L’Hôtel de Varennes a des passions tristes. Sous ses volants, son air distingué, il déprime. Chaque escalier parle d’une voix sans timbre, monocorde. J’entends le pas des fantômes sous mes pas, porter a mes oreilles des cris et des sirènes. Les statues posées sur des commodes ont le vide pour compagnon. Regards enchâssés dans des miroirs sans fin, leur souvenir est fondu dans la glaise. Je m’amuse à les faire sourire. Ça ne colle pas, personne ne les imagine ainsi. Ce n’est pas sérieux. Je m’englue dans les sottises. Il faudra bien plus de dix minutes pour me sortir du bourbier du Musée du Vieux Montpellier.
Aujourd’hui, il a neigé à Montpellier. Ça n’a échappé à personne, à part peut-être à toi qui cultives l’art d’être à côté. À côté des choses comme de la société. D’ailleurs, en ce moment, tu es à côté d’un poêle à bois, tu remues un tas de vieilles cendres à la recherche de la flammèche qui fera revivre l’hiver douillet de mon enfance. Tu chiques un morceau de tabac. Quand je dis que tu es à côté, plus personne ne fait ça. Tu risques d’être colonisé par des aphtes et à la moindre occasion, un crabe peut venir crécher dans ta mâchoire. Mais tu t’en moques. Tu le fais depuis toujours. Alors pourquoi arrêter. Laisse tomber la neige, c’est ce que tu me dis de là où tu es, à côté des choses, de la société, au tison tout près de moi.
Cette façon qu’ont les gens tout juste assis à la terrasse d’un café d’être gênés. Légèrement mais ils sentent bien une tension au moment de prendre place - la plupart du temps à une table où se trouvent déjà des verres des tasses, des restes des occupants précédents : leur ticket de caisse, paquet de cigarettes écrasé dans le cendrier, de l’eau malencontreusement versée quand il a fallu sortir le sachet de thé de la tasse ou que le verre de bière frais a formé de la condensation avec cette chaleur, ce beau soleil d’hiver qui commence à chauffer sur la terrasse - sur cette terrasse où décidément les gens sont bien gênés lorsqu’ils s’attablent en attendant la délivrance, parfois de longues minutes, délivrance qui n’arrive qu’avec le serveur et qu’après que celui-ci a débarrassé vite fait la table sur son plateau instable - là encore lors des opérations de débarrassement, la gêne la tension sont palpables, il ne faudrait pas avoir déposé quelque chose sur la table, par inadvertance, et que le serveur, dans son empressement, prenne cette chose sur son plateau et disparaisse à jamais, sans prendre la commande car bon c’est le feu aujourd’hui, dimanche quasi printanier sur la place gavée de soleil sur laquelle des quantités extravagantes de gens gênés défilent depuis des heures sans discontinuer – oui, néanmoins cette façon qu’ont les gens d’être gênés reste étonnante.
De ces oiseaux posés
Par grappes dans le ciel
Sans majesté ni vol
À peine esquissés
Vagues punaises dans le décor
Sur un gris sans fond
Ce ciel-là ressemble au mur
D’une chambre d’ado en mal de vivre
Cheveux gras et grosse peine
Sous les draps
Ado dans son ennui
À griffonner des semblants de piafs
sur le mur défraîchi
Un ciel plat d’espérance
D’oiseaux en devenir
Tout en rongeant le bout de son stylo
Allongé sur le lit
Ses pensées en apostrophes
Virgules points suspendus
Tombent par la gouttière du vide
Mais tout cela ne dure pas
Juste le temps de digresser
Que le ciel reprend oiseaux et ado
Les fait battre des ailes
Pour que je passe à autre chose
Que le gris du jour va rater
8.6 pour le degré non pas de l’air mais de la bière
Laissée là sur un muret prés des bureaux de la Sécu
La voir, vestige de nuit, s’imaginer l’histoire qui va avec
L’ébriété le social l’insécurité des émotions au moment
Où cul-sec 8.6 degrés d’alcool coulent dans le sang
Et la Sécurité Sociale brille un peu, ivre dans les yeux
Du quidam qui boit, seul dans la nuit Cours Gambetta
J’ai de la brume dans la tête, les idées pas très claires. Je sors dans la rue, par les pieds ma fatigue que j’écrase. La suspension puis la charge de mon poids sur le sol. Les rebonds sont lents et lourds, comme dans un rêve. Le rêve que je rêve que je rêve tourne autour de mon nombril. Mes Je sont indécents, mes pas théâtraux au cœur d’un envoûtement de l’espace et du temps.
