Ta vigne à sang #FPM

De ta vigne coule ton sang. C’est l’allégorie facile parce que vous êtes intimement liés, que le vin tiré du fruit est passé par ton sang, que par et pour lui tu as vécu et tu es mort. Je pourrais écrire Amen après cette phrase si je ne connaissais pas ton athéisme, si je ne savais pas combien tu abhorrais les grenouilles de bénitier et tout le « folklore »  qui entoure la foi. Toi, tu n’avais foi qu’en ta vigne, qu’en tes terres. A ta mort, on a bu du vin. A ce moment-là, je n’en buvais pas. Le vin c’était toi et il faut l’avouer, tout ce qui venait de toi, je le fuyais. Mais d’autres ont bu pour ton grand passage. Ils ont bu ton vin en mémoire de toi. Amen.
Ce n’est qu’après ta mort que j’ai parcouru les vignes vides de toi, après qu’on les arrache et qu’on vende les friches pour une bouchée de pain et quelques litrons de plus. J’y ai trouvé plein de toi et plein de soif dans les herbes hautes que tu n’aurais jamais laissées libres de s’emparer des rangs. Ce fut un théâtre, ça l’est toujours dans le souvenir. Un théâtre où l’acteur principal portait la colle et l’alcool à chaque entracte ; désormais il joue au taste-vin mais derrière le rideau, perdu dans une vigne blanche. C’est une scène abandonnée où seuls les chemins tortueux, les cerisiers, les pêchers et les oliviers ont survécu. L’immuable en fin de compte, un jardin d’Eden, une nature qui, elle, se souvient et me tend la mémoire sur des fils de fer rouillés. J’ai senti sur mes épaules le poids des années sans toi, l’odeur de la sève mélangée au bois entortillé des souches, ta goldo fumante sous les ramures disparues. J’ai marché comme s’il y avait encore la vigne, zigzagué entre les traces laissées et les passages rabattus à coups de cisailles dans les sarments. J’ai continué jusqu’à l’orée du bois, jeté les fagots dans le fossé où plus bas coule ton ruisseau et mis le feu au grand tas pour faire une braise épaisse et une bonne grillade. J’ai tourné longtemps, hagard et angoissé, puis j’ai vu les arbres et leur ombre décliner. L’absence semblait leur peser aussi. Je me suis assis un instant sous l’un d'eux, le grand et majestueux olivier où tu prenais ton petit-déjeuner – jamón con queso et une bonne bouteille à portée de bouche. Et j’ai bu ton vin au goulot, j’ai bu à ton esprit, mécréant. Ainsi soit-il.

A noter, sur le même thème, le billet que consacrent Jean-Claude Goiri et le Festival Permanent des Mots (FPM) : « Ta vigne à sang », cinq textes regroupés sur une feuille A4 en papier japonais pliée en quatre sous forme de carnet cousu. C’est disponible ici >
http://www.fepemos.com/billets-d-auteur

  • 21.5.16

La treille

Au bout du chemin escarpé (http://j.mp/chemin_impossible), ayant parcouru plusieurs kilomètres ballotés dans la voiture comme dans un manège, nous arrivons enfin à la vigne de Cébazan. Chaque vigne, ici, tient son nom de la terre qui la porte, transmis par le découpage du terroir en parcelles qui n’ont aucune existence légale. Les noms des tènements sont exprimés en patois, des appellations que seuls les vieux connaissent. Certains de ces noms perdurent, d’autres pas et sont rebaptisés pour cause de facilité de langage ou parce que, simplement, l’appellation originelle a été oubliée. C’est le cas de la vigne de Cébazan qui tire son nom du village à proximité. Mais LA vigne de Cébazan ne sous-entend pas qu’elle est LA seule, on pourrait dire qu’elle est une vigne de Cébazan parmi les autres. Le fait de la définir par ce pronom « la » dit à tous qu’il est acquis que c’est la nôtre, qu’elle est unique pour nous. La vigne de Cébazan, nòstre vinha.

Il en est de même pour la treille qui se trouve à l’entrée de la vigne, adossée à la cabane aux murs blancs. C’est la treille. La treille de la vigne de Cébazan. Tout ce langage est une évidence de vie. Terre et famille. Notre pays est là, enkysté dans nos corps de possédants mais libre de tout nommage – libre tout simplement. La treille, elle, n’a jamais eu besoin d’être désignée. Nous n’avons qu’une treille et elle est là, immuable, près de la cabane – nòstre barraca, nòstre rasimièra. Tout comme le raisin qui y pousse. Unique. Du raisin de table, de celui qui nous régale au fromage, un morceau de Cantal doux et un grain de Chasselas. A la treille, ne sont cultivés que des cépages nobles, du raisin à consommer frais, à cueillir avec douceur contrairement au Carignan gras que nous devons malmener, piétiner dans les seaux de vendange puis dans les bennes pour en rentrer un maximum à chaque voyage vers la coopérative viticole. La treille est non seulement l’endroit du bon goût mais aussi le lieu du plaisir, de la détente, du meilleur que peut donner cette terre, là, immédiatement, à portée de main : du sucre, du jus plein la bouche et quelques pépins à recracher fièrement.

La treille est en cela conservée et choyée, son berceau de perches et de barreaux de fer entretenu passionnément. Chaque cep, la tête levée au ciel et le corps entrelacé aux tuteurs de bois, parade en esthète de la vigne, fait chair avec la cabane et les souches de raisin mineur qui la jouxtent. La famille en est fière. La treille de la vigne de Cébazan ne mourra jamais, quelque soit le nom qui la rebaptisera.




