Ils jouent peut-être au bonto ou à un autre jeu de cartes ou aux dés, ou à n’importe quel autre jeu. Mais dans tous les cas, ce qui les accapare, c’est l’issue, c’est la gagne. Assis face à face autour d’une table de pierre, dans un pensum, dans un rictus, rivés à leur jeu comme si dépendait de l’issue de la partie une conscience d’être, d’être joueur, d’être gagnant.
Et les autres, badauds oisifs, s’agglutinent tels des mouches piquées de la curiosité d’un jour pondre autour, de créer eux aussi le jeu, d’être joueurs gavés de l’expérience des grands. Et par l’ambiance sertie du regard posé, par l’entraide morale et muette, par la fascination du jeu élevé en modèle de vie, ils supportent les compétiteurs, bras croisés, planqués dans l’humilité du non-joueur qui voudrait jouer. Ils poussent des petits « ah », des infimes « oh », des discrets « surtout pas comme ça », autant d’interjections sourdes qui se mêlent à la tension de voir naître le gagnant, le vainqueur d’un match de pacotille qui bientôt paradera sur la pierre fraîche d’un parc.
Moi, je suis désolé, je ne veux pas regarder ces êtres qui jouent, qui fuient le monde dans des combats puérils, qui s’abandonnent au hasard sans se soucier du dehors. Je ne suis pas de cela quand d’autres se saignent, s’étripent par le dedans, loin des grands parcs. Je pense à tout ce que je ne peux pas faire, poussé ici sur ce banc à m'accointer de gens qui ne font que jouer. Je ne veux pas jouer, je ne veux pas regarder jouer. Le monde autour nous pousse au jeu pour mieux nous aveugler. Je suis fatigué de faire semblant d’être des leurs, je ne supporte plus leur fuite vers le vide. Alors, je m’engonce dans mon dedans et je regarde le monde au sol, mes pensées mélancoliques collées à la face sombre du grand jeu.
Illustration : Guillaume Noury