J’ai de la brume dans la tête. Depuis six mois, je marche pour oublier. Et mon corps va tout seul sans parler à la brume. J’avance et l’univers est à côté de moi. Je Je Je. Je ne suis plus dans la réalité. Le manque rit dans les creux. Il y a six mois. J’en suis fier et triste. Il y a six mois, je suis devenu un fumeur abstinent. Depuis, j’ai de la brume dans la tête, les idées pas très claires.
Ce soir, la femme au balcon reçoit. Un groupe d’amis dans la cuisine, autour de la table, un verre à la main, tous largement empruntés, devisent de tout de rien. Les têtes cherchent de la consistance alors on dandine, quelques pas sur place, piétine, trépigne. On se cherche du regard, un appui qui permet de durer, d’exister, malgré les solitudes modernes qui réfrènent et donnent à l’assemblée une bonne humeur factice. Les sourires sont trop appuyés, les bouches sèches, la pointe des pieds un repère quand la gêne tangue.
Heureusement, l’alcool descend dans les poches pour soulager l’anxiété des mains, remonte jusqu’à la tête, fulgurant remue-ménage dans les méninges, et les maxillaires se détendent.
La fête peut commencer et moi fermer les volets.
J’avais envie et il n’a pas plu
Malgré le gros jour son nez pris
Dans la sphère des ombres grises
Gris un peu clair mais grises
Le jour n’a pas plu pas d’eau
Tant pis j’avais envie qu’il pleu-
Ve pas me sortir l’idée de la tête
(Caprice)
Je suis avec Milène Tournier
À faire tourner la ville
Comme un manège
Avec le même vertige
Debout sur la moto l’auto
Ou l’autruche à vouloir
Attraper le pompon
De l’instant caché derrière
Chaque geste que la ville souffle
-
(Lisez « Ce que m’a soufflé la ville » de Milène Tournier paru au Castor Astral puis les autres textes parus ou à paraître. J’ai pensé à Marlène Tissot, à Thomas Vinau, plus loin plus loin à Félix Fénéon et ses nouvelles en trois lignes ; puis j’ai arrêté de penser, c’est Milène Tournier, c’est elle, elle si singulière)
On en a plein le poème de la Mort
Plein les pages elle transpire
Est-ce morbide de versifier la Mort ?
A-t-on le droit dans un sourire
De l’évoquer en ironie et peur mêlées ?
On en a plein le poème de la Mort
C’est du silence en barre, du commun
Qui à force de métaphores fera péter
Mon ciboulot de poète du dimanche
De poète de Facebook de ses morts
Est-ce morbide de versifier la Mort ?
On devrait tous être fiers d’être
Un peu flous caillés malades
De cette maladie que l’on attrape
À la naissance : la vie dure
L’avidure, mot-valise d’une souillure
Qu’apporte la vie dès qu’elle naît
À nos coeurs flous caillés malades
Elle s’est levée brusquement avec la figure tordue. J’ai cru d’abord à une douleur, un faux mouvement, son pied nu pris sous la rambarde du balcon ou quelque chose comme ça.
Il s’agit, je le sais maintenant, d’une mauvaise nouvelle qui lui est sortie du téléphone qu’elle tient en permanence dans la main.
Lèvre inférieure remontée sur la supérieure, moue des grandes peines, elle a fixé ma fenêtre mais c’est en dedans qu’elle posait le regard comme on pose une stèle. Noir le regard, aussi noir que ses cheveux. Tignasse dans laquelle, après cet instant flottant où j’étais gêné dans son champ de vision, elle a plongé ses mains, téléphone compris, les a relevés grandes mèches au ciel puis un œil vers moi est rentrée affolée chez elle.
La fenêtre est encore ouverte au vent. Les deux battants tapent régulièrement, l’un sur l’autre comme sonne le glas.
J’ai soudain envie de pluie
Que les gouttes cliquent
Sur la vitre en piqué doux
Que coule l’eau sur les peaux
Mortes de trop de soleil
J’ai soudain envie de pluie
Comme envie de plisser
Les yeux gros de larmes
Que l’eau coule fasse taire
Les poux les poussières
Qu’est-ce qui fait qu’on marche
Tout le temps vers qui vers quoi
Dans le son mat de nos pas
Qu’est-ce qui fait le talon dur
Au son plus fort, au pas plus marqué
Dès nos pieds besoin d’exister
De montrer : écoutez je marche
Et mon bruit est plus fort que le vôtre
Je repense à cet homme près de l’esplanade hier après-midi. Il est arrivé quelques minutes après moi alors que je m’étais installé au centre d’un banc. Il ne m’a pas parlé, ne m’a pas demandé de me pousser un peu, à gauche ou à droite, pour qu’il puisse s’asseoir.
