Guerres impulsives

Il est des guerres impulsives, des guerres qui ne tuent personne mais dans leur récurrence, entre ego bien dimensionné et octroi d’un dû nécessaire à la survie, font des arabesques électriques dans la vie familiale, des rondes en joutes verbales, provoquent haussements d’épaules et œillades faussement malveillantes. Prenez une maison lambda où vit une famille, deux enfants adolescents, fille et garçon et leur maman. Pensez la vie dedans, les hormones en gestation, la barbe naissante au menton et les ovaires qui jouent des castagnettes. Rajoutez-y une génitrice complice et un observateur pas tout à fait neutre, au regard amusé et à la tendresse camouflée. Secouez le tout et laisser agir.

Prenez position, zoom, un peu de hauteur de l’adulte au regard d’enfant et faites le tour des pièces de la maisonnée pour recueillir en scénettes théâtrales les lieux propices au conflit. D’abord autour du ventre, dans la cuisine, regardez les placards, chacun le sien, les denrées sucrées préférées qui sont cachées à l’intérieur, rangées par préciosité, par genre, par goût, les plus chères en trésor de guerre et les communes - en particulier le fameux soda noir - salivées par l’adversaire lorsque il vient à en manquer dans sa propre planque. - Mon coca ! Tu m’as piqué mon coca ! Accusation franche, début de la belliqueuse discussion. - Dans mon placard, à moi, le mien, MON coca, il en restait douze, il n’y en a plus que onze ! On a fait sécession pour moins que ça. On a tués, éventrés femmes et enfants pour de l’eau, simplement de l’eau plate sans goût et transparente alors pensez donc, pour du coca ! S’en suivent de multiples arguments, des traces de pas, des empreintes digitales sur les plastiques renfermant les canettes desquelles, si elle pouvait, la victime décrypterait l‘origine en agent du NCIS ou expert avisé avec un pinceau plumeté, les mains gantées et l’œil dans un loupe électronique scrutant le placard, scène de crime balisée.

Coca volé, méfait entendu et reconnu, la suspicion se colle aux murs. Chaque parole, chaque acte sont scrutés, les biens les plus convoités sont changés de place. Les cachettes évoluent, chaque recoin de la maison peut devenir lieu de thésaurisation, cadenas dans l’œil et vigilance redoublée. A l’étage, la salle de bain et son étal de produits de beauté forment un champ de bataille idéal pour assouvir la vengeance. Il y a sur le lavabo le déodorant aux senteurs si particulières, à la démarque si précieuse de l’adolescent, sa propre odeur sortie du creux du flacon comme élixir de son identité. Il y a aussi dans la douche, pendu au robinet, l’autre face de l’égotique hygiène des jeunes corps : le gel douche ou le shampoing aux essences de fruits rares, qui donne l’effluve avatar de la propreté, odeur conquérante sans commune mesure avec celle du banal produit bon marché qui sent l’œuf. - Où est passé mon Fructis ? La colère et le dépit s’entendent dans la voix criarde et muée de l’ado blessé, les yeux révulsés sur le flacon vert et vide de son précieux qui flotte dans l’eau du bac de douche.

Puis de guerre lasse, la trêve sera admise, tacite mais sans armistice de prononcé. Simplement, le pas de la vie reprendra sous l’impulsion de la maman médiatrice. Rien ne sera oublié pour autant, le cadavre métallique du coca et l’étiquette décollée du Fructis resteront dans les mémoires, bien harnachés et portés au bilan de l’un et de l’autre, en déduction non négligeable de leur capital confiance. L’écueil sommeillera, la bataille ressurgira un jour pour alimenter une autre lutte. En attendant, ils s’aimeront sans se le dire, mais leurs yeux espiègles dans les regards échangés et les attentions dont autour ils témoigneront ne tromperont personne.

