La montre oignon

Il avait une montre. Pas une montre avec un bracelet, banale, avec son ornement en cuir ou en métal ; pas une montre ordinaire, pas de celles qu’on met au poignet tous les jours – comme tout le monde. Non, il avait une montre dans sa poche. Une montre qu’il nommait « montre oignon ».

Cet objet insolite agitait des questions stupides. Comment avait-on pu marier une montre et un oignon pour en faire un seul et même objet ? Ou bien était-ce une variété de plante potagère ? Parce que, finalement, de quelle espèce était cette montre oignon ? Où la trouvait-on ? Chez l’horloger ou le primeur? Une primeur de son temps à lui à laquelle je ne comprenais rien, une fraîcheur de la vie aujourd’hui disparue, une montre oignon qu’il cueillait au petit matin avec la rosée qui perle sur la trotteuse ? L’objet – parce qu’il s’agissait bien d’un objet, je le voyais bien, même si le doute n’arrêtait pas de tourner ses aiguilles dans ma tête – faisait onduler les heures sur son cadran en oignon, à grands coups de tics et de tacs dérobés sous un bulbe de verre.

Bien entendu, en grandissant, j’ai compris ce qu’était une montre oignon, autrement appelée montre à gousset. Mais mon grand-père ne m’en a jamais rien dit, soutenant le mystère avec malice, allant même jusqu’à me faire croire que dans son jardin il cultivait bien des plants de montres oignons, qu’il en faisait des récoltes abondantes, de quoi assurer la pérennité de sa petite exploitation pour des générations et des générations – une descendance qui, grâce à cette culture, pourrait gaspiller oignons et temps comme bon lui semblerait, pour des siècles et des siècles. Il faut dire qu’elle a traversé le temps, cette montre. Symbole à elle seule du patriarcat de mon aïeul. Logée dans son bleu de travail, suspendue à une chaînette en argent dépassant de sa ceinture, il prenait un malin plaisir à la sortir à toute occasion en la serrant entre ses doigts crochus. Goguenard, il traçait sur ses joues des larmes chaudes en me souriant largement, comme si la pelure du temps le faisait pleurer malgré lui.

Bien plus tard, une fois que grand-père ne fut plus du monde des oignons comme de celui des hommes, je l’ai retrouvée dans l’armoire normande entre deux piles de gros draps brodés à ses initiales. Les aiguilles arrêtées indiquaient l’heure habituelle de sa sieste. Ce jour-là, j’ai senti que la montre-oignon m’irritait les yeux. Je l’ai saisie avec précaution avec le pouce et l’index. Je l’ai tournée, pile, face, ai épluché quelques souvenirs, cligné des paupières pour rafraîchir la brûlure, puis je l’ai reposée entre les draps avec un peu de mon eau pour qu’il en pousse d’autres. 

Texte initialement publié sur le blog de Françoise Renaud lors des vases communicants de mai 2016
  • 27.9.16

Carte de séjour #VasesCo - Luc Comeau-Montasse, @aunryz

Premier vendredi du mois, c'est jour de Vases Communicants. Je reçois Luc Comeau-Montasse. Luc, ce sont les mots liés (https://motslies.com) avec ses grilles infernales desquelles je n'arrive jamais à déchiffrer quoi que ce soit. Les mots et les citations sont glanés sur le web ou dans des livres, ; allez-y voir c'est coton ! Mais Luc, c'est aussi les décourcis de Lélio Lacaille (https://lelcaill.wordpress.com) parce qu'en plus de +Aunryz Tamel, Luc multiple les pseudos comme les lectures et relais de textes sur Twitter et Facebook. Il est également co-auteur avec Olivier Savignat de "l'ABCdaire des dieux anciens devenus humains" disponible en numérique chez QazaQ (http://www.qazaq.fr/pages/abcdaire-des-dieux-anciens-devenus-humainsolivier-savignat-et-luc-comeau-montasse/