Je repense à cet homme assis à côté de moi. Il lisait un programme de télévision, l’a ouvert à plusieurs reprises pour s’assurer des infos de son émission du soir : l’heure de diffusion, vingt-et-une heures dix, enfin, si la publicité ne s’éternise pas, les invités, sont-ils connus intéressants, la durée, pour savoir à quelle heure ça va le faire aller se coucher, cette affaire. Mais il ne m’a pas parlé.
Cet homme près de l’esplanade alors que je prenais toute la place sur le banc est venu s’asseoir à côté de moi sans que je ne m’en aperçoive, sans me parler.
Cet homme-là, bardé de solitude, auquel je repense et qui, hier, s’apprêtait à regarder une émission en prime-time sur TF1, eh bien je sais ce matin qu’il n’a jamais existé.
J’ai acheté un petit Poésie/Gallimard
Au marché du samedi
Esplanade Charles-de-Gaulle
Travailler fatigue
Suivi de La mort viendra
et elle aura tes yeux
Hasard je parlais l’autre jour du Métier de vivre
Du même Pavese ; tout de même
Il aimait bien les titres plombants
J’ai peu dormi, même le soleil
Qui tape sur le banc où je lis
Les premiers poèmes du jeune Cesare
N’arrive pas à me sortir de la fatigue
De vivre ? Certainement
Une jeune et belle fille passe
Je me demande quels yeux elle aura
La mort
(Ambiance)
Cet homme encore à la lumière
D’un soir de lune bien jaune
Avec son casque sur les oreilles
Les yeux en appel de phares
Le corps en secousses qui veut parler
Cet homme chantant à tue-tête
Est-ce la lune la tombée du jour
Ou mon imagination qui me fait des tours ?
Mais j’ai vu une bête hurlant à la mort
Un désespoir dans son chant joyeux
Sa danse sur le trottoir une incantation
À je ne sais quel dieu du soleil
Qui lui manque, sûr qui lui manque
Du soleil pour chanter comme ça
Dans la rue avec le soir tombant
Sur une lune bien jaune
Je suis au bistrot de Jeannot
Y a le Marcel puis le Robert
Arrimés au comptoir comme
Deux esquifs au port
Un jour de tempête
Y a des coupelles de cahouètes
qui trempent dans l’eau croupie
Des cendriers jaunes en triangle
Avec Ricard inscrit autour
De la fumée jusque dans les oreilles
Michel Sardou dans le juke-box
Et Marcel et Robert, ces baltringues
Qui tanguent sur les tabourets
Avec leurs taches rouges dans les yeux
Leurs haleines d’alligators
Leurs cancers pliés entre les dents
Y a aussi des olives noires toutes fripées
Et des salades plein leurs bouches
À Marcel à Robert, à toi à moi
À qui dira la plus grosse connerie
Je dénoyaute des souvenirs
Peinard en butant le flipper
Celui à afficheurs à rouleaux
Avec le chanteur de Kiss au milieu
Qui tire sa longue langue
Je suis là, décontracté du gland
Quand ça me fait tilt dans la tête :
Tant que je suis au bistrot de Jeannot
À claquer les extra-balles du souvenir
Le Marcel le Robert sont pas vraiment morts
Le jour est dans le carreau
Juste à la place où il faut
Forcer un peu
Y mettre un sourire avec les yeux
Pour ce que ça coûte
D’être léger quand tout pèse
Plus que son poids
Un calme hésitant. Des paroles au loin étouffées par le gris du ciel. Les murs dans leur fonction de murs, protection et barrières. Midi se tient à plat. Un klaxon essaie bien de briser une boucle de temps. Mais rien n’y fait. Une hulotte hulule. La gâche d’une porte puis son claquement. Une odeur de cuisine, relevée mais furtive. Part une voiture. Son ronronnement ne dérange rien. Un calme hésitant étrange. C’est à peu près tout.