.
  • 30.10.11

Dix heures trente précises

Dix heures trente précises. Un point, on va faire un point ensemble, une conference téléphonique, qu'il me dit. C'est bien, j'y serai sans problème, je lui réponds, non sans appréhension. De quoi va-t-on parler ? Je lui demande, avec dans l'idée que ma question est déplacée, que je devrais savoir, que je suis normalement au courant du sujet de la réunion téléphonique. Alors je lui demande mais doucement, dans ma barbe, de façon suffisamment inintelligible pour que par chance il comprenne autre chose ou que dans la foulée de mes mots gauches, il pense à me rappeler l'ordre du jour que j'ignore, le but de la réunion de dix heures trente précises, le pourquoi du comment, quoi.

Et bien, pas du tout, il me comprend bien, entend bien mon interrogation voilée de crainte et son dedans enroulé de pensées embrouillées. Il saisit de suite, me regarde, lâche un sourire d'abord mystérieux puis me fait répéter et c'est là au moment même où il me fait répéter que je sais qu'il a compris. La fameuse tactique qui prévaut sur toutes, le repli pour réfléchir, il fait mine de et pendant ce temps il peut loger dans sa bouche les mots efficaces qui en deux ou trois locutions bien senties vont planter le décor : le sujet de la réunion de dix heures trente précises.

Je reformule en glissant deux sujets qui me viennent en tête et qui pourraient bien former l'ordre du jour. Je les loge de part et d'autre d'un "ou" qui, cette fois-ci, fier de moi, lance dans l'air une putain de question fermée, une de celles qui ne donnent que très peu d'échappatoire. Et là, surprise, la réponse fuse dans l'air dans la vacuité des dix minutes qui nous séparent de dix heures trente précises. Oh tout et rien, il me répond, on va commencer à vouloir parler de tout et on finira sans avoir parler de rien. Mais, rassure-toi, on ne se le dira pas. Et il éclate de rire en composant les premiers numéros.

  • 22.10.11

Chez Jeanne

Chez Jeanne A l’intérieur tout semblait se ramasser dans un fouillis indescriptible. Il y faisait sombre, seul un néon blanc lactescent clignotait rapide au milieu des étalages. Dés l’entrée, le passage s’avérait difficile, on y trouvait entasser des légumes frais à même les cageots qui avaient servi à leur cueillette : tomates difformes, pommes de terres parfois germées et autres poireaux aux joues terreuses. Il n’était pas rare d’y voir quelques bestioles remonter les tiges d’artichauts ou creuser galerie dans le creux des cucurbitacées.

Au fond, une veille armoire réfrigérée chuchotait des phonèmes d’épuisement en battement régulier. Autre point de lumière, ses étagères jaunâtres finissaient de clore la pièce. Souvent très peu approvisionnée, elle présentait les fromages les plus répandus et dans le bas, un assortiment de yaourts natures, du lait en bouteille de verre et quelques restes d’un jambon à la coupe. Derrière, c’était privé qu’on pouvait lire sur un panneau en carton accroché à la poignée d’une vieille porte.

Derrière, c’était chez Jeanne, l’épicière. On restait seul un long instant dans le magasin avant qu’elle ne sorte de son logis. Vieille dame un peu sourde, il fallait toussoter deux à trois fois avant qu’elle ne vous entende. Claudiquant, le dos en trombone, elle faisait glisser sur le vieux carrelage ses pantoufles grises et au milieu de son épicerie, levait la tête vers vous s’enquérant de la personne qu’elle avait en face d’elle, si elle la connaissait et qui elle était. Lentement, elle se dirigeait derrière sa caisse, prenait un sachet plastique et enfilant un à un les articles, elle rédigeait avec minutie votre note au crayon gris sur un calepin à spirale. Souvent, elle se trompait, vous lui disiez et elle marmonnait dans son duvet blanc qu’elle ne vous croyait pas et vous raccompagnait vers la porte la main dans le dos.