  • 10.5.16

Le chemin impossible

C’est un chemin impossible qui serpente sur le versant sud de la colline. Il n’y a que la camionnette qui puisse s’y frayer un passage. Les buissons ont envahi la voie – une multitude de taillis touffus entourés de ronces agressives. La forêt avance. Elle a traversé la route sans demander l’autorisation. Ici, la nature reprend ses droits. De toute façon, elle n’y a jamais renoncés. L’homme en ces lieux est un invité. Un hôte qui doit mériter le sommet de la montagne. On n’y vient pas en touriste. Il faut être équipés, avec véhicule adapté et de la pugnacité. L’endroit est protégé par des barbelés naturels pour éviter les intrusions ; aucune barrière ni aucun panneau d’avertissement ne sont nécessaires. Si on vient là, si on s’aventure à tailler ce chemin, c’est pour goûter à la férocité de la terre et s’y faire mordre, si elle en a envie.

Sous un soleil de plomb, on avance. Lui au volant, moi en passager. Il fait chaud et mes cuisses collent au revêtement en skaï brun du siège. La même transpiration suinte de son front. L’habitacle est une étuve. En pleine manœuvre pour éviter les ornières, il souffle, respire fort, marmonne, jure à tous les dieux de la route et d’ailleurs. Il tourne le volant avec supplice. La vieille guimbarde n’est pas équipée d’une direction assistée. Elle hurle et ses pauvres chevaux sous le capot sont bien en peine. Elle est raide et pataude mais on progresse. Il évite des crevasses si grosses que l’on pourrait croire qu’elles cachent des gouffres. Il est attentif, mains crochetées à la bakélite du volant, et roule au pas. Puis d’un coup sec, accélère pour gravir un monticule de cailloux lourds de terre séchée charriés ici par les pluies torrentielles d’un autre siècle.

Mon coude appuyé à la fenêtre se fait tailler par les ramures des ronciers. Telles des bêtes traquées, elles défendent le territoire, s’attaquent à nous. Je saigne, le lui dis mais il ne m’entend pas. On n’est pas chez nous ici, dit-il, accroche-toi, petit ! Je rentre mon bras, regarde la route et le ballant m’emporte. Je tape la tête contre le chambranle de la portière puis rebondit sur son épaule massive, nue et grasse. La camionnette vacille et se dresse sur trois roues. La quatrième tourne dans le vide. En contrebas, un ravin de plusieurs dizaines de mètres se jette dans un ru à sec, constellé de rochers calcaires tannés par le soleil de l’enfer. Il manœuvre, de l’eau coule à grosses gouttes sur son visage et de sa mâchoire serrée, il décoche de nouveaux jurons, des plus grossiers, notamment un dans lequel il hurle que la mère de ce chemin est une pute. J’ai peur. Je m’agrippe des deux mains à la poignée au-dessus de la portière et m’accroupis tendu sur le siège, prêt à l’inexorable chute.

La voiture vocifère, le moteur s’emballe comme s'il allait exploser. Il change de vitesse, embraye, débraye, pousse un bouton sur le tableau de bord puis un levier, puis un autre bouton. Il a désormais l’allure d’un pilote en panique juste avant le crash de son avion. Je crie. Il me crie dessus. Je me tais, il continue à jurer. Je ferme les yeux. Je n’attends plus rien. Je n’entends plus rien. Le moteur ralentit, tousse et s’arrête. Je rouvre les yeux. La voiture est sortie du chemin pour atterrir au milieu d’un maquis de genêts. Il s’éponge le visage avec un mouchoir en tissu, regarde autour de lui, me regarde et en souriant, me dit : on a eu chaud, petit !

Mon père, ce barjot.
  • 3.5.16

M'en fous partout

Une heure de marche avant d’arriver à son pied, chemin escarpé et forte pente, mais dans ses paroles, le plaisir est au bout.
Un plaisir simple par des travées de terre jaune. Les pieds dans les sandalettes glissent sur les cailloux. L’odeur du plein printemps s’aligne sur nos pas. Il faut avancer malgré la chaleur. Son sourire et sa verve balancent une histoire d’antan à chaque tournant. Sa main dans la mienne accompagne mes paroles pauvres et le chemin déroule vite vers l’arbre tant désiré.
Nous arrivons tous prés, la joie dans les oreilles d'entendre les piafs déguerpir. Derrière la barrière, au bout de la vigne, il est haut, il est grand, il est là, à nous attendre.
Je saute et cours sur les derniers mètres, la laissant sur le carreau. Je tourne autour, déplore les éclatées sur la terre, les pourries sur branches, les picorées avec peu de chair. Il faut grimper, aller cueillir les inaccessibles. Les jambes râpent l’écorce chaude à vouloir vite atteindre les plus gorgées. Je les arrache sans queue sous ses remontrances sucrées. Je les presse légèrement entre les doigts pour sentir leurs joues rouges mouiller mes doigts de soleil, puis les gobe une à une, la bouche en éclat de sirop. Ça pègue entre les doigts ! Je m’en fous. Je m’en fous partout, le short taché, le genou écorché. Elle enlève son fichu pour me claquer les fesses avec et me faire redescendre.
_ Tu es trop haut, tu vas te casser la margoulette !
J’obéis, saute depuis la plus haute branche ; une roulade et je file en courant avec le panier plein. Je la sème puis traîne dans le ruisseau. Je ne veux pas rentrer. Je me cache derrière un bosquet pour la surprendre et lorgne sur le chemin ses yeux en colère qui tombent de la colline comme des cerises éclatées.
  • 13.4.16