Ci-dessous, son texte "Carte de séjour" sur le thème de "L'oiseau" qui nous réunit aujourd'hui. Ma participation est à lire ici > https://lelcaill.wordpress.com/christophe-sanchez-vase-communicant-de-juin/ Et la liste des autres vases communicants de juin se trouve là > http://lerendezvousdesvasescommunicants.blogspot.fr/2016/05/liste-des-vases-communicants-de-juin.html

*

CARTE DE SÉJOUR



Trois fois, j’ai délogé le nid en projet qu’ils avaient commencé à tresser et maçonner, dans la petite cavité où est logé le mécanisme des stores.
Déposé, à trois reprises, tout ce que j’avais recueilli en leur ébauche, de mousse, brins d’herbe, de petites fleurs séchées, délicatement, un peu plus loin, sur la pelouse du jardin. Une invite à se trouver un endroit moins périlleux pour y faire naître leur progéniture.

Trois fois, ils ont repris l’herbe, la mousse, les fleurettes et, avec une obstination que je ne connaissais pas aux mésanges, ont reconstruit, sans même qu’on s’en aperçoive, leur abri, au même endroit.

Passe encore pour le couple revenu dans la bouche d’aération du premier, et dont on entend piailler les petits dans le silence du bain.
Mais là, NON !
Renoncer à la pénombre du salon, lors des journées caniculaires de l’été ?

J’ai tenté de rassembler tout ce qui restait de ma cruauté d’enfant pour faire un sort au couple de volatiles qui dérangeait ainsi ma tranquillité. Ces indésirables qui, malgré ma prévenance et mes conseils, s’incrustaient. J’ai repassé dans ma tête les supplices infligés aux petits animaux lors de cet apprentissage des limites de la vie qui a fait de moi, quelques temps, un tortionnaire du vivant accessible…
En vain

Avec du journal, j’ai condamné les lieux. Pour nous, plus question de faire descendre le volet, mais à présent, impossible le squat !

Que je croyais.

C’est bien une courbe élégante, teintée de jaune qui vient de naitre sur la façade de la maison et s’est déployée au-dessus de ma tête.
Les murs de la maison étant parfaitement lisses, la seule possibilité …

Il est bien là, le logement douillé, collé contre le store. Le papier n’a fait que renforcer la sécurité des lieux et la protection du nid face aux coups de vent violents.

Pour cette année, vous avez gagné votre permis de séjour.

En courbe imprévisible
douceurs soyeuses
gazouillis entêtants
en rêve de ciel, de toucher de nuage
en vie sans âge
où s’oublie toute perte
tout mensonge
ici chez vous
mes anges.

  • 3.6.16

Fil bleu des lèvres #VasesCo Françoise Renaud

Premier vendredi du mois, c'est jour de vases communicants. Je reçois aujourd'hui Françoise Renaud que vous pouvez lire régulièrement sur son site d'auteur francoiserenaud.com dans lequel elle tient un blog atelier intitulé "terrain fragile". Françoise est écrivaine, écrit des romans et des récits mais également des ouvrages jeunesse. Sa bibliographie est disponible sous ce lien francoiserenaud.com/terrainfragile/mes-ouvrages/.
Ci-dessous son texte "fil bleu des lèvres" où elle évoque la figure du père. Mon texte en échange se trouve à cette adresse francoiserenaud.com/terrainfragile/vases-communicants-de-mai-avec-christophe-sanchez/.
Vases communicants > Le groupe facebook, la liste des échanges du mois de mai <


fil bleu des lèvres



Depuis toujours il avait lu avec les lèvres qui remuaient, chuchotant chaque syllabe. Il en avait besoin. Pour comprendre les mots alignés dans la page du journal. J’étais enfant. Je le surprenais souvent et m’étonnais de ces mouvements murmurés. Moi  j’avais appris à lire avec les yeux, en silence, à l’intérieur du corps, et puis on m’avait dit que ceux qui formaient les sons avec la bouche — comme mon père — ne savaient pas lire. C’est vrai qu’il avait appris sur le tas et c’était déjà bien étant donné le milieu d’où il venait et le peu d’années d’instruction à la Communale. Il s’était fabriqué sa culture tout seul, parcourant Ouest-France avant le repas de midi, Historia ou la sélection du Reader's digest, des romans d’histoire ou de terroir, un peu ce qui lui tombait sous la main. Quand sa grosse main ne parvenait pas à saisir le papier pour changer de chapitre, il râlait, doigts malhabiles rongés par le ciment. 
Aujourd’hui il ne lit plus. Il dit qu’il ne peut plus. 

