avère la pire des bêtises.
Oui, petite tête ronde, tout ça n’est pas simple… mais continue !
  • 21.6.25

Travaux

À la faveur de travaux, la rue perd sa rectitude. La traverser devient un défi : sauter de planche en planche, une épreuve que certains peinent à réussir en bougonnant ; d’autres l’ignorent, longeant le bord du trottoir, s’appliquant — un pied devant l’autre, bras écartés — à sourire à l’enfant qu’ils étaient, dans le bonheur des marges.
  • 9.6.25

Le compte

À l’arrêt de tram, deux jeunes gens sur un banc. Un, deux, trois puis vite cinq, six… j’en perds le compte. Le compte de ces baisers légers par saccades échangés comme deux oiseaux picorent leur mie de pain. Petits coups de bouche, petit air frais avant que le tram, ce rapace, ne les fasse disparaître. 

2019
  • 10.5.25

Énigme

Les couleurs se blottissent 
dans le coin d’un mur, prises   
dans le grand buvard du jour. 

La lumière hésite à entrer,
pose ses joues timides 
sur le balcon et attend. 

Attend que quelque chose 
donne le signal, une voix
un geste ; résolve l’énigme. 
  • 9.4.25

Plop

Ce matin, j’ai croisé
un fabuleux silence,
un peu revêche au départ,
ne voulant pas vraiment
se faire remarquer. 

Il a très vite éclaté, plop
dans mon oreille saturée 
du bruit de tous les jours,
me laissant tellement léger 
que demain déjà en redemande.

2019
  • 30.3.25

C’est idiot

J’aime la lenteur des dimanches,
leur goût pour les ambiances feutrées. 

J’ai un café dans les mains,
le regard dans la rue. 

J’attends qu’un facteur passe,
c’est idiot c’est dimanche. 

Dimanche feutré sans personne,
avant le tohu-bohu des questions.
  • 23.3.25

Cahin-caha

J’ai vu passer une solitude ce matin tôt avec son charriot d’angoisses, sur le trottoir cahin-caha trottant comme une enfant un premier jour d’école.

Son regard tombait sur ses souliers neufs, ceux que l’on a tous un jour portés, ceux qui brillent trop, que maintenant elle aimerait vite salir pour pouvoir marcher plus droit.

2023
  • 8.3.25

Rire

Dehors tourne à vide sur un homme dans la rue. Il rit seul, assis sur un banc de fer blanc. Il rit bouche ouverte pour que sorte la douleur. Il rit sur une plaie aussi rouge que le banc est blanc. Jusqu’au moment où son oeil retourne vers toi le malaise. Jusqu’à cet instant où tu sais qu’à ton tour il faudrait rire.

2018
  • 1.3.25

Futur

Tu dis qu’enfant, on ne t’avait pas vendu ce futur. Tu tailles un crayon et tu penses à la mine et à sa polysémie. 
T’en tires une mine ! Assis là, à la table de lecture, en train de faire coïncider souvenirs et avenir. 
Tu sais bien qu’il y a plus malheureux que toi, t’es pas à la mine ! Tu souris, reposes le crayon, souffles sur les rognures de bois. Elles retombent lentement, bien où elles veulent, déjà tout à leur futur.

2024
  • 22.2.25

Autour d’une pomme

Le ronronnement d’un moteur, le roucoulement d’un pigeon, la lumière dans sa paresse. Le matin et un tremblement dans les yeux, le temps d’apprivoiser le monde. 
Il y a aussi l’odeur de la pomme que l’on vient de trancher en deux. Le goût du sucre qui prend le plaisir par la main jusque dans la succion d’un pépin, avant son revers âpre quand on le croque. 
La lumière monte sans grand entrain. On a envie de la pousser dans le dos, de soulager la digestion de tous les pépins passés. Le moteur pourrait aider s’il n’était pas tout à son affaire de moteur. Un tremblement et la voilà, fière lumière, sur les toits à fricoter avec les pigeons. Jour.
  • 21.2.25

À tâtons

On entend un enfant à l’étage,
son rire courir dans la pièce,
puis l’eau couler dans son bain.

Quand le rire glisse vers les pleurs,
on sait la bouche pleine de savon,
la mousse dense qui pique l’œil.

On sait ces instants aveugles
à chercher à tâtons la main
d’une mère plutôt qu’une serviette.

2019
  • 11.2.25

Ésotérique

À la table où je lis, la lampe
dans sa constance fait du livre
et de l’ombre des complices. 

Permanence soudain troublée
par un clignotement semblant 
craindre le pas des vers suivants :

« Une lampe déserte,
le paisible vestibule,
Et une ombre en éveil
Où se dresse le catafalque. »

Vers d’un Pessoa ésotérique
revenu d’entre les morts 
pour griller mon ampoule.
  • 12.1.25

Face à face

Face à face

On croise les mains sur nos genoux.
L’enfant sage en nous écoute les pas
que fait le silence sur nos visages. 

Un geste peut faire taire les ombres,
éclairer un œil ou nous tirer un sourire. 
On attend qu’il advienne, sages, enfants. 

Une main se lève. La mienne, la tienne ?
D’où qu’elle vienne, elle est le signal
qui nous délivre d’être, sages, enfants.
  • 18.12.24

Il en aurait fallu de peu

On a commencé par parler 
du temps, des soleils 
qui n’en finissent pas,
des astres dégingandés. 

Puis de la pluie qui ne vient pas 
et des rigoles sèches 
que ça fait à la terre
et sous nos yeux. 

De là on a regardé glisser
les rides sur nos joues,
esquissé un sourire triste 
en montrant l’éclat de nos dents. 

Il en aurait fallu de peu
qu’avec ce peu on s’aimât.
  • 30.11.24