L’espace est blanc, les lubies sont aux affaires
La fenêtre a des vagues sous le regard
Un flou où les idées abondent, pêle-mêle
L’espace est rempli d’eau mais pour de faux
Me rate et manque, rate et manque
Je m’affaire pour fuir l’important
Qui met les yeux en alerte, oblige à voir clair
Quand je préfère que persiste le flou de l’eau
Un haut en polaire d’un marron discutable, un marron qui lui-même ne croit pas à son couleur, sans parler de cette capuche avec, à l’intérieur, cette fausse laine de mouton qui bouloche dans les coins. Non vraiment ce sweat ne me dit rien qui vaille et le balcon le sait, il n’y diffuse pas la lumière habituelle. Il se dit : pas la peine de soigner l’éclairage si le costume n’est pas un minimum soigné.
C’est comme ça. Aujourd’hui, la femme au balcon est mal éclairée, mal attifée, en un mot : décevante. Je me console en me disant qu’elle est raccord avec le temps, doux mais gris, un temps à sortir en polaire juste pour le courant d’air qui pourrait surprendre. Et ce n’est pas le rayon de soleil qui vient de rebondir sur une bouloche qui me fera changer d’avis.
Entre le lit le café et un reste de calme
Les tensions reviennent bourrasques
Pareilles à un vent qui se serait endormi
De fatigue contre un arbre dans une clairière
Et qui aurait rêvé toute la nuit durant
De s’échapper de cet apaisement subi
Au lever c’est l’heure du jeu de l’arbre
Lire écrire écrire lire dissiper le vent – tenter
De retrouver une place dans la clairière
Derrière ma chambre il y a une lumière
Sans cesse allumée jour nuit elle brûle
La surface des murs elle paraît irréelle
Certaines nuits quand je la fixe
Elle se trouble devient une plaque
Qui pourrait bouger de son mur
Pour venir sur le mur d’en face
Car sur le mur d’en face sans
Cesse aucune lumière ne brûle
Avec sa façon si personnelle d’avancer à coups de fragments
L’homme me parle sans dire de mots, sortent
Des pensées par paquets, il dit venir de Paris
Arrivé dans la nuit comme toutes les choses importantes
Arrivent la nuit, c’est lui qui dit ça avançant
Vers moi avec tout le bruit qu’il a en lui, s’ensuit
Un discours qu’il semble avoir appris par coeur
Par convention ; je lui dis ne pas avoir d’argent
Merci de m’avoir écouté les mots sont des dangers et part
(Ce matin dans la rue)
Tu as des misères à te faire pardonner, disait ma mère
Quand je rentrais tard le samedi soir, dimanche tôt
Vers six sept heures les misères pour elle étaient des erreurs
Petite nuit dans le couloir, au bout sa chambre
Avec la lumière sous la porte, mon haleine sur les murs
Ma barbe clairsemée de tabac et d’alcool, j’avais des misères oui
Quelques fleurs dans la tête, m’a-t-elle pardonné ?
Le soleil tombe sur la table
Me chauffe les jambes
Des fenêtres sort une musique
Par saccades une sorte de beat
Content de soi rappé chanté
J’y mélange Antoine Emaz
« Caisse claire » à sons lourds
Un chien couine sous un banc
Il n’aime pas le rap
Le soleil tombe sur la table
N’arrête pas de tomber
Je termine le premier poème
« Poème du mur » le beat se tait
Le chien aussi j’écoute le vide en moi
Ç’aurait pu être un poème vite plié
Cet homme marchant droit
Plié droit
L’opposition aurait fait tressaillir le lecteur
Jusqu’au bout du poème
Plié droit
L’homme marchant dans la rue
Engoncé(e) rue ou homme même foulée
Taillé(e) dans la même rigidité
Plié droit
Oui vraiment il aurait été vite plié
Ce poème sur l’homme droit dans la rue
Mais voilà il est passé c’est fichu
Quelque chose de vain traverse la pièce, à la fois intime et étranger. L’envie de tout changer côtoie la permanence.
Elles se regardent, tournent en rond. L’envie par la fenêtre pose un regard froid. Le jour est là, passive passion. La permanence est une coquille vide mais garde la capacité de flotter. Le songe près du radiateur est ce qu’on fait de mieux pour partir sans rien déranger.
Quelque chose de vain traverse la pièce. Je le saisis, étranger et messager.