Il dit que ça ne sert à rien. 

Il dit qu’il ne parvient plus à se souvenir de ce qu’il a lu la veille, et même une heure avant. Il a oublié les événements, les personnages. Il ressent le poids de toute une vie égarée dans les méandres des pages tournées et des sacs de matériaux soulevés. Oui mais il est là, encore en vie à cet âge avancé. Il est là pour moi, pour le peu de famille qui lui reste. Je mets de côté mes revendications et me suspends à son souffle abîmé tout autant que ses doigts, rongé lui aussi par la poussière. Ses yeux sont rouges, humectés de larmes indicibles. Il est diminué, je le sais, je le vois. Bientôt la ligne d’arrivée. Mais toutes ces misères qu’il a sur le cœur comme des secrets figés dans ses muscles de pierre, sur le fil bleu des lèvres, elles n’auront pas de fin. 

Ne t’inquiète pas, je lui dis. Tu es bien là, au bord de ton jardin, n’est-ce pas ? Et il en sera ainsi aussi longtemps que possible. 
Il entend, répond à peine. 
Tu sais, ton nom restera inscrit au bord de mon âme, tu es mon père. 
Je lui parle mais tout s’échappe dans l’air doux du printemps. Je me vois remontant le drap blanc sur lui depuis des siècles et des siècles. Et je me tais.


Françoise Renaud




  • 6.5.16

L'espingouin

Tu as dans le cœur des années en martyres, des aïeux en Espagne, des vieux sous les paupières qui grêlent tes nuits de sombres rêves. Ton nom est porté comme une croix, toi qu’on nomme l’immigré alors que tu es né ici comme Martin et Durand. Tu tangues, décroches des espagnolettes à toutes les fenêtres, chasses la jota à tous les coins de rue.
La honte sur les épaules, tu les redresses face au mur des origines. On te parle de Franco, tu ne sais pas qui est cet homme qu’on accuse. Alors tu plantes ton père - el caudillo - à coups de banderilles parce qu’il ne dit rien de ce qu’il a fui. Tu tues ta mère qui, dans sa tête restée là-bas, longe des « barrios » inconnus. Tu méprises leur langue devenue « fragnole ». Tu ne dis pas « Santchez » mais « Sanché » avec le ridicule de la prononciation qui baigne dans ta bouche.
Tu veux t’affranchir, faire plus français que français, t’arracher de ta condition de pauvre espingouin. Tu singes le parisien, celui qui parade dans tes années soixante. Tu joues au fringant jeune homme, costume noir et cravate sur chemise blanche. Tu rêves de courir les rues sur une Vespa avec une sémillante demoiselle aux cheveux gaufrés.
Mais tu es d’une famille modeste et tu y resteras. Tu es d’origine espagnole et tu es pauvre. Tu es ici parce que la France a eu besoin de tes parents. Main d’œuvre peu coûteuse pour reconstruire et, pour eux, un rêve de liberté qui les a poussés à traverser la frontière. Mais depuis que tu es en âge, ton quotidien est à la vigne, à manger des cailloux sous un ciel de labeur noir. Tu ne portes pas le costume. Tu es étranger de sang et tu dois au pays – à ton pays – besogne et sueur pour mériter le pain de ta famille. Tu traînes ta mélancolie en bleu de travail et godillots à crampons. Mon père à mots brisés, mon père à rêves évaporés ! Tu es à la vigne pour la battre, lui faire cracher le vin dont tu n’auras que quelques gouttes.
Tu t’uses à ses souches et souffriras à jamais des tiennes.