A l'arrachage

Il faudra laisser du temps pour oublier. Un temps que je ne mesure pas. Un temps pour oublier l’ancien. La vigne n’est plus. Tu n’es plus. Tu es parti avec. Ou plutôt je t’ai fait partir avec. Faut dire qu’il y avait une prime à l’arrachage. Alors, j’ai tout arraché. Une prime à ton arrachement. Chaque souche est sortie de la terre pendant que, toi, tu y entrais, pour toujours. C’est cynique la mort d’un viticulteur. C’est cynique un fils de viticulteur. J’ai tout vendu à l’arrachage – il ne reste qu’un terrain vague aujourd’hui. Une terre de regrets. Les herbes hautes ont pris la place de ta vigne. Sur des hectares, une vie anarchique s’est organisée. Souris et rats taupiers jouent à cache-cache dans les ronces, se souviennent qu’ici avant, ils étaient chassés. Désormais, c’est leur domaine Si je débroussaillais, peut-être, je trouverais un outil, une vieille semelle ou un mouchoir en tissu que tu nouais à ton front les jours de grand soleil. Si je débroussaillais, je te trouverais, peut-être, près du grand olivier envahi, assis là avec un morceau de fromage et une bouteille de vin. Mais tu es si bien en face, à te reposer. Je te laisse du temps pour oublier.

  • 9.4.16

Ô rage !

Septembre et sa météo incertaine gagnent les esprits échaudés par l’été. Chacun surveille le ciel. Il donnera l’humeur du jour. Le raisin est mûr et gros. Sa peau ne ment pas. Elle est tendue, prête à éclater. S’il venait à faire orage, la récolte serait décimée. Pourtant, la cave coopérative n’a pas encore ouvert. Les coopérateurs, petits exploitants qui apportent leur vendange à la cave, sont impatients. Dans le village, ça sonne le tocsin. Le président de la coopérative est interpellé dans la rue par les vignerons impatients.

Si vous attendez encore une semaine, vous allez nous crever ! Si vous n’ouvrez pas les portes dans les jours qui viennent, nous déposerons le raisin à même le sol !

La colère monte en même temps que les nuages noirs coiffent la colline.

J’ai douze ans et secrètement, je prie pour que l’orage éclate. Un orage gigantesque qui durerait trois à quatre semaines. Ce serait parfait. Je ne veux pas aller vendanger. Je ne veux pas aller à la vigne d’en-haut, macérer dans la boue rouge, m’enfoncer jusqu’aux genoux parce qu’il aura pluvioté juste assez pour saccager la terre et pas assez pour ruiner la récolte.

Chaque automne, l’école permet un congé en septembre pour que nous, les jeunes, puissions aider nos familles à rentrer le raisin. Un congé ! Tu parles d’un congé. C’est le bagne. Douze ans, les jambes encore flageolantes, une assurance de moussaillon des vignes, et un dégoût de tout ce qui peut saloper mes fringues. Tout ça me débecte, sans compter les remontrances du père, les atermoiements de mère et la robustesse de grand-mère qui, du haut de ses quatre-vingt automnes, travaille deux fois plus vite que tout le monde. Et s’il ne pleut pas, il fait une chaleur à crever ! Non et non ! J’espère que les dieux entendent ma prière. Il en suffirait d’un de dieu, celui qui fait la pluie. Comment s’appelle-t-il ? Que je lui cause.

Le vent se lève sur le Caroux, dévoile la femme allongée et je suis dépité. La cave coopérative ouvre et nous voilà partis pour des semaines de calvaire.


Le Caroux (la femme allongée)

  • 30.3.16

Barrière naturelle

C’est après la vigne la plus haute, au pied de la montagne. Ensuite plus rien n’est accessible. Simplement de la nature qui décolle : des buissons par centaines reliés par une terre rocailleuse, quelques arbres qui s’accrochent à flanc de colline et le bruit déjà sauvage des vents qui se planquent. Et pour délimiter le territoire, le chemin qui mène à la plus haute vigne se termine derrière les dernières rangées de ceps ; un mur de feuillage dense et épineux se dresse et barre tout accès. On est au bout du monde, le silence des voix se recueille et nos respirations se confondent. Une impression de défendu originel, une barrière naturelle qui impose le demi-tour. Mieux que toutes les signalisations, mieux qu’un panneau de sens interdit, la montagne se protège d’elle-même et dresse sa frontière en tricot de ronces dissuasives.

Nombreux sont ceux qui arrivent ici, suivant le chemin de randonnée. On les voit, surtout les premiers dimanches de printemps, se heurter au mur cherchant par ses côtés un passage caché. Surpris et frustrés d’arrêter aussi brutalement leur promenade, ils tournent plusieurs fois, traversent la plus haute vigne, demandent quel chemin ils doivent emprunter, à nous les indigènes, persuadés qu’auréolés de notre statut de terriens nous connaissons un accès secret à la montagne. Forcément déçus par les réponses, voire par notre mutisme renfrogné, ils rebroussent chemin après avoir essayé de franchir le mur en taillant le maquis d’un vulgaire bâton.
  • 24.3.16

