Les doryphores

Dès l’été tombé comme un drapeau au top départ d’un grand prix, il se mettait à gueuler au bord de la route, mâchouillant l’ambiance le soleil entre les dents. A l’affût des autos en lent convoi serpentin, chaque étranger détecté à sa plaque minéralogique était habillé pour les vacances : l’hollandais blond buriné de tâches de rousseur à la voiture gavée de marmots en transe, l’allemand aux tongs chaussettes bien climatisé dans sa Mercedes, le bon français mais du Nord à la face d’aspirine qui deviendra vite écrevisse et bien sûr le suisse qui, fidèle au cliché, ralentissait tout le monde avec son allure de suisse. 

Des sauvages, tous des doryphores, qu’il criait au nez des touristes vitres ouvertes. Parasites, filez de là !

La nationale 112 traversait le village et ne désemplissait pas de ses longs embouteillages d’étrangers venus gober le soleil du Midi. Et ça, c’était insupportable. Deux mois durant, ils bouffaient le vert de ses terres, installés dans des campings dénaturés par leurs tipis à deux balles ou leurs caravanes de carnaval. Ils envahissaient les berges de sa rivière, badigeonnés de crèmes comme des côtes de porc à la moutarde. Et ça, le vieux, ça le mettait en colère ! Alors, il le disait, haut et fort, comme s’il avait le pouvoir de les faire retourner chez eux. 

Chaque année, il était sur le pont qui enjambait la rivière, se plantant là en défenseur du territoire et de sa tranquillité : de la sieste à l’ombre des figuiers avec pour seule mélodie le ruissèlement de l’eau, de la pêche à la truite sans baigneurs gras autour de lui, du pastis à la terrasse du café avec olives vertes et cigales. 
Alors jusqu’à ce que le flot d’arrivants se tarisse, il jappait, cabot hargneux aux pots d’échappements étrangers. Sur la route, à la fumée des diesels et de sa gitane maïs toujours piquée aux lèvres, il haranguait les langues gutturales qui lui cassaient les esgourdes et fustigeait l’envahisseur l’affublant de références des plus douteuses.

Allez au diable, wisigoths et ostrogoths ! hurlait-il. Foutez-moi le camp, les boches ! Vous me bouffez mon air, sales doryphores !

Et au mitan de l’été, fatigué de gueuler et harassé par la chaleur, il disparaissait du pont, laissant la route à son ronronnement. Il se fondait dans la campagne dans quelque endroit que lui seul connaissait, bien à l’abri des doryphores.

  • 14.7.13

Le chicot

Il frôlait les murs le sourire en embuscade. Toujours dans sa bulle à essuyer le trottoir de sa marche rabougrie : des petits pas chassés de sandalettes qui laissaient apparaître des orteils aux ongles noirs et aux encoignures grasses de sueur. Ses yeux ronds et noirs éclatés de gros sillons rouges affolaient le passant qui voyait en lui un monstre défait du monde, un clochard trop jeune pour en être mais qui portait en lui tous les apparats du genre. 

Il le savait. Son air douteux, son allure venue d’un ailleurs que personne ne connaissait et sa puanteur bien de ce monde - un mélange de viande avariée et de poisson crevé au soleil -excitaient les curiosités comme les répulsions. Il le savait. 

« Le chicot », c’est par ce surnom que le quartier l’avait baptisé. En cause : sa bouche édentée où demeurait seule à saliver une incisive déguenillée de tout email. Plantée là comme sur un sol martien, elle ressortait en étendard de son sourire gingival permanent. Car sourire de cesse était sa seule arme face aux œillades perfides et aux fréquents quolibets qui éclataient sur son chemin. 

« Hey, le chicot tu pues ! », « Le chicot, dégage et va te laver ! » ou pour les plus effrontés : « Oh le chicot, viens par ici, tu me serviras de tue-mouches ! ». Chaque diatribe le faisait reculer d’un pas, s’adosser au premier mur venu les bras écartés et les mains plaquées paumes ouvertes tel un crucifié prêt à être exécuté. Mais jamais le chicot noir ne disparaissait de sa grande bouche rouge sang. Dans une béatitude doucereuse, le sourire allumait son visage d’une intelligence insoupçonnée. Comme s’il acceptait les insultes mais ne pouvait rien en dire, comme si les attaques atteignaient son corps mais pas sa tête. Il restait figé au mur le temps qu’il fallait, le temps que ses assaillants se taisent et poursuivent leur route puis, à son tour, il reprenait sa marche trainant sandalettes et sourire en bandoulière. 
  • 7.7.13

J'ai

J’ai. Moi. J’ai. Dans la bouche ce jet, cet entrefilet à siffler. J’ai. Dans l’intention, dans l’expression ce qui est moi. Moi et ma colère douce, ma colère et moi brute. La rue en exutoire.

J’ai. Moi. J’ai. Comme le joueur de rugby qui avertit l’équipe qu’il va attraper la balle en train de tomber. J’ai ! J’ai ! Dans un grand cri, un grand saut. Le regard, la trajectoire. Le joueur sait. Je sais aussi. J’ai. Je vais la choper. Elle est à moi. La balle qui tombe. La vie qui chute.

J’ai. Moi. J’ai. Cette vista. La vista de la vie ici-bas. J’ai sur la bouche ce « J’ai ». Toujours. Ce petit pincement de lèvres, yeux plissés et nez furet. J’ai. Suis prête à pester de tout, même à crier des mots doux. J’ai. De l’amour plein les joues qui ne demande qu’à gronder la rue et mettre le monde à genoux.

J’ai. Moi. J’ai. Le savoir de chez moi. Ce qui est bien, ce qui est mal. J’ai toujours un « putain » pour finir mes phrases. L’injure aimable et le cœur fragile. J’ai. Le passant comme ami, a priori. Mais méfie ! Le poing sur les hanches, l’oeil qui cause et la répartie avertie. J’ai. Ma rue et le verbe haut. J’ai. Mon ici béant.

J’ai. Moi. J’ai. Là, là au creux de mon corps, la grâce des mordus. C’est moi qui ai, qui suis, qui sais et c’est moi qui aime. Point.


Illustration : Julien Boutonnier 


Texte initialement publié lors des vases communicants de juin 2013 sur le blog de Julien Boutonnier, peut(-)être
  • 6.7.13