Lecture d'Eric Schulthess : https://carnetdemarseille.com/2016/04/16/lespingoin-christophe-sanchez/ 


Texte initialement publié sur le blog de Marianne Desroziers lors des vases communicants d'avril 2016.
  • 15.4.16

De mon père #VasesCo avec Marianne Desroziers

Premier vendredi du mois, je reçois aujourd'hui sur fut-il.net Marianne Desroziers. Marianne, écrivaine. Marianne, revuiste. Marianne, organisatrice de festival littéraire, Marianne, lectrice. Plusieurs casquettes avec en commun la passion d'écrire, de lire et de partager. Quelques liens :
Ci-dessous, son texte et mon texte en échange ici > http://j.mp/vasesco_md_cs_0416
Cette édition des vases communicants est dédiée à Francis Royo disparu le 14 mars dernier. 


DE MON PERE


De mon père je ne retiendrai que les mains
(Et la force)
Mains de bricoleur
Mains de jardinier

Mains pour
Abouter
Affleurer
Angléser
Araser
Braser
Chantourner
Cintrer
Clouer
Couper
Débiter
Décaper
Dégauchir
Dégraisser
Délarder
Laquer
Maroufler
Mastiquer
Peindre
Plâtrer
Poncer
Raboter
Riveter
Sceller
Scier
Tarauder
Vernir
Visser
Vitrifier

Mains pour
Amender
Ameublir
Arroser
Bassiner
Bécher
Bîner
Borner
Bouturer
Chauler
Creuser
Drainer
Eclaircir
Emonder
Ejauger
Elaguer
Labourer
Marcotter
Palisser
Pincer
Plomber
Praliner
Rabattre
Sarcler
Ratisser
Récolter
Repiquer
Semer
Tailler

De mon père je ne retiendrai que les mains
(Et la force)
Mains de bricoleur
Mains de jardinier

Marianne Desroziers, mars 2016



Groupe des vases communicants : https://www.facebook.com/groups/104893605886/?fref=ts
Liste d'avril : http://lerendezvousdesvasescommunicants.blogspot.fr/2016/03/liste-des-vases-communicants-davril-2016.html
  • 1.4.16

Troisième personne

C’est une troisième personne. Une troisième personne comme un assemblage d’âmes. Une juxtaposition voire une fusion qui veut faire sens. C’est moi en prolongé, une extension de tête. Une troisième personne multiple, qui désire s’affranchir du nombre et reste dans le flou de cette multiplicité, dans une quantité indéfinie pour représenter le monde, une société, un groupe, une unité de deux personnes, toi et moi, ou toutes les personnes qui sont dans mon corps.

C’est une troisième personne. Plurielle, à mille visages. Une troisième personne dont on se sert pour pavoiser, pour asséner des vérités empiriques. C’est moi perché qui vous regarde. Elle pose le savoir, elle englobe, elle dit l’ensemble, elle dit comment la personne singulière qui l’emploie – moi, moi, moi - voit le dehors, quel est son regard sur les autres, comment elle toise en ellipse. Le monde et elle. Le monde et moi. Comme si de son indéfini, elle détenait à elle seule la vérité sur la Vie. Elle est omniscience et perversion. Elle est sagesse éprouvée, élévation de l’esprit et manque d’engagement de celui qui la porte. Manque de moi.

C’est une troisième personne. Le Jiminy cricket sur l’épaule qui cause à ma tête. Elle se veut universelle alors qu’elle est impersonnelle. Elle se crie revendicative mais elle reste pleutre et floue. Elle peint des tableaux qui ne sont issus que d’une seule personne. De moi. Celui qui veut l’aimer et en faire loi. Emanation que d’un seul cerveau, que d’une seule réflexion, que d’une seule main qui écrit, elle n’est jamais partagée que par soi-même. Elle se veut voix en hygiaphone, pensée unique hurlante. Elle n’est que chiures de l’esprit d’un seul. Rognure cérébrale de moi.

C’est une troisième personne du pluriel pour conjuguer le sort. Elle est Nous. Nouée à mon cou. Quelques-uns peuvent l’approcher, se la dire unique et la prêcher, la percuter à l’unisson. Mais dans la multiplicité des vues, les Moi, Nous, ne saurons jamais sûr de rien. Moi, moi, moi. Ne saurons jamais rien de la véracité du rassemblement qu’elle crie au monde.



