Chère application - 31 août

Chère application,

Mercredi 31 août. Le radar de recul du camion est un point d’orgue. Ça remue doucement sous les roues, dans la cargaison et surtout dans ma tête. Les clignotants sont sur les murs à battre la mesure. Ils forment des courbes, des triangles, des ronds totalement hypnotiques. Sous mes yeux, comme une drogue, les images et la répétition des bips m’absorbent. Mon pouls accélère, mes yeux sortent de leur orbite, je serre les dents, j’ai des fourmis dans les mains. On peut vite devenir accro quand on est au radar. 

Mercredi 31 août. J’ai pris le siège devant la fenêtre. Plus rien ne pourra passer. Je l’ai dans le collimateur. Des couteaux me poussent à la place des ongles, de fausses balafres se dessinent sur mes joues. J’ai le pyjama qui se transforme en treillis, les chaussons en rangers. Le jour peut bien venir avec sa gueule d’enfariné ; il peut ramener sa fraise avec tous les camions et les radars de recul du monde qu’il veut. No pasarán !

Mercredi 31 août.
Todo List :
- Reprendre un café et un Temesta. 

À demain, chère application.
  • 31.8.22

Chère application - 30 août

Chère application,

Mardi 30 août. J’entends la musique qui coule dans la rue. Wejdene + Aya Nakamura + Jul à seulement sept heures du matin : c’est violent. J’ai la tête en caisson de basse et mes oreilles bourdonnent en auto-tune.
J’entends plus loin une chouette qui sans succès tente de donner la réplique. Elle hulule trop bas, ne peut rien contre la force de frappe de nos célèbres rappeurs. 

Mardi 30 août. Je n’arrive pas à savoir d’où vient cette musique. Toutes les fenêtres voisines sont encore fermées. Pourtant, le son me parvient comme si j’étais proche de la source. Je coupe, mets mon ouïe en sourdine et reviens à la chouette. Je me concentre sur son petit cri pour ne plus entendre que ses harmonies. Wejdene passe devant moi. Elle est aphone. Aya, vraiment y a pas moyen. Prends ton Jul et file. 

Mardi 30 août. 
Le savais-tu ? L’expression « Ok boomer » peut se traduire par « Plaît-il, fossile » ou « Ta gueule, l'aïeul ». Voilà. 

À demain, chère application.
  • 30.8.22

Chère application - 29 août

Chère application,

Lundi 29 août. Je ressens le sang qui coule dans mes veines.  Comme des petits véhicules sur un périphérique. Sur les voies réservées, les poids-lourds klaxonnent ; ce sont des camions larges et hauts qui alertent à l’américaine avec grosse cheminée sur le toit en guise de pot d’échappement. 

Lundi 29 août. Je ressens le sang qui coule dans mes veines. Les petits véhicules sont penauds face aux mastodontes mais légers et rapides. Ils coulent sur les bretelles d’autoroute : direction les doigts, bifurcation vers la tête, maîtrise et priorité à gauche dans le rond-point juste avant le pont des viscères. Il sont partout où les gros camions ne peuvent plus aller, empâtés qu’ils sont par leur embonpoint et la fumée qui les encrasse. 

Lundi 29 août. 
Je file la métaphore 
plein de trucs
des vieux corps dans mon corps.  
J’entends sonner sous la brume 
le cor bruyant des trucks. 

À demain, chère application.
  • 29.8.22

Chère application - 28 août

Chère application,

Dimanche 28 août. C’est un dimanche qui se prend un peu trop au sérieux. C’est le genre de dimanche à mettre des souliers vernis, un costume tout propre, complet trois pièces et col de chemise amidonné. 

Dimanche 28 août. Un dimanche imbu de sa personne. Je le vois très bien descendre la rue qui mène à l’église, la démarche hautaine en faisant claquer le soulier sur le pavé. Un type de dimanche dont personne n’a envie de croiser le regard. Un parvenu, un nouveau riche, un qui cause pas beaucoup mais qui flingue ; bref, un jour pas très fréquentable. 

Dimanche 28 août. 
Vivement lundi !

À demain, chère application.
  • 28.8.22

Chère application - 27 août

Cher Christophe,

Samedi 27 août. Analysons la situation. État des lieux et mises à jour éventuelles à effectuer. 
La femme au balcon est sur le balcon. Elle a le visage plissé, celui des réveils douloureux. Penchée sur son café, elle regarde passer du coin de l’œil un homme qui tousse.