C’était au coin de la rue, souvent à cet endroit qu’on les trouvait, dans un angle, visible de tous, à l’intersection de tous les chemins, c’était là que se dressait de guingois une petite échoppe de quelques mètres carrés, l’épicerie du quartier « Chez Jeanne », et à cette époque-là, c’était la dernière à tenir encore résistance face à l’invasion des supermarchés.

illustration

Texte publié initialement chez Camille Philibert-Rossignol dans le cadre des vases communicants du mois de septembre.

  • 18.10.11

Retour dans la machine

Une parenthèse, rêverie et plan non tiré, rien, vraiment rien, à part ici quelques successions de mots empilés, compilés, avec un peu de vacuité mais avec un plaisir permanent. Voilà ce qu’il reste de ces instants volés à la société. Un plaisir d’être autrement que dans la machine, parti un instant comme si fuir le monde était une solution. Plus d’un an et aujourd’hui je la retrouve, comme je l’ai quittée, égale à l’idée que je m’en faisais avant, pareille à ce qu’elle a toujours été. Codée, socialisée, bornée, entourée de faux-semblants mais aussi, ouverte, dans le rythme autour, en adéquation avec les envies, en corrélation avec le devoir de consommer pour être, persuadée de performer dans l’assouvissement du soi, campée au travers de tableurs sur ses positions capitalistes, dans le dépassement, le développement et l’ambition, tout une litanie qui établit le fondement d’une société dans laquelle il faut croire, croître et réussir.

Alors, bien sûr, j’y retourne plein de l’espérance des gagnants, empli de bonnes intentions, de l’envie de m’épanouir, dans et par elle, de s’intégrer dans ses rouages, de la faire grandir, de me faire grandir dans son dedans, de toucher un instant la reconnaissance de mes pairs dans lesquels je mettrai confiance et par lesquels la même confiance me sera admise. Retour dans la vie, la vraie vie qu’ils disent, la vraie vie qui se dématérialise dans une économie iconoclaste, je rentre à nouveau dans la machine grandi des expériences, l’amertume cachée dans les entrailles, l’avatar du succès en étendard.

  • 16.10.11

Votre justice

Moi, votre justice m’en balance complètement, complètement, je la jette aux murs, en fais des décors en tapisserie. J’y pisse dessus moi à votre justice, tu la vois où toi, la justice ? Nulle part, personne, nada, oualou, on se fout de nous, on nous noue dans le dedans des choses, on nous pollue de mots, de bonnes intentions, justice, justice, qu’ils disent à tour de bras. Et l’innocence, ils en parlent dans le poste de l‘innocence, présumés innocents qu’on serait, nous, tous, toi, moi et les autres, égaux devant la loi. Bien sûr, causaient toujours bandes d’incapables, présomptueux que vous êtes, la présomption n‘est que mascarade pour mieux nous affaiblir, pour nous faire croire qu’on nous protège. Mais moi j’entends coupable chaque fois dans vos bassesses d’intellos ! Moi la justice, je me la carre au… Je la placarde au mur en petits motifs, je la duplique et suis plus dupe. Me la suis trop prise dans les dents votre justice à deux balles, trop dans le lard, trop remuée dans le bide, à m’écœurer de vivre. Maintenant, j’en rigole de tout ça et depuis qu’ils m’ont foutu dans la merde avec leur justice d’opérette, depuis que je suis seule et que l’autre, il est en tôle et bien, moi, moi, je me la fais toute seule la justice. Celui qui m’emmerde désormais, et bien, il prend un pruneau dans le coffre, et puis c’est tout.