Il y a des soirs où le calme ne vient pas
Le jour fait ses affaires avec les habitudes
La lumière tombe sensible aux choses
Le monde descend sans rechigner
Mais un bouillon secoue les ombres
Oh rien ne passe qui vaille une histoire
Le visible reste lisible, le commun à sa place
Mais le calme ne vient pas avec le soir
Petits pas dans la nuit d’un poème de rien, poème Kleenex
À jeter dans la corbeille du réel après usage
Attention pas celle réservée aux cartons ni celle pour le recyclé
Voilà celle-là la poubelle verte, pour le tout-venant
Et le rien d’advenu, c’est un poème sans importance
Si ce n’est sa façon de marcher dans la nuit, écoutez
Comme ça dure mais allez-y, je veux pas vous déranger
Si vous n’avez pas le temps, il en passera d’autres, des poèmes
À petits pas des poèmes de rien des poèmes à jeter
Je regrette les ratures, à peine levé
Devant mon café cette idée un peu réac
Taraude ma pensée : la rature est devenue invisible
Les écrans ont oublié l’erreur, rayé le souillon du système
Le pattes de mouches, le mot biffé illisible n’existent plus
Je regrette de ne plus voir de ratures
Cette idée plume ressortie de l’encrier de la mémoire
Passe aussi vite qu’un buvard sur la page
Même si relevant la tête, en moi au fond du café
Et jusqu’à la pointe du jour, persistent d’étranges ratés
Un homme sur un banc souffle sur ses lunettes, pour y faire de la buée
D’un mouchoir en papier puis du revers de son écharpe
Nettoie le verre, le regard porté vers un intérieur de soi
Au soir quand baisse la lumière, un homme sur un banc
Pesant de nostalgie, d’un geste que je croyais oublié
Au profit d'une lingette à la lotion odorante dégraissante
Allez savoir pourquoi cet homme sur ce banc m'émeut
Ne sais pourquoi, cette nuit m’est revenue la fosse aux loups
Mon père la nommait ainsi, au bord d’un chemin assis
Sur un muret en face du grand trou, il me faisait peur
Criait aux loups de la fosse avec un rire moqueur qui tirait
Les rides de ses yeux vers le haut et en bas profond
Les bêtes noires tout droit sorties d’une légende ancestrale
Ourdissaient de sombres desseins à mon encontre ; frousse que j’ai eue
Cette nuit où sont revenus, non pas les loups mais les yeux de mon père
Les mots ont commencé leur conquête, je veux dire
Que je ne maîtrise pas plus ce que j’écris que mon destin
(Insérer ici un soupir ou un sourire tant la liberté des mots chez
Celui qui écrit est un marronnier de toutes les saisons)
Néanmoins moi qui essaie de classer numéroter sérialiser
En somme contrôler, les mots matin midi soir ont tendance
À n’en faire qu’à leur tête : tenez, ce texte va terminer sa course
Bête comme il l’a débutée, les mots ont commencé leur conquête
Rouille. Ce matin, rouille.
Elle est descendue du lit, a enfilé son pull, ce vieux pull rouille qui lui sert de haut de pyjama, de robe de chambre, il est court mais lui couvre quand même les cuisses. Il est élimé, ça bouloche mais elle l’aime bien, il n’a rien perdu de sa douceur. Une maille de laine parce que la maison est fraîche, le matin.
Durant la nuit, elle baisse la température de ses radiateurs. Alors, au petit jour, le pull rouille, elle aime bien le retrouver sur le fauteuil crapaud. Les pieds nus sur la carpette, elle l’enfile machinalement. C’est un rituel de l’hiver, s’étirer tout en essayant de ne pas sortir les bras de la couette, se frotter les yeux, lâcher une bouche ouverte au jour qui filtre des volets et pieds nus, carpette et rouille.
C’est rassurant ces gestes quotidiens, rien qu’à soi, avant que ces deux enfants ne s’éveillent, crient, chahutent, dissipent la rouille dans laquelle elle aime s’envelopper.
Je vais céder ma mémoire à plus jeune que moi, la nuit me parle
D’obsolescence programmée, passe la main dit-elle
Comme si on pouvait y échapper, appuyer sur retour
Nettoyer les chevilles grippées et repartir
Non je garde mémoire de forme le pli l’élégance de celui
Qui sait se retirer docile, avant l’éclat qui tombe à l’eau
Je cède ma mémoire pour presque rien, de toute façon
Quelque messagerie intelligente a déjà toutes les réponses
Que vaut l’expérience sensible, rien rien qu’une mémoire pour la forme
Le poète est absent. J’aurais aimé le voir à sa table de fer, affairé à écrire entre les couleurs écaillées. Je me demande la tête qu’il a, ce poète. À laisser sa table vide dans la rue, il n’est pas bien prudent.