Au bouchon


J’ai ouvert la bouteille, Saint-Chinian en rouge
Ta terre est sortie des crevasses du temps
Sèche et âpre au bouchon, serrée dans le legs
Le liège s’est distendu, toi moi pris dans le goulot
Tu ne viendras plus
Sertir les flacons d’opercules
Porter les litres de mémoires
Vider la cuvée des soupirs
Alléger les humeurs tanniques
Tu ne viendras plus
Vider la bouteille en verres sans fin
Alors je saigne ta vigne, souvenir en coupe
D’une tache de vin séchée au buvard
Je bois de toi ce que je n’ai jamais eu


  • 10.3.16

Au matin de souffre

Au matin de souffre
Quand le soleil frise
Les toits de cuivre
Quand le jour hésite
De brise en grain
Tu descends à l’heur
Mouiller ton doigt
Murir l’humeur
A la force du vent

Au sentir du frimas
Tu iras pays en coeur
Souffrir les reins
A la vigne d’en-bas
Epandre la douleur
Qui soignera ton vin
Et ta fierté d’élever
En agapes Chasselas
Syrah ou Muscardin

Au matin d’Autan
Si la vague bleue
S’oppose au vent
Un voile au visage
Soufrera tes yeux
Levés au ciel mauvais
Tu seras le martyr
Implorant Dionysos
D’apaiser le chagrin
  • 10.2.16

La vigne à atomiser

Lorsque la vigne, à force de pulsations à la terre, revêt sa toison verte, lorsque avant le bourgeon, elle s’habille de feuillages pour protéger son fruit à naître, le moment est venu d'occire les nuisibles. Mildiou, oïdium, virus de flétrissure de la fève, ou toutes autres attaques fongiques sont les ennemis du vigneron qui constate le délit dès les premières averses de printemps.

Bardé des traitements adaptés et par un matin sans vent, il prépare la riposte qui sera sans foi ni loi. D’abord, dans une comporte, le tâcheron fourbit son arme, mélange eau et bouillie bordelaise, surin de cuivre et de calcaire calciné, pour obtenir la potion bleue létale.

Les feuilles dévisagées par la maladie ont viré du vert au jaune cerclé de rouge sang. Les doryphores grignotent tandis que le mildiou soudoie le ceps pour inoculer son venin. Il pique aux nervures, s’infiltre dans les veines et les bouffe jusqu’à la rouille.

L’atomiseur, épandeur à moteur deux temps, est rempli de bouillie. Le bruit de l’engin casse le silence et se répand dans la colline comme une écho moderne et mécanique aux exactions sauvages. Tout le jour, le mercenaire atomise le feuillage. De rang en rang, il couvre les souches du bleu mortel dans un nuage de lait qui le suit comme un chien. La vapeur donne de l’asthme au soleil qui se voile et descend dans la plaine dans une brume de traîne. Sans sa chaleur, la vigne, baignée d’un azur chimique sent le sulfate et la chaux éteinte. Elle perd son odeur de serpillère, sa fragrance d’après les pluies. Elle perd l’innocence des fleurs à éclore, victime de la chimie gazeuse qui prend la gorge et étouffe le ceps dans son bleu.

C’est le premier traitement qui sera renouvelé. D’autres matinées à crever le silence pour décimer quelques microorganismes vivants, pour endiguer l’épidémie de maigres champignons. D’autres matinées à répandre un poison à retardement, à se tirer le tapis de feuilles sous les pieds. Encore plusieurs jours à sacrifier l’homme pour sauver le vin. 


  • 6.2.16

La vigne du pêcher

L’arbre est maigre, planté au milieu de la vigne, les racines engoncées sous un amas de pierres blanches. Il tangue au froid, il vire au vent. Noir d’écorce grenée de veines bleuies, comme calciné depuis des siècles, il étend de frêles branches courbées en bec. Le soleil frappe sa gangue par secousses violentes, lui offre un jus à vivre mais, à le voir ainsi penché sur la vigne, il est mort de corps. C’est un cadavre dans une lande de vigne où plus rien ne pousse qui puisse nourrir un homme. La nature mange la terre, la suce par le dedans.

L’hiver, le givre couvre l’arbre d’un drap de nuit. Durant des mois, il est en mort clinique, contraint dans une morgue où la sève suce un linceul. Le printemps le réveillera, lui inoculant une chaleur en intraveineuse, le laissant misérable arbre revenu des défunts, seul à tirer la force pour engendrer sa floraison. S’il pouvait bouger, il s’arracherait les racines plutôt que d’offrir ces rares olives de velours enfantées dans le supplice. Les pêches de vigne sont si malingres qu’elles ne tiennent pas aux branches, bousculées par la bise permanente, elle tombent sur les souches et s’éclatent sur la terre sèche. 

A la fin de l’été, l’homme viendra vendanger la vigne de son maigre fruit. Il s’arrêtera près du pêcher pour cueillir l’offrande gorgée d’amertume. Il y trouvera quelque sucre miraculeux, une peau ferme des vents, une chair fauve et un goût de glacis en bouche. Il partagera le fruit à l’Opinel comme un péché d’orgueil, en fera son caviar sur le désespoir d’une nature épuisé.

  • 4.2.16

La vigne à la colle

C’est en ordre de marche qu’un soleil rasant traverse le pare-brise et aveugle les sens. Il est trop tôt et l’heure indue nous transporte dans le fourgon-benne chargé de vendangeurs. Sur la banquette avant, nous sommes quatre serrés dans nos bleus de travail, la tête enfumé de l’été finissant. C’est le premier jour des vendanges, premier jour de la colle. Derrière, ils sont huit hommes et deux jeunes filles installés dans la benne sur des caisses brinquebalantes. On les entend brailler, en polonais, en espagnol ou en arabe. Ils se racontent la veille, la soirée arrosée et les filles qui roulent des yeux et du fessier.