(source : bandeau du site de Patrick Marquès – Artistepeintre)

Texte initialement publié chez Franck Queyraud pour les vases communicants de juin 2015
  • 11.12.15

l'île d'Il #1 #VasesCo avec Vincent Motard-Avargues

Vendredi de vases communicants avec Vincent Motard Avargues. Ci-dessous, le poème et chez lui, la prose : http://j.mp/liledil. Qui a écrit quoi ? Est-ce vraiment important ?
Son denier opus, Je de l'Ego,  a paru cette année aux éditions du Cygne et Vincent vient tout juste d'être promu rédacteur-en-chef de la revue "Recours au poème".

 

L'ile d'Il #1

cloitré en sa bulle d'écume
il ne voit les paroles

des marées de gens
au cœur de la houle

il ne nage sur le rebord
où ses pieds touchaient le fond

à des brassées du corps
de ce qui fonde les vagues
il bute en ressac du monde
sur une larme à nage défendue

une fronde utérine répand
sur sa peau un frimas de ronces

un éclat de peurs enfantines
souillé de l’eau des mémoires

il patauge dans la gangue
des souvenirs de trop de foules

qui ne veulent plus
se souffrir de lui

La liste des #VasesCo du mois :  http://j.mp/vasesco1215
Le groupe facebook dédié : http://j.mp/vasesco_fb
  • 4.12.15

Quand j'en viens aux mains

quand j’en viens à maudire la mère et la race de l’autre,
quand j’en viens à l’animal qui gronde, l’adrénaline en faconde,
quand j’en viens à ne plus me respecter car je sais la blessure intérieure,
quand j’en viens aux mains, que les mots ont épuisé leur sens dans des excès d’insultes,
quand j’en viens à me faire mal, à scarifier les émotions veules pour les donner à voir en fierté,
quand j’en viens aux poings serrés, que les ongles creusent la peau et que les dents cimentent la bouche,
quand j’en viens à défier mon corps contre plus fort que moi, que la peur tenaille dans des regards de haine,
quand j’en viens à sentir la poudre remplacer les fourmis dans les jambes, que chaque membre veut frapper,
quand j’en viens à ne plus comprendre l’autre, à ne plus m’aimer, que le corps n’obéit plus qu’à la violence du dedans,
quand j’en viens à la guerre contre moi, que l’autre n’est plus qu’un ennemi à abattre, qu’il suinte l’amer des grandes peines,
quand j’en viens à ne plus savoir d’où viennent les gestes, comment percent les borborygmes primitifs et que ça fait des saignées dans le ventre,
quand j’en viens à suer de grosses gouttes de fiel, que le sang circule sur une voie trop rapide, que les veines compriment jusqu'au cerveau les envies de paix,
quand j’en viens à m’afficher comme une bête assoiffée de sang, que le corps est animé de pulsions diaboliques, qu’il s’empare de l’esprit dans un nuage de grêle,
quand j’en viens encerclé de suie, à devenir barbelé de colère,
quand j’en viens aux mains qui ne doivent être que caresses,
quand j’en viens sans aucun retour possible,
quand j’en viens abandonné de moi,
quand j’en viens sans vouloir,
quand j’en viens sans savoir,
quand j’en viens sans penser,
quand j’en viens,
je ne suis plus Homme
mais supplicié
sur le bûcher des vanités.