illustration : Larry Fink
  • 9.10.11

Contre-bas #VasesCommunicants

Raclements répétés, échos de pas incertains, des êtres arrivent. Planqués dans un trou dans la roche, Vautour et moi retenons notre souffre. C'était interdit de venir ici, mais plus morts que vifs, on t'a suivi. Vautour m'avait fait miroiter l'idée de dénicher un trésor caché dans les entrailles de cette grotte. Depuis nos sanglants triomphes, je brûlais d'envie d'un retour victorieux dans mon île, on avait gagné et mes mains sont vides. La gloire sans or, c'est de la merde. Donc on t'a suivi dans cette grotte. Noir, (noir), le molosse qui garde l'entrée a failli nous gnaquer. On a échappé à ses crocs infernaux. A pas de loup, longeant un fleuve vaseux, on est descendu derrière toi et les moutons emmenés pour les offrandes. Tu les as égorgés sans un bruit. Vautour a désigné une ombre assombrissant tout, précédant l'apparition d'êtres aux corps flous, créatures muettes, silhouettes désincarnées, une procession impalpable qui lentement te rejoint. Une odeur de souffre manque de nous faire tousser. D'où sortent-ils, d'où, de quelle galerie ?

Galerie, ah la galerie ! Pour l'épater, tu es prêt à tout comme d'habitude, là tu remplis des coupes du sang des moutons, les tends aux ombres flottantes. Les moins-qu’humains les portent à leurs lèvres bleuies. Plus ils boivent, plus leur apathie se dissout, l'air est moins âcre. D'autres encore boivent avidement. Ils se densifient, leurs (corps) se précisent, leurs contours gagnent en netteté. Le sang qui descend dans les gorges teinte leurs peaux livides. Les mains blanchâtres se déploient comme pour tirer des démons par la queue. Les visages s'animent, des sourires, de petites flammes allument leurs orbites creuses. Ça va vite, la vie, dans leurs veines à nouveau, palpitante.

Raclements internes qui mettent le feu à mes oreilles. Jusqu'à cette descente au fond de la terre, elles étaient en bonne santé et j'entendais bien. Vautour lâche que tu es le responsable qui empêche notre retour, que tu nous as dupé. Les êtres te parlent avec des voix caverneuses qui foutent les foies : - éclaire notre lanterne et les (vers), tire-les nous du nez ! Mais ils n'ont aucune lanterne et c'est bien de la vermine qui grouille dans leurs narines... Leurs phrases à double sens me désorientent. Vautour s'impatiente :- l'or, les émeraudes, les rubis nous attendent. Il pousse pour qu'on continue notre recherche sans que tu nous repères. Quelle errance de non-dupes !

Noir, le flux du fleuve qu'on longe. Vautour étouffe des ricanements, indique un trou qui débouche sur un gouffre plus infernal. Ce lieu est pavé de bonnes intentions et l'esprit de Vautour de mauvaises, je l'envoie au diable. Des reflets brillent au fond d'un gouffre, il les prend pour argent comptant, se penche, je frappe son dos. (Fort). Comme une pierre il tombe, je n'entends pas son cri. Ni le bruit de son crash, pas même un soupir final. C'est malin dans le fond qu'il meurt ici, son âme n'errera pas, vu qu'ici c'est bien sa place. Du gouffre, encore luminescent, un ectoplasme s'élève, frémit, flotte vers les ressuscités. Ceux qui t'entourent et discutent avec toi.



musique composition originale Michel Gaspérin, tous droits réservés.

François Bon Tiers Livre et Jérôme Denis Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants : Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Beau programme qui a démarré le 3 juillet 2009 entre les deux sites, ainsi qu’entre Fenêtres / open space d’Anne Savelli et Liminaire de Pierre Ménard.

Si vous êtes tentés par l’aventure, faîtes le savoir sur le mur du groupe Facebook des vases communicants, que chacun puisse relayer les autres...