Le vieux fourgon dégage une épaisse fumée blanche. Le tacot est remisé au transport de la colle, groupe composite qui va soulager la vigne de son fruit. Il roule lentement et tousse en secousses quand il faut gravir le premier col. Le chauffeur embraye, crache par la fenêtre quelques brins de tabac échappés de sa gauloise, puis accélère vivement dans la montée et envoie valdinguer la colle mal arrimée. Ça hurle en riant. Les hommes se collent aux jeunes filles, leur touchent les seins en prétextant que c’est la faute du chauffeur, cette branque de chauffeur.

Je suis au milieu de mes quatre camarades. Coincé entre le chauffeur et le hottier, grande baraque d’un quintal, au sourire inexistant. Le chauffeur fume cigarette sur cigarette et me souffle la fumée dans les yeux. Nous arrivons à six heures à l’entrée de la vigne. Un hectare de plaine à perte de vue, des rangs rectilignes sont tracés sur la terre nue comme peau de bébé. Tendu sur des fils de fer, la vigne nous attend de pieds fermes. Chaque cep porte quatre à cinq kilos de raisins qu’il faudra couper sans les quicher* dans le seau pour ne pas qu’ils perdent leur jus. La meneuse de colle, sexagénaire bondissante, sort la première du fourgon, compte les lignes et le temps qu’il faudra pour dévorer la vigne. Elle nous dispose en ringuette face à chaque rangée, passe vérifier dans les couloirs que nous sommes correctement équipés : paire de sécateurs propre et aiguisée, seau décrotté de la boue à son cul, chaussures adéquates – baskets à grosses semelles ou chaussures à petits crampons -, la tenue doit être réglementaire, pas de chemise évasée ni de veste trop large qui pourraient ralentir la colle en s’accrochant aux sarments belliqueux.

Chacun sur sa ligne de départ. La maîtresse part en tête et donne le tempo. Courbée comme une anse, elle avance à une vitesse délirante. J’entends le cliquetis de ses sécateurs tels des castagnettes en furie dans la vallée et avec un temps de retard, un bruissement plus lent de la colle accompagne la flamenca et forment un canon de sécateurs qui détrompe le silence de la nature. Le hottier circule dans les rangs. On lui verse les seaux sur l’échine en retenant le geste au maximum pour ne pas blesser ses épaules d’une charge de raisins trop vite précipitée. Le rythme est effréné. Personne ne lève la tête, pas même pour respirer. Je suis en apnée dans les souches, le nez perdu dans les ramures. Il faut rentabiliser les mouvements, couper trois grappes à la fois avant de les jeter dans le seau. On évite ainsi les va-et-vient – seau, souche, seau, souche. Tout appliqué à la vendange, je perds l’espace autour de moi, je ne suis plus qu’un coupeur qui file droit, harnaché au rang. C’est martial.

Au bout du couloir, certains lèvent la tête, les mains plaquées au bas du dos avec un rictus de douleur entre les dents. La meneuse rappelle à l’ordre l’équipe qui batifole et les têtes se renfrognent dans les touffes vertes. On ne voit plus que nos culs dépasser des lisières. Nos corps déshumanisés sont accordés à la vendange mécanique.
Le patron passe vers onze heures et déclenche une accélération du rythme pendant le quart d’heure qu’il passe à nous regarder besogner. Puis, il repart dans son auto rutilante, l’air satisfait du rendement.

Jusqu’au coucher du soleil, nous tournons de rang à rang et le soir, dans le fourgon, les paroles sont rares. Les corps tendus de fatigue se ramollissent sur la banquette et dans la benne, on s’allonge sur des paillasses de fortune. Les reins font mal mais ça n’empêche pas, après la douche, de voir par la fenêtre des chambres sortir les filles rassérénées. Nous les suivons avides jusque dans les ruelles basses du village. Elles dansent la sévillane en relevant leurs jupes ou improvisent des danses d’aujourd’hui dans la pénombre des cours. Beauté et douceur des mains lie de vin qui glissent sur nos joues, nous oublions le mal de dos, la colle et la vigne jusqu’à l’aube.

http://www.chateaumontjustin.com/index.php/18-vie-exploitation/26-vendange-la-colle-traverse-les-generations

*quicher : (Argot) Faire entrer de force un objet dans un espace plus petit que la taille dudit objet, tasser, esquicher.
  • 28.1.16