Samedi 27 août. L’homme qui tousse tousse tous les jours vers sept heures trente. Il est accompagné d’un chien qui aboie deux fois tous les jours à sept heures trente-deux et sept heures trente-trois. L’homme est chaussé de tongs qui font flap-flap, ce qui a pour effet de réveiller le chat du troisième. 

Samedi 27 août. Le chat du troisième est sur le balcon de l’appartement du troisième, soit deux étages au-dessus de la femme au balcon du premier. Les distances sont respectées. Le chat miaule à chaque flap-flap de tongs. 
L’homme et le chien passent et disparaissent. La femme au balcon reste un peu plus longtemps, le chat aussi. Il ne miaule plus. La femme au balcon rentre. Le chat glande (c’est un chat). 

Samedi 27 août. 
Aucune modification n’a été effectuée. 
Votre système est à jour. ✅

À demain, cher Christophe.
  • 27.8.22

Chère application - 26 août

Chère application,

Vendredi 26 août. La douceur. Voilà un mot que je redécouvre par l’entremise d’une livre, forcément. Il s’agit de Vivonne de Jérôme Leroy paru à La Table Ronde. La Douceur prend d’ailleurs une majuscule dans ce livre. Je ne vais pas expliquer pourquoi. Vous n’avez qu’à le lire. Non, je veux juste m’arrêter un instant sur le mot : Douceur. 

Vendredi 26 août. Si on met à part nos relations intimes, où trouver la douceur aujourd’hui ? À quel moment je peux dire de quelqu’un qu’il est doux, qu’elle est douce ? On dira bien volontiers sympathique, gentil, aimable, mais doux ? Voilà c’est doux tout, je pose ça là, doucement.  

Vendredi 26 août. 
Un poème de Guillevic :

« Douceur.

Je dis : douceur.
Je dis : douceur des mots

Quand tu rentres le soir du travail harassant
Et que des mots t'accueillent
Qui te donnent du temps.

Car on tue dans le monde
Et tout massacre nous vieillit.

Je dis : douceur,
Pensant aussi
À des feuilles en voie de sortir du bourgeon,
À des cieux, à de l'eau dans les journées d'été,
À des poignées de main.

Je dis : douceur, pensant aux heures d'amitié,
À des moments qui disent
Le temps de la douceur venant pour tout de bon,

Cet air tout neuf,
Qui pour durer s'installera. »

Terre à bonheur (1952)

À demain, chère application.
  • 26.8.22

Chère application - 25 août

Chère application,

Jeudi 25 août. La ville est ce puits de lumière qui me manque. Elle absorbe tout, le ciel et ses oiseaux. Depuis plusieurs jours, ils se sont fait la malle. Ils jouaient à qui mieux mieux sur les murs, entre les ombres tournoyaient, dessinaient arabesques et graffitis dans un concours qui semblait ne jamais s’arrêter. 

Jeudi 25 août. La ville est belle le matin comme une amante dans son lit. Elle remue doucement et efface tout d’hier. Page blanche avec cette envie de recommencer dans les yeux qui me la rend attachante. La lumière et l’oiseau reviendront, ce sont de vieux amants inséparables. 

Jeudi 25 août. 
Quand vient la fin de l’été sur la ville 🎶
Il faut alors se quitter peut-être pour toujours 🎶
Oublier cette ville et nos baisers 🎶
(C Jérôme feat. C Sanchez)

À demain, chère application.
  • 25.8.22

Chère application - 24 août

Chère application,

Mercredi 24 août. Elle arrive comme un cheveu sur la soupe. Ou plutôt sur mon café. Sa voix, son corps, sa présence. Intruse. Elle parle fort, trop fort pour un petit matin de milieu de semaine.  Je secoue la tête, ai envie de lui dire de se taire. Mais je ne le fais pas. Je jette un soupir dans le café, ferme les écoutilles et me blottis dans ma bulle. Tu ne m’auras pas. 