Aujourd'hui, je reçois le texte ci-dessus rédigé par Camille Philibert Rossignol. Mon texte en échange sur camillephi.blogspot.com

Les autres vases communicants d'octobre :

Naomi Fontaine et François Bon
Martine Sonnet
et Cécile Potier
Guillaume Vissac
et Benoît Vincent
Anne Savelli et Christopher Sélac
Danielle Masson et Justine Neubach
Jeanne et G@rp
Elise et Ana Nb
Flo H et Franck Queyraud
Céline Renoux et Christophe Grossi
Dominique Hassemann
et Piero Cohen-Hadria
Pierre Ménard
et Jacques Bon
Radio Marelle et Starsky
Candice Nguyen et Daniel Bourrion
Juliette Mezenc et Nicolas Bleusher
Isabelle Pariente-Butterlin et Laurent Margantin
Mahigan Lepage
et François Bonneau
l'autre je et G Balland
Christine Jeanney et Maryse Hache
Frédérique Martin et Francesco Pittau
Christine Zottele et Xavier Fisselier
Marie-Anne Paveau
et Jérôme Denis de Scriptopolis
Marlene Teyssedou Tissot
et Vincent
Christine Leininger
et Anne-Charlotte
Mu LM et Perrine Le Querrec
Pierre Chantelois et Brigitte Célérier


.

  • 7.10.11

Sens dessus-dessous


Sur des cordes au soleil, sur des branches trop hautes ou près des radiateurs, à la vue, à la première vue de celui qui découvre, qui entrevoit inédites ces lingeries intimes, ces lignes en décoration de dessous chics. L’imagination part en vrille, d’un coup, dans la gêne des autres, de maman qu’on n’a jamais vue ainsi sous-vêtue. Et les amis autour qui ne peuvent se contenir de pouffer, un rire écrasé sur le corps qui accueille ces effets, petite culotte et soutien-gorge qui font rougir. Sens dessus-dessous. Comment ne pas voir sous-tendus des seins enrobés sous les bonnets, des mamelles nourricières qui soudain par la dentelle deviennent appareils sexués et comment ne pas lier leur rondeur maternelle où se lovaient jadis nos joues de bébé aux poitrines à peine saillantes de nos jeunes copines. Oui, en rire, de peur de trop en découvrir, trop tôt le corps pour en débusquer les essences, vaut mieux s’en amuser, les tirer en décroché pour, innocents garnements, jouer au lance-pierres. Sera bien temps de connaître les premiers émois les yeux rêveurs sur l’immaculé des déshabillées.
illustrations : Koomi Kim

  • 6.10.11

Mon Gégé

Mon GégéRevenir ? Vous me demandez si je veux qu’il revienne, l’autre là ? C’est ça ? J’ai bien compris ? Mais vous vous foutez de ma gueule ou quoi ? Vous voulez que je vire jobarde ou bien ? Qu’il reste où il est ce malotru, serai capable de le renvoyer à coup de tatane moi, j’vous le dis comme j’le pense ! Et puis des années qu’il est parti, alors pourquoi donc qu’il reviendrait aujourd’hui, hein, j’vous le demande ?

Ah vous ne savez pas, vous non plus, voyez, aucune raison qu’il revienne. Va-t-en savoir où il est rendu aujourd’hui, dans un sale état en tout cas qu’il doit être ; pour sûr, ce doit pas être beau à voir, déjà qu’il avait une gueule qu’on avait pas envie de faire revenir en court-bouillon alors pensez, aujourd’hui, vingt ans après, doit être buriné de partout, mon Gégé.

Non, laissez-moi tranquille. Gégé c’est plus Gégé maintenant. C’est foutu, râpé, il a laissé passer le coche, comme on dit. M’a ratatiné le palpitant cette andouille, vous savez, avec sa donzelle là, de trente ans son aîné qu’il était. Pensez ! Elle a dû s’enfuir depuis des lustres, qu’est-ce qu’elle allait foutre avec un baltringue pareil ? Pschitt, ça a dû faire pschitt dés la première occase cette histoire. Ni une, ni deux, ni vu, ni connu j’t’embrouille, elle a dû me le retourner façon blinis le Gégé. Non, non, veux plus le voir, veux plus en attendre parler de cui-là.