La vigne de l’amicalhario

Je suis dans le chemin en contrebas. Je lève la tête à me tordre le cou pour essayer d’en voir le sommet. C’est un mur de roches calcaires où se sont arrimées les souches. Point noirs enfoncés comme des bubons sur un visage émacié. Je ne peux pas voir sa tête à ce visage tant il se perd et se confond avec le ciel blanc de l’hiver.
Le vent léger, froid et humide pénètre le corps. Je dois grimper en haut pour apporter sa bouteille de rouge au vieux. Il est ici depuis le petit matin, quand il fait encore noir et que la vigne se voit par pièces comme des clairières allumées par la lune.
Il est là pour tailler la vigne. Tout janvier, tout février, il taille. Il se lève à cinq heures, boit un café filtré par un vieux bas nylon, enfile son bleu, un béret noir sur les oreilles et à vélo, gravit la colline sous le regard perdu de quelque chat-huant.
Il va à « l’amicalhario ». C’est comme ça qu’il appelle sa vigne des ténèbres. Un raidillon d’une centaine d’ares sur lequel pousse, contre toute loi d’apesanteur, un millier de ceps téméraires. Chaque pousse se dresse, oblique à la terre, tordue comme une cheville cagneuse. Chaque souche tend sa sève vers le ciel aussi résolument qu’une tenaille arrache une pointe du béton. Ça tire vers le haut à vouloir toucher le soleil d’hiver, les sarments en cheveux fous pour une souffrance qui créera un fruit revenu de l’enfer de la gestation.
C’est « l’amicalhario », c’est une transmission orale, un souvenir comme une ombre de la peine. La parole, sa sonorité, sa langue ronflante dans la couperose des hivers découvrent un affect sournois, une douleur émue entre reconnaissance et admiration, pillage des corps et pénitence. La tâche est si ardue, l’aventure si humaine qu’on en devient l’esclave.
« Amicalhar » signifie « miette » en occitan. C’est une terre de miettes, c’est une terre qui met en miettes, qui découpe les os au sécateur. Elle est faite de schiste et de calcaire friables qui recouvrent un sol dur et sec. Le vieux s’y casse l’échine à grimper, courbé comme un roseau pour épouser la pente. Il se tient aux souches quand le dévers le prend à la dégringolade, vacille dans ses godillots, se porte en biais pour tenir tête à l’inclinaison. 
Là-haut, il fait des miettes de sarments toute la journée. A coup de grands ciseaux, il taille les ceps à deux yeux de bourgeons secs. Les rameaux tombent derrière lui comme des hallebardes lors de grosse pluie et forme un tapis épais de rebuts qu’il faudra ramasser et brûler au bord du chemin.
Ce sera ma tâche, quand il aura bu trois lampées au goulot de la bouteille que je lui porte, quand il aura mangé une tranche de fromage jaune avec du jambon de montagne et du pain de seigle. Quand il aura bu deux ou trois godets de plus, puis vidé la bouteille, que ses yeux seront gros et noirs comme des grains de Chasselas, ce sera mon tour d’émietter quelque rêve sur sa terre d'existence, de courber mon dos pour lui et à la mémoire de ses aïeux.

  • 24.1.16

La vigne aux figues

Encore un coteau perché au ciel sous une muraille en chaos schisteux. La vigne aux figues, la vigne du haut, la vigne du papé. Chacun l’appelle comme il veut. Personne ne sait vraiment comment nommer une vigne alors on lui donne une appartenance, on la situe  – en haut, en bas, au milieu – ou on lui accole ce qui peut faire sa différence. Mais dans la région, elles se ressemblent toutes. Des rangs aux ceps serrés à égale distance, tous joufflus de vert en septembre et très vite nus en hiver, forment des étendues pendues et trouent le relief grevé de buissons. Les vignes sont entourées de chemins vicinaux tous semblables : de terre ocre et ficelés de chardons, d’herbes folles et de ronciers qui mangent la voie.

Mais la vigne aux figues se démarque des autres. Perchée dans une parcelle de bosquets esseulés, rien autour qu’une lande de pierres calcaires, elle est une des plus hautes avant la fin du village. Campée dans sa gouttière marneuse rouge, elle est ceinte d’arbres fruitiers. Un vieux cerisier noir est flanqué sur la pente depuis des siècles (avant même que la vigne soit vigne). Deux figuiers chevelus tombent leurs branches autour d’un puits sec. C’est avec eux qu’on se pose pour le petit-déjeuner ou la pause de l’après-midi. Sous les banians qui pleurent, à l’ombre d’un soleil de vendange, on glane le fruit mou et chaud qui va nous filer des coliques. On le cueille à même l’arbre ou on le ramasse lorsqu’il vient de s’esclaffer sur la margelle du puits. Son cœur rouge et ses artères filandreuses glissent entre nos dents et laisse couler un sucre doux dans les gosiers séchés par les vents. Les ventres se gonflent et ronronnent à la douceur de la chair qui fut fleur.

Assis là en tailleur, on regarde longtemps le ciel faire danser ses nuages sur le village en contrebas. On commente la météo aux déplacements des nimbus. Au gros noir qui approche comme un char d’assaut, on prédit l’orage à la minute près. On évoque le papé, fin météorologue, qui tirait l’eau du puits pour couper son vin. L’eau et le papé aujourd’hui disparus nous entourent pour une minute suspendue de nostalgie. Avant de se remettre à la tâche, de répartir dans les trainées saper les souches du gras de leur fruit, on crache en souvenirs nos peaux de figue dans le puits et sans décoller nos dents, on sourit à l’écho. 

  • 17.1.16

La vigne grande

Elle touche la forêt au col de la montagne. Quand il fait beau en bas, il fait mauvais en haut. Ça grimpe par paliers par un chemin sinueux et escarpé. On ne se croise pas facilement ; chacun se serre de son côté, les roues sur le talus, en se faisant un signe d’amitié – un sourire, un doigt levé, une main tendue - par la portière ouverte aux vents. C’est que rares sont ceux qui viennent ici pour la promenade. On y vient parce qu’on a des terres à cultiver, un chenil empli de chiens de chasse ou un monde d’oliviers qu’on espère centenaires. Ici ne pousse que le sec de l’os des gens qui casse la terre. La sueur n’imbibe pas le sol pourtant elle suinte dans les ravines. Elle est une coulée chaude sur l’aride des tènements, une couche de crasse sur le labeur fragile. Tout est sec et vert foncé, la terre est dure sous les roues. Les genêts ardents débordent sur la route et raclent les coudes aux vitres. 