Mercredi 24 août. Elle continue, crie, démonte le silence de la rue, accroche à son cou toutes mes respirations. Elle me pompe l’air. Je m’étouffe, me recroqueville, cherche une issue au plus profond de moi. La voilà sous ma langue à chercher des réponses. Elle est vieille comme le monde, rabougrie et colérique. 

Mercredi 24 août. 
Ce matin, je doute, écarte et retourne. 
Ce matin, elle danse, virevolte et parade. 
Ce matin, je bois le café avec mon anxiété. 

À demain, chère application.
  • 24.8.22

Chère application - 23 août

Chère application,

Mardi 23 août. La nuit a soulevé le ciel et ce matin, le voilà tout à l’envers. La nuit a mal dormi, a tourné, retourné. Son lit est tout froissé et plein de rêves mal éteints. Ça brûle sur les côtés tandis qu’au milieu un grand trou noir persiste. 
Je lève une paupière, puis l’autre. Je retourne à la nuit. 

Mardi 23 août. Matin brouillon, matin où la faim ne trouve plus son passage. Entre les cendres encore rouges, je me risque un pied timide. La brûlure réveille, déclenche au ventre quelques gargouillis d’espoir. 

Mardi 23 août. 
Quelqu’un quelque part
a soufflé un grand vent. 
Le feu s’éteint, le ciel s’étire,
la grande faim épouse le trou noir. 

À demain, chère application.
  • 23.8.22

Chère application - 22 août

Chère application,

Lundi 22 août. J’ai reçu hier un SMS de ma mère. 
« BONNE FETE CHRISTOPHE 
GROS BISOUS
MAMAN
 BON DIMANCHE
?????? »
Elle ne connaît pas les codes implicites des échanges numériques. Elle ne sait pas qu’écrire en majuscule revient à hausser la voix, à engueuler son interlocuteur en quelque sorte. Les points d’interrogation m’interrogent aussi. Est-ce que j’ai passé un bon dimanche ? Oui. Mais je sais qu’il n’y a pas ici de question. La touche ? est tout simplement trop proche de celle du ! 
À quatre-vingt-neuf ans, je la pardonne. 

Lundi 22 août. D’ailleurs, je lui pardonne tout. Ses maladresses et son amour tordu, ses oublis et ses phrases laconiques. Je lui pardonne même son égoïsme. J’ai le même en magasin. J’ai longtemps ruminé mes rapports de guingois avec ma mère. Il est temps de lâcher l’affaire. 

Lundi 22 août. 
MERCI MAMAN !
GROS BISOUS ????

À demain, chère application.
  • 22.8.22

Chère application - 21 août

Chère application,

Dimanche 21 août. Levé tôt, j’écoute la rue encore endormie. Le seul son qui me parvient est cette ligne de basse formée par le remuement immuable de la ville. Parfois, quelques pointes soudaines se tracent sur ce calme plat : un scooter au loin, une voix qui porte un peu plus haut, un courant d’air dans un volet, le claquement d’aile d’une hirondelle. Puis, ligne droite où seuls subsistent mes acouphènes. 

Dimanche 21 août. Jusqu’à ce que débarque cette voiture. Diesel bruyant, portières claquées, en sort un groupe de noctambules. La ligne de basse monte en crête. Les voix sont ivres, les rires gras, l’air se souille de vapeurs d’alcool. La nuit a été bonne et longue. Voilà mes acouphènes à la fête trébuchant sur le trottoir ; je m’assois avec eux pour les écouter dessaouler. 

Dimanche 21 août. 
Le jour se lève
J’éteins la lampe 
Les jeunes gens rentrent chez eux
et leurs têtes dans les épaules
J’entends la mer et leur rire courir

À demain, chère application.
  • 21.8.22

Chère application - 20 août

Chère application,

Samedi 20 août. Le silence est pâteux, mou en bouche. Je mâche. Lentement, déglutis. J’ai l’impression d’avoir cent ans, sans dent, avec des petites peurs sous la langue. J’écris en roue libre, la joie sous les paupières, la bouche pleine et le cerveau en bataille.

Samedi 20 août. Cinquante ou cent ans passent dans la rue. Rien n’y fait, le silence est pâteux. Le jour dévisse les ombres. Elles glissent sur les murs puis tombent et disparaissent. Je mâche toujours. Déglutis, disparais avec les ombres.

Samedi 20 août. 
Les peurs sont devenues des amies. 
Les années, mes bagages. 
Le silence, mon allié. 