Texte intialement publié sur peut(-)être, le blog de Julien Boutonnier lors des vases communicants de novembre 2015. http://j.mp/CSchezJB
  • 20.11.15

La bagarre #VasesCo @boutonnierj

Premier vendredi du mois, jour de vases communicants. Je reçois Julien Boutonnier pour la deuxième fois. En juin 2013, nous avions déjà eu le plaisir d'échanger autour de photos. (http://www.fut-il.net/2013/06/vasescommunicants-boutonnierj.html) Aujourd'hui, Julien et moi vous proposons deux textes avec pour thème La bagarre. Ci-dessous son texte, et ici http://j.mp/CSchezJB le mien.
Liste des autres vases communicants désormais orchestrée par Marie-Noëlle Bertrand est à cette adresse : http://j.mp/vasesco



 La bagarre


Je suis tombé du tabouret. Je me suis levé. Le type s’est levé aussi. Je lui ai mis mon poing dans la gueule. Il est tombé. Je lui ai donné des coups de pied dans la gueule. J’ai vu il y a eu du sang. J’ai pris une chaise sur le crâne. Ça m’a fait m’écrouler. J’ai ouvert les yeux. J’ai vu des types, beaucoup de types, se foutre dessus. Je me suis levé en me tenant la tête. Je suis allé au comptoir. J’ai chopé une bouteille. J’ai bu une rasade du whisky. Je me suis retourné. J’ai foncé dans le tas. J’ai attrapé un type par les cheveux. Je lui ai foutu mon genou dans les dents. Et puis dans le nez. J’ai lâché. Il s’est écroulé. Sa gueule c’était plus grand chose. On m’a foutu un coup de poing dans l’oreille. J’ai valdingué sur deux types. On est tombé. Je me suis relevé. J’avais des sons dans l’oreille. des sons aigus. J’ai pas su qui avait tapé. J’ai foncé sur un gars qui cognait un type au sol. Je l’ai plaqué. J’ai tenu son crâne à deux mains. J’ai mordu l’oreille. il m’a repoussé. L’oreille est restée dans ma bouche. J’ai craché. Le type m’a sauté dessus. Il avait des poings comme des bûches. Il m’a coincé. Il m’a roué de coups dans la gueule. Un type a valdingué. Il a emporté le gars qui me tabassait. Je me suis levé. J’ai trouvé un fond de bouteille. Je l’ai pris. Je l’ai foutu dans la gueule du mec. Il a crié. Il a crié. Je lui ai donné un coup de pied dans la gueule. Il a plus moufté. Je me suis retourné. Il y a eu des types qui tenaient un seul mec. Et un qui lui bourrait le ventre de coups. J’ai foncé sur les types en ouvrant les bras. On est tous tombé. J’ai donné des coups au hasard. J’ai senti deux mains qui m’ont tenu au crâne. Elles ont cogné contre le sol. Ça m’a écrasé le front. J’ai plus vu. J’ai plus entendu. Les mains m’ont lâché. J’ai senti une lame se planter entre mes omoplates. J’ai crié. J’ai crié. Je me suis levé. J’ai pas réussi à enlever la lame. Il y a eu un type qui s’est planté juste devant moi. Un petit type tout sec. Il a eu la gueule en sang. Il a crié. Il a eu les yeux qui brillaient. J’ai vu ses dents elles étaient rouges. Je lui ai mis mon poing dans la gueule. Il s’est écroulé. Je me suis jeté sur lui. Je lui ai démonté la gueule. J’ai senti qu’on remuait le couteau dans mon dos. Ça m’a fait mal. J’ai crié. J’ai crié. Je me suis retourné. Ça a été une femme. Elle a hurlé que j’arrête de taper sur le type. Je l’ai attrapé par les cheveux. Je lui ai éclaté la tronche contre une table. Elle s’est écroulée par terre. Le type il a plus bougé. Il y a eu des détonations. Mon genou a explosé. Je suis tombé. J’ai regardé. C’était un enfant il avait un flingue. Je l’ai insulté. J’ai vu un gars qui lui a pris l’arme. Il a pointé l’arme sur la tête de l’enfant. Il a tiré. Le môme est tombé. J’ai rampé sous une table. Il y a eu d’autres coups de feu et puis une grosse explosion. Je me suis réveillé dans le jour. Il y a eu d’autres types allongés à côté de moi. On a été sur des lits dans un champ. C’était un hôpital qu’on avait installé à la va vite à côté. Il y a eu un gars. Il s’est levé. Il est venu vers moi. Il m’a foutu un coup de poing dans la gueule. Je l’ai attrapé au couilles. J’ai serré de toutes mes forces. Il a crié. J’ai arraché un barreau de la tête de lit. J’allais lui enfoncer dans le ventre quand un type s’est jeté sur nous. Je suis tombé du lit. J’ai distribué les coups au hasard