Sinon, pourquoi vous êtes là, vous ? Vous avez des nouvelles de mon Gégé, il est pas mort au moins ?

illustration : Mario Giacomelli

  • 5.10.11

L’animal – par Kwetchou

J'entendis le crissement des pneus du camion de cette ordure de Ben. Je reconnus incontinent ce visage aux traits tirés et ce teint de drap de lin jauni par le temps.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je n'avais pas oublié.

Il descendit de son bahut avec l’allure de celui qui a toujours raison inscrite au plus profond de sa folie. Je le vis marcher droit comme un « i », la droiture même, tenu par ce corset de haine dont il serrait les liens un peu plus chaque jour.

Il boitait encore un peu, un peu moins. Sans doute la seule amputation dont il semblait pouvoir guérir, un peu.

Pour le reste il n'avait pas bougé, pas changé d'un poil, l'animal !

Même loin à l'abri, sous un porche, les effluves bestiales de son véhicule et de son corps imprégné arrivaient jusqu'à moi.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je n'avais pas oublié.

Ses mains gigantesques et musclées, démesurées pour cet être grand certes mais si mince, ces mains rougies par le labeur, la guerre et le sang poussèrent la porte de son fief.

Il entra fier dans ce troquet où tout le monde à coup sûr irait le saluer, non par politesse mais pour obtenir qu’il paye sa tournée.

Je l'imaginais accoudé au bar avec ce sourire enfantin qu'il se colle au bec, et après quelques verres, je voyais exploser ses éclats de rire et ses blagues de potaches. Couronné roi de l'assemblée pour sa verve et ses histoires fantasques, encouragé par l'alcool et son public admiratif et imbibé, ses yeux et son visage se rempliraient d'un bonheur utopique et éphémère.image

Et puis je repensais au reste, à l'envers du décor.

Je restais assise sous le porche, encore submergée par ces cauchemars exhumés, de façon si soudaine et incongrue.

Je n'étais qu'une enfant alors.
J'étais une femme maintenant.

Je repris un souffle d'air frais et avant de tourner les talons et de continuer mon chemin, je déposais ce gros sac de souvenirs nauséabonds près de ce fourgon qui irait finir sa journée à l'abattoir.

Il ne m'avait pas vu, pas reconnu. Moi je pouvais enfin oublier.

Texte envoyé et rédigé par Kwetchou, contact amie sur facebook.

.

  • 5.10.11

Mère

MèreLes mains serrées contre son corps, elle attend. Elle est mère et attend. Quoi ? Qu’il revienne, qu’il soit à l’heure, qu’il soit heureux. Elle attend et plus elle attend, plus elle s’angoisse, plus son corps s’agite et plus elle essaye de le bloquer, de maîtriser ses soubresauts de l’intérieur, de cadenasser cette angoisse naissante. Il est arrivé quelque chose, quelque chose qui l’empêche de rentrer, car il devrait être rentré à cette heure-ci, ce n’est pas normal qu’il ne soit pas rentré, et cette danse des boyaux continue, elle la maintient dans l’état, ne desserre pas les dents, fait parcourir son corps de sombre litanie, sa tête gorgée de toutes les horreurs possibles, tout est imaginé, un accident, il est blessé, il est mort et personne pour prévenir, et la culpabilisation s’enfonce dans les doigts qui se contractent, dans la gorge qui se noue. C’est sa faute, son entière faute, et la responsabilité sienne se serre dans les yeux, se pleure dans le dedans. Elle souffre de, elle souffre dans, elle souffre de ne pas pouvoir faire, de ne pas pouvoir agir, aller vers, rescousse, mère, jupe, protection, filiation, aliénation. Et finalement tombé du jour, il rentrera le sourire ingénu.

illustration : David Godblatt

  • 4.10.11

Les éléments

Les éléments Une nuit comme camouflée. Il se réveille chaud du bas ventre entre un radiateur tiède et un canapé en nubuck marron glacé. Les oreilles en bourdons et l’haleine d’un hareng saur, il regarde tourner en sifflement métronome les lames poussiéreuses d’un ventilateur accroché au plafond. La nuit est passée sans lui, sans qu’il sache ce qu’elle a fait de lui. Une nuit comme escamotée de sa mémoire. Il tente de se redresser sur ses jambes qu’il a tordues sur les accoudoirs du canapé, il ripe en s’appuyant sur le radiateur, frappe sa gueule de bois sur les rondins en fonte et s’ouvre le menton qui pisse aussi sec un sang verni sur les gros coussins en nubuck.