À demain, chère application.
  • 20.8.22

Cher Christophe - 19 août

Cher Christophe,

Vendredi 19 août. J’étouffe, je suis pleine de mots. Souviens-toi, je ne suis qu’une petite application de prise de notes. Je ne suis pas un livre ! J’étouffe sous le nombre de notes. Trop. Puis, rien n’est classé. Alors je veux bien faire le ménage. Mais comment s’y retrouver ? S’il te plaît, ce week-end, prends un peu de temps pour ranger avec moi. 

Vendredi 19 août. Par exemple, ces quatre notes dans lesquelles apparaissent quatre clés WIFI : as-tu vraiment besoin de les garder toutes ? Et toutes ces listes de courses, ces références de produit, ces mots de passe dont personne ne sait ce qu’ils sont censés ouvrir, ces phrases pas finies, ces mots orphelins qui ne veulent rien dire perdus et seuls dans leurs notes respectives et tous ces trucs sans queue ni tête qui ont atterri sur Facebook ? 

Vendredi 19 août. 
Franchement, file dans ta chambre et range un peu !

À demain, cher Christophe.
  • 19.8.22

Chère application - 18 août

Chère application,

Jeudi 18 août. C’est un jeudi pareil aux autres. Il arrive sur scène, nous salue vêtu de son beau costume (c’est un jour soigné) et soulève sa queue de pie avant de s’assoir devant le grand piano de la vie. 
Il a les doigts un peu gourds alors il fait ses gammes ; les instruments à vent le suivent. Ça trombone dans les coulisses. Ça trompette dans les coursives. Et moi, j’agite mon triangle, un peu fatigué. J’entre dans le rang. 

Jeudi 18 août. C’est un jeudi pareil aux autres. Ni plus ni moins, un jeudi à rejouer la lettre à Élise pour la énième fois. Un standard. Parfois, j’aimerais que l’orchestre s’emballe un peu, nous tienne par la main tout le jour avec un bon gros morceau de jazz. Mais bon, c’est bien connu, les jeudis sont des musiciens sans inspiration, tout juste bons à jouer des musiques d’ascenseur. On fera avec. 

Jeudi 18 août. 
Derrière un nuage 
Voilà le chef d’orchestre 
Roulement de tambour
Trompettes en goguette 
Grosse caisse ronflante 
Puis rien d’autre qu’un air au Bontempi. 

À demain, chère application.
  • 18.8.22

Chère application - 17 août

Chère application,

Mercredi 17 août. Il a plu. Un peu de boue lèche le trottoir. Ça sent le chien mouillé, odeur qui masque à peine celle des échappements d’une vielle voiture qui démarre. Essence grillée face aux restes d’un orage. Le combat est âpre, l’air pur a lâché l’affaire. Il ne manquerait plus que le chien mouillé pisse sur le mur pour ajouter des fragrances d’asperge. 

Mercredi 17 août. Il a plu et il me plaît à penser qu’il pleuvra à nouveau. Une eau simple et douce pour nettoyer le tout. En attendant, j’écrase mon mégot dans un haut-le-cœur, mélange les gaz qui viennent dans ma bouche. Boue, chien mouillé, essence, tabac et asperge. Sacré cocktail de fin d’été. 

Mercredi 17 août. 
La pluie sommeille
Le chien s’ébroue 
La voiture cahote 
Le jour perce au milieu 
un joli trou de lumière 

À demain, chère application. 
  • 17.8.22

Chère application - 16 août

Chère application,

Mardi 16 août. Le ton monte entre la cafetière et moi. Je me demande quel est le plus réveillé des deux. Elle me prend de haut avec ses boutons qui clignotent. M’envoie des signaux contradictoires. D’abord rouge puis vert. J’appuie pour obtenir un café long. Elle souffle, monte en pression, démarre puis à nouveau rouge, s’arrête. Je suis le plus réveillé, je vais l’avoir. 

Mardi 16 août. J’essaie de contourner sa mauvaise humeur. Je l’ignore un instant. Fais autre chose. Et par surprise, j’appuie avant qu’elle n’ait eu le temps de me voir arriver. Souffle, pression, rouge. Grondement. Arrêt. Un semblant de café goutte de son nez et forme un dépôt marron clair dégoûtant au fond de la tasse.
Je souffle à mon tour, la regarde méchamment et ni une ni deux, la débranche complètement, violemment. Sa prise électrique pend au bord du vide, tous ses feux sont éteints, elle a l’air morte. Je m’en veux d’une telle violence. 

