Elle marche

C’est depuis plusieurs années une de ses principales activités. Elle marche. Chaque après-midi, un(e) ou deux ami(e)s à ses côtés – ami(e)s car pour marcher avec elle, un mininum d’amitié est nécessaire. Elle ne peut pas marcher avec une personne inconnue :  un promeneur qui n’aurait pas trouvé partenaire à marcher n’aurait aucune chance de cheminer à ses côtés. Non, si l’on veut marcher avec elle, il faut être ami ou du moins se présenter en tant que tel et tout faire pour tenir ce rang – et elle part sur les chemins chaussée de baskets à semelles compensées et renforcées sur le dessus d’un cuir 100% véritable – c’est important qu’il soit véritable et 100% cuir car c’est synomyme de qualité. Il n’est pas possible pour elle d’acheter une paire de baskets qui soit composée de simili, de plastique durci ou de tout autre matière qui imiterait le cuir, quand bien même celle-ci contiendrait un fort pourcentage de cuir – elle part donc, toujours sur le même chemin, sans oublier sa petite laine : un pull ou un gilet – le gilet est privilégié par rapport au pull car, par définition, il comporte des boutons sur tout son long contrairement au pull qui en est totalement dépourvu et qui par conséquent se trouve moins facile à mettre, parce qu’il passe par la tête et que cela donne à faire plusieurs mouvements d’épaules et que, même si elle marche tous les jours, à son âge, les mouvements d’épaules répétées, et bien, voyez-vous, vaut mieux éviter – elle marche sur le même chemin qu’elle emprunte dans le même sens, celui du départ, jamais dans le sens du retour – elle pourrait puisqu’elle fait une boucle, mais non, le même chemin et le même sens. C’est dans ces constantes qu’elle se trouve et se retrouve si tant est qu’elle puisse se perdre. Elle marche quelques centaines de mètres et l’accès se rétrécit en haut d’une petite colline. Le passage finit par devenir si étroit qu’il est difficile de s’y croiser – du moins disons qu’ici les promeneurs se rapprochent et se frôlent comme nulle part dans le reste du parcours. Ils sont si proches qu’ils se sentent obliger de se parler. C’est dans ces endroits entonnoirs que les gens se disent Bonjour. Jamais ailleurs. Comme si l'exiguïté du chemin et le rapprochement des corps qu’elle induit imposaient que l’on se cause tandis que les larges chemins se tiendraient fièrement telles des autoroutes pour marcheurs où chacun pourrait vaquer à sa promenade sans dire un seul mot affable envers son prochain, faisant fi par la même occasion de toutes les règles élémentaires de politesse – et cette promiscuité soudaine avec les gens, leur sueur et leur contresens la fait ralentir et râler chaque fois. Elle s’arrête, laisse passer les marcheurs contrevenants – elle les nomme ainsi comme s’ils étaient fautifs et du passage rétréci, et du fait de se trouver en sens inverse de sa marche. Jamais dans son esprit étriqué, elle ne consent à se dire que ces marcheurs peuvent éprouver la même gêne qu’elle. Qu’elle se trouve elle aussi par rapport à eux en contresens et que sa sueur n’en ait pas moins désagréable que la leur – et ne reprend sa marche que lorsque plus personne ne se tient à portée de vue. Elle marche, consciencieuse. Elle marche. Même chemin, même rituel, même souffle assorti à des pas cadencés à vitesse constante, mêmes bougonnements au même endroit dans une fidélité stupéfiante. C’est depuis plusieurs années une de ses principales activités. Elle marche.

  • 19.5.13

Le mec du flipper



Il est le beau gosse de la place, gomina sur cheveux blonds baguettes, cuir élimé et paire de jeans bruts. Le look mauvais garçon mais pas trop, on peut voir dans son regard le sourire qu’il n’a pas sur les lèvres. Il a les mains longues, des paluches à faire les meilleures fourchettes et un bassin rond et agile à buter dans tous les sens avec virtuosité. 

C’est le mec du flipper, le garçon toujours au fond du troquet. Jamais tourné vers le monde, les autres branleurs, habitués de l’endroit, avachis aux tables à taper la belote ou plantés devant le zinc à se rincer des bières. On ne voit du crâneur que le dos et les épaules qui dansent devant sa machine ; et tant qu’elle ne s’emballe pas à faire péter des flashs et des sons stridents, personne ne bouge et ne capte le beau gosse qui se démène.

Electrique, il déboule et met deux balles dans le bousin puis il joue l’après-midi entière, à claquer des parties. Il se la joue extra-ball à répétitions, tilt nerveux et game-over impossible. On dirait qu’il danse avec sa bête. Les flippers en fouets, il la dompte et dandine sa classe pour attirer l’oeil de l’envieux.

Son temps duquel il ne sait que foutre passe là à taquiner sa race devant le compteur à points qui défile. A cent mille, il claque une nouvelle partie. A deux cents mille, c’est multi-billes. Les clients enfin délaissent leurs cartes et leurs bocks de bière et rappliquent pour admirer la performance, pour reluquer son cul et ses doigts qui flippent plus vite que la lumière. Il semble monter sur ressorts comme un culbuto. Ses jambes plantées dans le parquet, il joue des talons pour apprécier les lignes folles de la bille. Les yeux des baveuses roulent sur le beau gosse et il le sait. Alors il en fait des tonnes, provoque les bumpers en butant l’engin du creux de ses paumes.

Il en fait beaucoup trop et n’assume pas la pression des regards. Il a chaud, transpire sous son blouson, ses gestes deviennent imprécis, les flips mous et les butées timides. Les billes rentrent plus vite à la cave dans un sinistre fracas de tôle. Une puis deux et le flipper se calme, les compteurs ralentissent et dégorgent l’excitation. Alors, avant que la dernière bille ne frappe le fond, de rage, le beau gosse recule et de son plus bel élan flanque un grand coup de botte dans le poitrail du flipper. Game-over.


  • 8.5.13

Le printemps des ruelles

Il attrape le temps, comme il peut, bouffée après bouffée. Il se taille des routes, passe par des voies étroites, des ruelles sales où souffrent ses poumons d’exister. Une taffe, juste une taffe et il se consume dans son costume ; autant qu’il sait faire, c’est à dire souvent sans savoir de quel habit se vêtir.
Dans sa vie, cet arpent sans filtre. Et lui, au milieu, nu comme un vers de grand poète qu’il s'éreinte à débiter en volutes suaves et malignes. Parfois, bouche en cul de poule, il flirte avec le rond parfait, celui qu’on veut éclater avec le doigt et qui disparaît trop vite mordu par un frémissement d’air.
A l’étroit, toujours, engorgé dans des ruelles sombres au goudron gluant et mortel comme de l’acide, il inspire des possibles, des terres plus grandes, des avenues claires et, rêve fou, de grands boulevards dépollués avec au bout, luisante, la mer calme et transparente. 
Mais entre deux tentatives, il crache, expire et taffe encore. Une pression maximale sur les dents, la gorge nouée et les lèvres suceuses de l’enfer et c’est la toux qui gémit, tapie dans l’ombre d’une basse cave au plus étroit de la plus noire des ruelles.
Quinte flush assurée sur le pavé. Ça rue dans les bas-fonds, ça secoue les volets, ébranle les valvules jusqu’à décrocher les vieux linteaux et le voilà à sniffer la mort dans la rigole, le poitrail à feu et à sang. Au printemps des ruelles.

  • 4.5.13