Julien Boutonnier, oct.2015

  • 6.11.15

Un après-midi, à Kiev #VasesCo - Nicolas Bleusher


Le premier vendredi du mois, ce sont les #VasesCommunicants. Chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

https://www.facebook.com/groups/104893605886/

Je reçois aujourd'hui Nicolas Bleusher, écrivain (Les années Traversière chez Numériklivres https://www.7switch.com/fr/ebook/9782897176990/les-annees-traversiere). Nicolas est à suivre sur https://nicolasbleusher.wordpress.com/ où vous pourrez lire mon texte en échange (http://j.mp/vasesco-nb-cs). Nous écrivons à partir de la photo ci-dessous de Gunnard Smioliansky (http://www.gunnarsmoliansky.se/).

Un après-midi, à Kiev

Crédit : Gunnar Smoliansky (1957)
Le regard braqué de l'homme, sa pommette en saillie, sa bouche de profil, dessinée, sensuelle, énigmatique. Sur son visage impassible les lignes tendues, invisibles, qui les relient. Je descends le bras laineux, puissant, confortable, suis le coude jusqu'à la main gantée qui, largement, enveloppe une emmitouflée que je suppose fragile, fragilisée — si l'on considère l'incongruité des carreaux noirs en hiver — qui accepte le geste tendre, supporte la pression compassionnelle.

L'iris est brillant, la paupière ne tremble pas. Il a cette légère contraction au coin des lèvres — comme si la commissure était prise à l'hameçon, remontée avec une infinie précaution depuis la joue — qui ne fait pas encore un sourire mais que nous percevons, indéniablement. Est-ce de la vanité, de la forfanterie ? Est-ce de la gêne ? Est-il un usurpateur, un opportuniste qui, se sentant découvert, impliquerait d'un air cynique notre indiscrétion à sa manœuvre ?

Sur les planches d'un banc public, un couple en clair obscur. Un après-midi, à Kiev. Olga ne dit rien. Elle va doucement incliner la tête, la poser au creux d'une épaule accueillante. Vitaly s'est retourné, surpris, flatté, amusé d'être observé, cadré, capturé par le photographe. C'est un homme amoureux. Il nous le dit d'un plissement retenu, avec une connivence touchante et silencieuse. Il protège, il rassure, il prend soin. Il en est fier, ému, simplement. J'aime cette idée. Et l'instant, argentique.


NB

  • 4.9.15

NOUS #VasesCommunicants - @MemoireSilence

Nous sommes le premier vendredi du mois et ce sont les vases communicants - chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.
Aujourd'hui plaisir de recevoir Franck Queyraud, bibliothécaire de sont état, qui officie sur Flânerie quotidienne - où vous pourrez retrouver mon texte en échange - mais aussi sur twitter et instagram en Mémoire de silence.
Nous avons écrit sur le Nous cher à Franck qui nous invite tous, nous lecteurs ou auteurs, à s'emparer de l'ouvrage de Bernard Noël, Monologue du Nous.

NOUS



Nous. - Composés de fragments. Ne sais jamais tout à fait comment le tout réunit les parties ; soudées pourtant. Il n’y a pas de miracles. Que cette capacité à jubiler. Que l’on réussit à découvrir puis développer ou pas. Jubiler, c’est voir ; voir, c’est comprendre. Ensemble, c’est préférable. On ne peut pas toujours. Les trous dans les chemins sont nombreux. On peut y tomber. On y tombe. On se relève. Jubiler, comprendre. Des tout, aimerions être…

Deux. – C’est quoi être un tout ? On n’est souvent qu’un je. On joue pour être Nous, deux. N’y arrivons pas toujours à cause du je, indispensable. Pour être nous, il nous faut d’abord être un je. On est trop sérieux après 17 ans.