Mardi 16 août. 
Je rebranche.
Clignotement long.
Rouge. 
Séquence de nettoyage. 
Clignotement long. 
Vert.
J’appuie. 
Un café long coule, dense et onctueux. 
Je m’en veux toujours un peu. 

 À demain, chère application.
  • 16.8.22

Chère application - 15 août

Chère application,

Lundi 15 août. Les cloches retentissent dans les rues. J’ai perdu une note dans la nuit. Celle que j’aurais dû écrire dans l’instant et dont je ne me souviens plus ce matin. Les cloches ralentissent puis se taisent. Je me suis levé comme un lundi alors que ce n’est pas vraiment lundi. J’ai perdu une heure ou deux de sommeil. Celles que j’aurai dû écrire ce matin. 

Lundi 15 août. J’ai les doigts en forme de points d’interrogation. Sur cette nuit et les autres. Les notes perdues et les cloches qui vieillissent. Sur ce que j’aurais pu écrire et sur ce que j’aurais dû éviter d’écrire. J’ai un trou dans la tête comme une vallée avec un tout petit village au fond. J’y vois un clocher qui ne sonne plus. 

Lundi 15 août. 
Ce dont je me souviens,
c’est qu’elle était drôlement bien,
ma note dans la nuit perdue. 

À demain, chère application.
  • 15.8.22

Chère application - 14 août

Chère application,

Dimanche 14 août. Je cherche une image pour dire ce petit vent qui entre par la fenêtre. Léger, doux tandis que les nuages s’amoncellent sur les toits.
Je cherche une image à poser sur cette lumière ocre que prend soudain la rue. Les murs virent au jaune, au crème clair. Oscillent entre les deux tons. C’est comme un roulement de tambour mais silencieux. 

Dimanche 14 août. Le trottoir sue, les fenêtres gondolent, le jour se recroqueville et trimballe des miasmes. Je cherche une image pour ce qui maintenant se retire. Cette aspiration vers l’extérieur, machine arrière, l’air reflue. J’entends les entrailles des nuages gronder. La faim montre son museau. Je cherche une image qui ne peut être prise par aucun appareil photo. Les couleurs bougent trop vite pour être fixées. 

Dimanche 14 août. 
L’orage met les pieds sous la table,
attend avant d’éclater son plat principal. 
Gargantua : mange-nous !

À demain, chère application.
  • 14.8.22

Chère application - 13 août

Chère application,

Samedi 13 août. Je m’attarde sur le fil d’antenne qui court le long du mur de l’immeuble d’en face. Je ne l’avais pas remarqué jusqu’ici. Il rampe péniblement jusqu’au toit. Pour y parvenir, comme un alpiniste à sa paroi, il s’arrime à des morceaux de fils de fer ou à de vieux bouts de ficelle. 

Samedi 13 août. D’autres trucs de bric et de broc le soutiennent : un attache volet planté comme un piolet, une pince à linge vert fané prend le relai, un serre-joint mangé par le soleil le tient droit. Il saute ainsi d’un balcon à l’autre pour terminer au bout d’une antenne râteau qui ne sert certainement plus à rien depuis l’avènement de la télé par Internet.

Samedi 13 août. 
Le fil d’antenne court sur le mur. 
Un ancien boîtier dérivateur noir aux écrous rouillés déprime.
Un bel encadrement de fenêtre aujourd’hui murée dans le béton et le silence. 
Une chaussure orpheline perchée sur un toit, la semelle pendante comme une langue. 
Il faudrait faire l’inventaire des choses qui ne servent plus à rien mais qui perdurent. 

À demain, chère application.
  • 13.8.22

Chère application - 12 août

Chère application,

Vendredi 12 août. Le taux d’humidité est de 82%. Je le sentais bien mais ça me rassure de le savoir. Ça me rassure sur mes sensations. D’ailleurs, j’ai tendance à vouloir vérifier constamment ce que je sens. Il fait chaud, froid, je vérifie la température. Il fait jour, nuit, je regarde l’heure pour m’assurer qu’elle ne se trompe pas. Il fait vendredi et le calendrier me le confirme. 