Je marche, rue Haguenot, les idées emberlificotées dans la fatigue. Je marche contre le vent qui se faufile dans les rues. L’impression qu’il me suit. Dès que je m’engouffre dans une ruelle où je me dis là, le vent ne passera pas, trop étroit, il m’attend au prochain croisement, emportant ma casquette et mes pensées sur le trottoir d’en face.
Bref, je déambule péniblement quand je me trouve face à la table du poète. À la table vide qui invite à écrire ou dessiner, à laisser une trace. Pas de poète et sur la cordelette – qui délimite l’espace du poète absent, devant son petit portail rue Haguenot, abandonnée aux quatre vents – sur la cordelette une feuille épinglée et il est inscrit dessus ce qui s’apparente à un poème, enfin plus à une mystérieuse quête qu’à un poème.
En l’absence du poète, je me suis installé. C’est au 7, rue Haguenot. Le poète est présent. Je vous attends.
Le corps a des attentes, fièvre qui coule sous les doigts
Je le sais aux aguets, ancré dans quelque maison
Où je ne veux plus aller ; ça sent un corps qui attend
Dans une couche qui n’existe plus, les peaux mortes la sueur
Tout ce qui suinte dans les plis jusque dans l’esprit
Où le rêve monte des images baroques et noires
D’une fièvre le matin qui me coule sous les doigts
La semaine traîne des pieds et vendredi soir arrive avec son air
De fête qui n’y croit pas, c’est février loti de somnolences
Les paupières de l’hiver tombent dans la rue ; entre la boulangère
Qui baisse son rideau et le gars du bar qui prend son service
Des années de bonsoirs murmurés ne changent rien
Rien ne vient entre eux, ça ne lève plus les yeux
C’est un vendredi soir de février qui va là comme ils s’ignorent
Je suis sombre, ne tiens pas à ce que ça se voie
Un paysage d’ombres sous un soleil d’été, ne dis pas ce que je vois
Ne tiens pas à verser des noirs des gris des fausses notes
On m’a appris à dissimuler, à ne pas étirer trop mes bras
Tout le monde a ses problèmes, n’ennuie pas les gens avec ça
Je suis sombre, ne tiens pas de plaintes à haute voix
Les cache, en fais des jais, au fond tout au fond dans le ventre du mot
Je dis au corps de se détendre, regarde l’air libre
Dehors est une énigme, sa légèreté pèse
Dans le dedans je compte, petites flétrissures quantifie
Classe puis oublie, le corps bouge ne se détend pas
De la tête au corps, ça tire à soi n’écoute pas
Le poids du bruit dedans, tout occupé par le vol de l’air
Avec Jacques ROUBAUD, j’ai passé quelques jours noir
Un noir singulier, une peine astronomique qu’il ne chiffre pas
Qu’il ne peut pas chiffrer, les mathématiques qu’il a
Pour famille l’empêchent tant l’émotion n’est pas chose quantifiable
Il n’y a pas de probabilité ou d’algorithme au chagrin
ROUBAUD pose un et retient le deuil , le magnifie
À la moulinette de l’Oulipo comme si l’amour était une contrainte
Sous la bosse des chiffres glisse l’élégance des mots disant la perte
Ce « quelque chose noir »
La nuit a dansé sur les toits, un tempo lourd l’a tenue
Éveillée les bras tendus, la tête ballante à dégingander la mort
Au lever reste le mot qu’hier je n’arrivais pas à avaler
Avec le mot elle a dansé pour oublier, la nuit a soûlé le doute
Leurrée par la danse, les basses très basses le tempo lourd très lourd
Peut-être que ce mot n’existe pas, que je le fabrique
Pour être en accord avec moi-même, peut-être
Pour faire briller mes nuances, rendre quelque reflet chatoyant
Ou alors je l’ai lu dans un livre, l’ai fait mien en écho
Il n’est peut-être qu’une résonance, un déchet cosmique
Qui rôde dans l’univers depuis l’origine des temps, va savoir
Ou bien tout le monde croit qu’il existe et il vit de la seule force de nos croyances
En attendant le mot court, dans mon corps chat sauvage
Aux griffes acérées, le mot écorche, le mot écrase, le mot doute
On peut oublier la présence, sa présence à soi
Quand au lever encore dans les limbes,
heurter le coin du lit
Ou ne pas trouver son chausson gauche nous rappelle qu’on est peu
Maniable avec notre chair flasque, nos encoignures mal jointés
Nous rappelle que les objets gouvernent nos errances
Cachent notre présence à soi, sous le lit bien au milieu – inaccessible