La vigne grande est la dernière terre exploitée des hommes avant la touffeur des chênes qui retombent sur la vallée comme un soufflet sur l’escarbille d’une bougie. Les arbres luxuriants étranglent la montagne qui gueule à la cime sa liberté sans vraiment se faire entendre. C’est dire que, là-haut, personne ne se perche à part une haute antenne de transmission glacée des vents qui ondule parfois telle un métronome à battre le temps des braves. La vigne grande s’étend aussi plate et dure qu’un cuir sur un métier à tanner. Elle coupe le versant de la montagne d’un coup sec et perpendiculaire. Sans crescendo, le vent dévale et s’éclate contre ses ceps ébouriffés. L’hiver, elle en perd ses sarments et donne à voir un spectacle lunaire. La terre est laminée par le blizzard qui s’engouffre en soufflerie géante dans la haute plaine et épouvante les genêts persistants qui s’ébrouent comme des chiens sortis d’une mare.  

La vigne grande est superbe et hautaine. Deux hectares nettoyés à sec par les bourrasques et l’hardiesse de l’homme. Celui qui sera monté jusqu’à cet étranglement de vie, cette terre inhospitalière où seuls les sangliers viennent gratter le bas des chênes et se rouler dans des flaques d’eau purulentes - vasque de jouvence qui, malgré la gangue, redonnent du sel à leur existence ; celui qui sera là, perdu, lui cet homme pour lequel on devrait élever un monument, lui ce petit paysan malingre et bouseux, lui cet enfanté des laborieux de tous les siècles, cet homme d’un autre temps, lui, il n’est pas rare qu’il tombe nez à nez avec la bête. Elle foncera, brisera, tuera ou s’arrêtera surprise de la présence d’un autre mammifère perdu dans un pays aussi hostile. Et malgré cet incompréhensible désordre que la nature seule peut supporter, l’homme y viendra et reviendra cueillir du raisin que personne ne sait. Un raisin gros et pauvre qui fera du vin médiocre et du gouleyant vinaigre. Il viendra et reviendra se frotter au vent et au gel, souffrir l’aride et l’encerclement des bêtes. Il viendra et reviendra accompagné de sa colle, grande patrouille de vendangeurs, débarrasser la vigne haute de tout ce qu’encore, dieu seul sait comment, elle produit de fruits face à une telle infortune.

  • 15.1.16

La vigne à blancs

C’est la plus près du village. Quelques minutes en voiture, on glisse sur un chemin dégagé ; deux voies pour chaque train de roues et au milieu une bande d’herbes rase et verte. Un sentiment bucolique l’emporte quand, arrivés au pied de la vigne, nous levons les yeux vers l’étendue de pieds joufflus qui s’étire jusqu’au ciel ficelé de frênes et d’oliviers. A la lisière, quelques ronciers inoffensifs nous tendent des mûres grosses comme des billes. On en prend par poignée et on laisse couler la bouche et les doigts de sucre mauve.

C’est la première que nous vendangeons. La première ascension, la cordée est neuve, pas encore lasse. Plus nous grimpons, plus la pente est raide. Les dernières souches dégarnies de leur butin nous tirent déjà dans les jambes et dans le dos. Le premier jour de récolte réveille les vieilles courbatures et en découvre de nouvelles. Mais les rangs défilent. Les seaux, les hottes entières de raisins mûrs à craquer dévalent la pente et nous finissons vite.

Nous gardons toujours pour la fin une rangée d’une dizaine de ceps à blancs. La fin de la journée est alors consacrée à la dégustation sur place d’un raisin doré et transparent au travers duquel on voit les grains nager comme des fœtus d’ange. Sa peau est chaude et sucrée. Sur chaque grappe ronde, une nappe de poussière ocre. On l’essuie d’un revers de tablier ou on passe le raisin sous un bidon d’eau tiède pour dégager les tâches bleues de sulfate.

Bourbenlec, Chardonnay, Chenin, Clairette, Muscat blanc… Le plus érudit affiche son savoir égrenant les familles tout en croquant la grappe à pleine bouche. Les cépages sont nobles et régalent les langues mais les plus beaux blancs finiront dans la même barrique car le mal au ventre nous menace et, repus, nous vendangerons les dernières souches sans y goûter. Les grands noms seront versés dans la benne et mélangés à la populace noire de la vendange.

Sur le chemin du retour, la benne jettera sur le chemin quelques grappes claires. Une odeur de raisin pressé, qui débute sa fermentation sous la chaleur de septembre, effleura nos narines. Trois semaines de récolte nous attendent, trois semaines de lie de vin à brasser dans nos couches.

  • 10.1.16

La vigne saigne

Au coteau long, d’escarpes en escarpes, il faut gravir jusqu’à la cime et redescendre sur les talons. La terre est sèche et dure, est séchée et durcie par le temps. Ici, il s’est arrêté aux portes d’un ciel noir, noirci de la boue qui dévale sans jamais s’accrocher aux piquets des ceps. On y vient à deux tirer la récolte de la pente. Deux pas en avant, deux pas en arrière. L’équilibre est précaire, la cordée pauvre. Personne ne veut, ne peut rester ici. C’est un paysage de basse montagne au dévers diabolique. La température tombe, l’air se raréfie et happe vers le bas les plus téméraires paysans. On la taille à ras pourtant, on y tire les cheveux en pleurs. On la traite, pourtant, au souffre lourd de plomb et de cuivre. On la couvre, pourtant, peigne ses loques pour la rendre belle aux yeux de Dionysos, dieu tenu pour diable au regard de vin occis.