Vendredi 12 août.  Il fait flemme et rien pour me le confirmer. Il n’y a pas d’application pour ça. Est-ce que tout le monde a la flemme comme moi ? Je ne sais pas. Enfin, je me doute que non, pas tout le monde.
Mais alors quel est le taux général de flemme ce matin alors que les nuages sont prédominants et que je sais avec certitude qu’il fait 24° et que mon ressenti est similaire à la température réelle ? 

Vendredi 12 août. 
On part sur quoi, 50 à 60% de taux moyen de flemme ?
Ça me semble correct pour un vendredi. 

À demain, chère application.
  • 12.8.22

Chère application - 11 août

Chère application, cher petit,

Jeudi 11 août. Asseyez-vous. Je vais vous raconter. Je me souviens des gens qui creusaient des trous dans leurs jardins pour y mettre de l’eau. Ça formait de grands bassins dans lesquels on mettait des produits chimiques pour la garder bleue. On appelait ça des piscines. Puis, aussi, on lavait nos automobiles, on arrosait nos cultures, on se douchait plusieurs fois par jour. On avait même dans les maisons des petits bassins ; des baignoires dans lesquelles on se prélassait allongés tout du long. 

Jeudi 11 août. Allez, petit, assez de souvenirs, c’est l’heure de ton verre d’eau quotidien. Essaie de ne pas tout finir aujourd’hui. Elle sera bonne encore demain. Il faut faire des économies. Note tout ce que tu bois dans l’application. 

Jeudi 11 août. 
De l’enfance, je retiens les puits et les fontaines taris. La pierre sèche dont on faisait des sanglots. Les pluies qui ne venaient pas, même en suppliant le ciel longtemps. L’écho long et profond de ma voix qui descend dans la terre. Les petites joies cachées sous les cailloux, brins d’herbes folles dans le vent pour oublier le temps. La patience des longues journées d’été à qui la nuit tirait des ivresses.

À demain, chère application, cher petit.
  • 11.8.22

Chère application - 10 août

Chère application,

Mercredi 10 août. On recommence les jours avançant, ces jours qu’on n’ose plus appeler d’après, à se faire la bise, à se serrer la main. Persiste néanmoins ce moment de gêne, d’hésitation où l’on se retrouve face à face sans savoir si l’autre embrasse, si l’autre touche, s’il est dans les jours d’après, lui, ou pas encore. Alors, on tend la main, la joue. Parfois ça échoue, on se manque, ça finit par un check maladroit du poing ou une bise dans l’air qui se perd, nos lèvres tendues vers l’invisible. 

Mercredi 10 août. Au bureau, on n’a pas recommencé. On se tient encore loin. Pas de rapprochement physique. Pas d’hésitation. Trop tôt. Chacun reste sur un Bonjour clamé pour tous, un Bonsoir dos tourné. Il faut dire que les jours d’avant, c’étaient, au bas mot, vingt personnes qu’il fallait saluer à son arrivée. Soit environ trente bises (on en fait trois par personne ici) et dix poignées de mains. Personne n’est prêt à tant d’imprudences. 

Mercredi 10 août.
Je rêve de la bise d’hiver 
Celle qui glace les sens  
Nous enfourne dans nos peaux
Celle qui nous fait s’enlacer. 

À demain, chère application.
  • 10.8.22

Chère application - 9 août

Chère application,

Mardi 9 août. Mon voisin de palier se douche. J’entends la ventilation mécanique contrôlée de sa salle de bain. Il est équipé comme moi d’un système qui se déclenche dès que l’on allume la lumière. Les pales tournent vite, vibrent, plastique contre plastique et cela fait un petit boucan dans l’immeuble. 

Mardi 9 août. La ventilation s’arrête. C’est mon tour : bouton, ventilation, douche. Les premières heures sont à ce rythme. À tous les étages, chacun sa partition ventilée, plus ou moins contrôlée. Souvent, je préfère me doucher dans le noir plutôt que de participer au concert. Un moment d’accalmie, un pont de silence dans la symphonie matinale des VMC. 