Je. –  Sensations, douceurs, frissons, plus rarement plénitude. Cela que je recherche. Cela que nous recherchons ? Plénitude. Revivre ce, ces moments de plénitudes éprouvées ; ce, ces moments dégagés de toutes les inutiles ambitions. Fatiguons aujourd’hui de par toutes ces ambitions et impératifs décrétés. De trop plein, avons besoin… De desserrer le carcan… marcher de nouveau sous les tilleuls verts de la promenade… avoir de nouveau 17 ans. Etre un écrivain, c’est écrire ce nous, sans cesse, ne pas se contenter du je. Convaincre est impossible. Susciter, donner l’envie est plus raisonnable. Les miracles n’existent pas…

Les autres. – Ces petits textes ici ne sont que gestes, regards, mains tendues, propositions de posture sans autre dessein que d’être échanges ou zone de liens et encore, exercices spirituels qui ressembleraient à des bouteilles jetées à la mer. Regarde-moi, je te parle. Écoute-moi, je te donne à voir. Non, toi, dis-moi… Qu’as-tu à me raconter, à me montrer ? Sous quel toit, sous quel ciel, tu vis toi ? Et ainsi, va notre vie… après laquelle nous courrons… la pause est essentielle…  S’essouffler ne mène nulle part. Vases communicants, belle traduction entre ton je et notre nous.

Nous. –  Celui qu’on est ? A qui l’on ne voudrait pas ressembler ? On ne devient pas toujours qui on est. Celui qu’on est ? Et l’on n’a pas envie de se coucher sur un divan pour autant. L’introspection doit être personnelle. Avec les actes qui suivent, démontrer que l’on a compris ce que l’on croit avoir compris. Trop d’intermédiaires trop attentionnés se glissent entre nous.

Nous. – Elle m’a écrit que le souffle avait été travesti. Le souffle ou le mot qui le désigne ? Que le mot ait perdu son sens, je suis d’accord. Pourtant… serait comme mistral qui dure trois, six ou neuf jours selon les anciens assis sur le muret à surveiller sans passion, leurs moutons. N’empêche, nous : le souffle... A réinventer chaque jour. Même si tout, pourrait être remis en cause à chaque instant. Menace qui nous maintient vivants.

Nous. .- Sommes. Additions. Agrégats. Sédimentations. Couches vivantes ou mortes, stables ou instables, interactives. Pour être constellations, sur le chemin, cheminer. Ou luxe ultime : flâner. Suis encore sur sentier tortueux, un contemplatif nerveux. Celle qui m’accompagne modère cette nervosité, cette inquiétude primale… Nos je se conjuguent à partir de nos pas. Vouloir, c’est choisir.

Nous. – Le temps. Et les objets que nous fabriquons comme substituts. Pour combler le vide, les vides, nos vides. Mais aussi dire le temps. Le marquer. Fasciné, suis, par les marqueurs mémoriels qui nous tiennent. La mémoire. Le Silence.

Les antinomiques. – Des pollutions. Ce crétin qui ne combine réussite qu’avec possession… d’une montre. Le seul chemin réaliste reste de nous extraire du temps. L’art, entre autres, sert à cela. Escalader la berge. S’assoir au bord du flux qui jamais ne cesse. Etre hors du temps, même pour peu de temps, même pour un court instant.

Je. – Nous, c’est comme je. Mais on peut être difficilement plus que deux. Même si j’en avais les moyens, je ne posséderai pas la montre de l’autre crétin. Ne peut comprendre ainsi que tous les gredins qui l’accompagnent, et qui, souvent, nous gouvernent, maîtres es-combines. Pas d’autres choix pour la plupart que de se taire pour manger.

Je. – N’aurais pas perdu mon temps. Ne pas entrer dans le moule même s’il est rare de pouvoir s’en extraire. En tout cas, sans cesse essayer. Résister. Au crétin et aux gredins. Il faut accepter leur titre de perdant en souriant. Ce serait comme une médaille… mais…

Nous. – n’aimons pas les médailles. Rires…


Silence.

Franck Queyraud
  • 5.6.15