Son ombre tranche le sol tandis que son pas s’accroche péniblement au trottoir. Dans son sillage, sa vie en monochrome peu à peu s’efface. Ses cheveux en paille grise frissonnent au vent en léchant son visage noir, cette grosse tache sur le béton blanc. Elle avance dans une lente et gourde déambulation. Elle titube et se heurte à des cailloux, de gros, très gros gravillons qui obstruent son passage. Son corps chancelle et croise la chaussée comme le crépuscule saigne le pavé. Elle suit le trottoir mais son ombre lentement glisse sur la route, tailladée en éclairs par la circulation rapide des voitures qui la frôlent.
La flaque noire inconnue aux mouvements curieux et asynchrones se fait bousculer, doubler par la gauche, par la droite. Des coups d’épaule la font vaciller sur l’arête du trottoir. D’autres filent devant son nez, l’insultent en lui retournant un poing rageur ou un doigt pointé sur la tempe en signe de démence. Elle semble ne pas voir. Elle suit le reflet ténébreux de sa silhouette, hagarde et sans autre réaction que la stupeur que lui inspire son ombre allongée sur le sol.
Maintenant en équilibre précaire entre trottoir et chaussée, son ombre entame sa disparition. Elle voit ses jambes interminables se rétrécir, son large torse rejoindre ses chevilles atrophiées. Et très vite la tête aux genoux, elle ressemble à un nabot planté dans un pot de fleurs séchées. Ses cheveux retombent en cloche sur ses pieds et elle se sent s’effacer du monde. Entre chien et loup, l’ombre n’est plus qu’un gros point, un point final qu’elle fixe encore quelques secondes avant de sombrer dans le caniveau.