Mardi 9 août. 
Dans l’obscurité de la salle de bains,
je ne vois de mon reflet dans le miroir 
que ma meilleure ombre. 

À demain, chère application.
  • 9.8.22

Chère application - 8 août

Chère application,

Lundi 8 août. Je lis Richard Taillefer, poète au creux de son village de Montmeyan dans le Var. « Ce petit trou d’air au fond de la poche » est le titre de son recueil. Il me rafraîchit ce petit trou. Même si ce texte n’évite pas les questions qui tarabustent, il est un courant d’air frais dans la fournaise. Le mistral balaie la montagne.
« Là où le vent jamais ne s’apaise », Taillefer tire sur sa pipe de Cogolin et m’emporte. 

Lundi 8 août. Je vide mes poches. Clés, cigarettes, téléphone, tickets de CB, briquet et fais une place au petit trou d’air frais. Je pourrai le rouler dans ma main comme ces boules anti-stress en mousse, censées diluer les angoisses. Là au fond de ma poche, au creux de ma main, « un dimanche de sable blanc ». 

Lundi 8 août. 
« L'oiseau passe et j'oublie. Je ne retire rien, ne rajoute rien. J'apprends à passer. Je regarde en face, ce vieil olivier qui s'accroche et demeure. Ce restant de vie qui attend les dernières fleurs, le dernier fruit. Au loin, toutes ces maisons blanches, avec la fumée entre les branches. Une lumière ici ou là et puis une autre.

Tous ces papillons de nuit dans mes rêves.
Une lampe solitaire achève de brûler.
C'est le vent qui passe
Passera encore

J'écoute
Ce que je ne dis pas »

(Richard Taillefer, Ce petit trou d’air au fond de ma poche, Prem’edit)

À demain, chère application. 
  • 8.8.22

Bref

17h01 - J’étends le linge 
17h03 - J’ai fini d’étendre le linge 
17h04 - Le linge est sec

(Bref, j’ai envie d’une bière)
  • 7.8.22

Chère application - 7 août

Chère application,

Dimanche 7 août. Je rentre dans la nuit. La lumière coule dans la rue aussi fluide qu’une eau de pluie. Je ravine les idées de la soirée passée en compagnie de russes installés en France. Le ruisseau de lumière court dans les rigoles et charrie tout leur désarroi, leur honte, leur déception, leur tristesse face aux événements. 

Dimanche 7 août. Je cherche le bon mot pour qualifier leur état. Je ne le trouve pas. Pour eux, il n’est plus possible de remonter la lumière, plus possible aujourd’hui de revenir au pays tant que 90% de leurs compatriotes restent aveugles.
Malgré cela, les filles russes ont chanté ce soir, des chansons populaires de leur enfance. Elles étaient belles. 

Dimanche 7 août. 
Je lève les yeux à la recherche de la bonne étoile. La lumière ne coule plus. Il est 2h30, il fait 29º. Il ne tombera ici aucune bombe. 

À demain, chère application.
  • 7.8.22

Chère application - 6 août

Chère application,

Samedi 6 août. Ce matin a un caillou dans la chaussure. Je sens sous mes pieds qu’il roule. Il prend la forme de questions qui tournent dans mon champ de vision, entraînées par un petit vortex. Je vois la chaussure, le pied et le caillou qui grossit. 
Oh ce ne sont pas des questions existentielles ! Elles sortent de je ne sais où, échappées d’un rêve, peut-être. 

Samedi 6 août. Exemples. Les personnes qui terminent leur mail par « belle journée » sont-elles meilleures, plus aimables, plus empathiques que celles qui se contentent de « bonne journée » ? 
Celles qui préfèrent « BàV » à « bien à vous » se rendent-elles compte qu’elles nous bavent, nous crachent presque dessus ? 
Pour ne plus y penser, je lève la tête, regarde par la fenêtre, un peu plus loin que le caillou. Me pose avec le pigeon sur son fil électrique. 
Mais ? Où se perchaient les pigeons avant l’invention de l’électricité ?

Samedi 6 août. 
Est-ce que ce n’est pas un peu régressif de créer un compte Tik-Tok à plus de cinquante ans ?

BàV, chère application.
  • 6.8.22

Chère application - 5 août

Chère application,

Vendredi 5 août. Ah le petit vin blanc qu’on boit dans la semaine quand les filles sont belles… vous tire du lit avec des petits vélos dans la tête. 
Chercher de l’aspirine pour calmer le coureur est la seule chose à faire. 