Au coteau raide, d’estampes en estampes, la vigne saigne le cœur des hommes qui la battent. Son inclinaison absorbe le soleil, boit toutes les flammes de l’enfer pour donner aux âmes folles leur rouge bourre-pif. Le nez gros de l’hiver laisse des morves accrochées aux sarments qui, au printemps, piqueront la sève pour faire bander les hommes. On y jette son dévolu, sa vie en pâture pour espérer en retour le plein qui masquera le désespoir du pauvre. La bouteille sera bourrée jusqu’au goulot. On s’enivrera et on vendra même aux touristes bourgeois une carte postale de la dernière cuvée, coulée de terre rouge au faux ventre rond. Et quand à nouveau le soleil se retirera, que le coteau tombera dans le noir de la mort, on reviendra mâcher les pierres qui crissent sous la dent.


  • 7.1.16

La vigne belle

Elle est la dernière achetée avec les dernières économies. Idéalement située, aux abords du village,  la vigne belle surplombe le stade de rugby. Elle se fait promontoire les jours de match, les supporters s’installent sur le talus qui la borde et boivent des bières en criant aux joueurs leur joie et leurs coups de gueule. C’est la vigne belle, celle dont on est fier dans la famille car son terrain va prendre de la valeur. Même si un jour elle ne produit plus que de la piquette, on pourra la vendre cher à l’hectare, doubler la mise, faire la culbute. Comme les rugbymen, on a la gagne dans les gencives. On serre les dents pour l’entretenir toujours plus belle, plus verte de feuilles, plus rouge de grains, plus charnue de grappes grosses. 

Elle est la fierté de la famille. Nous fait propriétaires de la parcelle la plus enviée de la commune. On nous jalouse d’avoir une si telle terre si près du village, une terre promise à l’élévation de pavillons modernes avec des rues neuves, des réverbères solaires, du macadam noir et lisse. Ici se poseront un jour des familles aisées qui formeront un quartier chic aux abords du village. Ce seront des gens qui travaillent à la ville, des médecins, des avocats, des expert-comptables, des chefs d’entreprise, qui se seront installés ici, près du stade de rugby ; en hauteur, ils toiseront le village, les pouilleux, les gueux qui raclent encore aujourd’hui cette terre pour eux.

Mais voilà, les dernières économies sont toujours là sur la butte. La vigne belle n’a plus de feuilles, plus de ceps, plus de terre. Elle est envahie de ronces et de chiendents. Les rats pullulent, rongent les derniers raisins secs. La vigne belle est désolée et plus personne ne s’assied sur le talus pour regarder de jeunes gens courir après un ballon. Elle dégueule sa beauté morte jusque sur le chemin, elle est de broussailles et de vin piqué dans les caves. Aucun notable, aucun promoteur n’a eu envie de s’installer là, en haut du village. Le promontoire est un leurre. La vigne belle n’est jamais devenue le quartier bourgeois qui grandit le village. On a préféré installer autour de la vigne belle, autour du rêve de toute une famille, des bassins de lie où se décante le reste du vin, où se broient les résidus âpres de toutes les vignes belles et où, surtout, se répand l’odeur fétide de la décomposition d’un monde.

  • 2.1.16

La vigne vieille

C’est une terre grasse que septembre remplit d’eau. La vigne au bout du monde se noie. On s’y rend par un chemin que plus personne n’entretient. Trous, fosses, dévers, rigoles, failles de terre côtoient les escarmouches qui attendent l’intrépide à chaque virage. La route semble tailler dans une masse de glaise informe, depuis des siècles, travaillée par les pluies et le vent d’autan. Aucune trace de dégagement, le chemin reste parce que la nature a décidé qu’il demeure. L’homme n’y est jamais revenu imposer sa trace. Les ronces traversent la voie, s’enroulent à des troncs de frênes ou à des branches mortes d’oliviers sans âge. On traverse des ruisseaux qui demain ne seront plus, on passe à des endroits incertains de pouvoir y repasser demain. L’eau aura sinué, fait sa place où elle veut, dévalée monts et collines au gré de son humeur et des passages induits. 

C’est une vigne solitaire à la limite de toute civilisation. Le soleil a rendu son papier vierge, juste le temps de dorer quelques grappes gorgées d’eau et de peu de sucres. Le grain de raisin est gros comme un osselet, a la peau dure comme un cuir tanné et étiré à tous les vents. Certains sont crevés de l’intérieur par les grêles surprises du mois d’août. L’eau arrive à bout de tout, même des peaux les plus tendues. Les ceps de vigne sont aussi tordus que des mains de vieillards, leurs phalanges cagneuses raclent les genoux des vendangeurs téméraires. C’est la vigne vieille – cent ans de cycle perpétuel à donner des germes à l’impossible. L’écorce est noire et suinte une sève jaune souillée. Leurs cheveux de sarments sont ébouriffés et les feuilles détrempées d’acide – d’eau argileuse en nuées ocre qui masque un vert qui n’égaye que la plainte. 

C’est un paysage de peine au bout d’un chemin de croix par lequel on arrive pour cueillir un fruit déjà mort.

  • 26.12.15