Il laisse échapper un renfrognement en assorti de consonnes lourdes, quelque chose de l’ordre du cri primal en moins sauvage, puis empoigne fermement le dossier du canapé décidé à comprendre quel désordre l’a emmené ici, dans cet appartement qu’il découvre sordide et dans lequel, semble-t-il, les éléments ont choisi d’être belliqueux. Péniblement relevé sur ses jambes, il chancelle un instant et tout en éructant un souffle d’alcool la main devant la bouche, il se barbouille le visage du sang giclé de son menton. Il se retourne la tête en portefeuille, crispé par une force centrifuge qui semble le coller au parquet et découvre flanqué au mur un miroir biseauté et buriné d’éclat noir dans lequel il aperçoit son image écornée, joues purpurines pour une face grêlée d’acné.

Un autre cri, plus rauque et plus profond, un cri d’effroi mélangé à de la répulsion résonne, tape les murs, rebondit dans le moelleux des coussins et finit sa course en boomerang dans ses oreilles activant une pression insoutenable sur ses tempes. Il recule d’un pas et en levant les bras en incantation à je-ne-sais quel dieu des débauchés, les pales du ventilateur lui sectionnent le bout des doigts et diluent des bouts d’ongles et de chair aux quatre coins de la pièce. Il s’écroule à nouveau entre le radiateur et le canapé et s’évanouit. Une porte s’ouvre à l’autre bout de l’appartement, une lumière douce glisse sur le parquet maculé de sang, le thermostat se déclenche et le ventilateur s’arrête. Par la fenêtre, le jour se lève.

illustration : Loftboutik

  • 3.10.11

L'oiseau de jour

Oiseau de jour, il errait de rue en rue, à la lumière, toujours la lumière, il déployait tout son beau, le nez comme un bec pointé sur les gens mineurs, les gens d’en bas qu’il croisait, les petits qui voulaient voir les grands. Déshabillé, envié, jalousé par un parterre d’admirateurs, il fallait qu’il soit vu, au milieu de, parmi le monde médiocre pour que sa majestueuse prestance soit mise en valeur. Il arpentait les grands boulevards, les quartiers chics, les huppés comme il disait, je ne vais que dans les lieux où je peux être vu, apprécié, où je peux montrer mon rang, voyez. Et son rang il était haut, aussi haut que lui, aussi grand que ses presque deux mètres, aussi large que ses épaules, envergure d’aigle bâtisseur, charpente de bucheron montée sur une allure de dandy. Et il roulait des mécaniques, s’installait aux terrasses fleuries, sur une chaise où il pouvait étendre ses jambes sur la rue, ses longues jambes chaussées de mocassins chics cirés par la lumière du jour et sous ses lunettes noires, tirant sa mèche gominé sur chaque œillade appuyée, il regardait les passants, raillait les têtes, moquait les allures. Voyez, il disait, ils viennent admirer les gens comme moi, ils viennent toucher ce qu’ils n’ont pas, ils n’ont rien à faire ici, ils n’y travaillent pas, ils n’y consomment pas, les lieux sont trop chers pour eux, et pourtant, ils sont là, ils sont là pour moi, pour bavasser sur ma réussite, pour rêver à ce qu’ils n’auront jamais, les gueux. Il disait, il disait beaucoup, l’oiseau de jour, il paradait, roucoulait, jacassait trop et tout le monde dans la ville le savait : il était vraiment le roi des cons.

  • 1.10.11