Vendredi 5 août. Fin de semaine sous acouphènes. Le vélo déraille un peu mais il est joyeux. Il fait des tampons dans les oreilles qui se soulèvent comme des cymbales. J’entends la mer en pleine ville. Les vagues sur les petits vélos. On se calme. Demain, repos. 

Vendredi 5 août. 
La brume se lève,
les coureurs pédalent 
pour aller travailler. 
Je regarde leur allure d’oiseaux.

À demain, chère application.
  • 5.8.22

Chère application - 4 août

Chère application,

Jeudi 4 août. Les ombres font des frises sur les murs. Un chat passe, équilibriste entre deux balcons. Il est une ombre comme les autres. Son corps agile et ses moustaches fines rebondissent. Il ne connaît pas la peur du vide sur son arête de quelques centimètres. Il passe, c’est tout. Sans aucun but. 

Jeudi 4 août. Les oiseaux aussi sont des ombres. Hirondelles affolées par la placidité du chat. Ombres vives contre nonchalance. Je suis une ombre entre les deux. Sans aucun but. Je passe entre chat et oiseaux. Je gratte ma moustache, fais grimper deux ombres de plus en étirant les bras. Je crois un instant que je peux voler. 

Jeudi 4 août. 
Appuyée au balcon,
une ombre féline
se coupe les ongles
qui tombent dans la rue 
comme des âmes mortes. 

À demain, chère application.
  • 4.8.22

Chère application - 3 août

Chère application,

Mercredi 3 août. Il y a cette bougie sur la table basse que j’allume quand je fume trop. Quand je sens que la pièce se transforme en cendrier. Quand, même moi, fumeur invétéré, suis indisposé par l’odeur. 
Elle est là, sa mèche recroquevillée comme un ongle incarné. Elle attend. Que je fume trop. Que je l’allume. Elle est en quelque sorte mon alibi. Oui, je fume mais ça sent la vanille de Madagascar dans le salon. 

Mercredi 3 août. J’allume ce mercredi. Comme hier, il sent Madagascar. La vanille mais aussi la chaleur moite, déjà étouffante. Je fume, tousse, m’étouffe. L’idée d’arrêter de fumer revient, comme hier, avant-hier, le mois ou l’été dernier. La bougie danse dans son verre. Flamme longue, attirée vers le plafond. Elle me sourit de ses dents cariées. 

Mercredi 3 août. 
J’ai ouvert le ventre du jour 
avec un couteau à beurre. 
C’était long jusqu’à l’éclosion 
d’un même soleil solide et droit. 

À demain, chère application.
  • 3.8.22

Chère application - 2 août

Chère application,

Mardi 2 août. Le corps ne tient plus la distance. Une nuit qui s’agite et c’est la machine qui s’enraye. J’avance dans le brouillard, les armes en bandoulière. Les réflexes sont des gestes que je réapprends. Ils perdent leur instinct, s’éloignent comme un nuage porté par un vent trop rapide. 

Mardi 2 août. J’écris le dedans pour affronter le dehors. Il faudrait baisser le thermostat, ouvrir les soupapes. La peau en serait rassérénée. J’ai envie de chair de poule. 

Mardi 2 août. 
Le chemin est étroit
entre les doigts et le cerveau,
escarpé le long de la falaise,
le vertige est au milieu du ventre. 

À demain, chère application.
  • 2.8.22

Chère application - 1er août

Chère application,

Lundi 1er août. Anniversaire, musique, danse, soleil et piscine. Et soudain, la fête. C’était bien toute cette joie planquée dans un recoin du Gard, coupés que nous étions de tout réseau, le monde pouvait bien tourner de travers, tant pis pour lui. 

Lundi 1er août. Les réseaux sont rouverts et chacun va y verser son week-end et toute sa mollesse des lundis. Le monde est mou, le monde est beau. Il reste des cendres de joie qui crépitent dans le matin. Je choisis les braises encore chaudes pour les tremper dans le café. 

Lundi 1er août. 
Un baiser sur le front
On se serre les uns contre les autres
On a toujours le choix de danser. 

À demain, chère application.
  • 1.8.22