La femme au balcon VI

« Je réfléchis et quand tu préciseras ce que tu veux, tu me diras ! » 
Ce sont ses mots avant de refermer la fenêtre sur le nez de son fils et de s’assoir sur la caisse en bois. Deux clics rapprochés : le frottement des pierres du briquet s’échappe comme le pépiement nerveux d’un oiseau. Puis c’est la première bouffée de cigarette qui délivre.
Elle a posé son cahier sur les genoux et lit en tournant rapidement les pages. Elle est sortie sans plaid cette fois-ci mais avec un gros pull fuchsia qui fait mal aux yeux.
Je suis hypnotisé par son scintillant, lumière froide et flashs roses mélangés. Les couleurs forment un halo autour du balcon. La fumée s’en échappe, dégouline dans la rue pour arriver jusqu’à ma fenêtre. Elle lit et fume, fume et lit. Elle fulmine. J’imagine ses yeux se révulser. Elle s’énerve contre son fils qui gratte à la fenêtre. Qui arrive à l’ouvrir et pleure et crie et pleure et crie. Excédée, elle écrase sa cigarette fumée à moitié, se lève, rentre et claque la fenêtre. Les pleurs s’éloignent. Un bruit sec, ce n’est pas un baiser. Et le silence encore un peu rose dans la rue.
  • 30.1.22

La femme au balcon V

Elle n’a pas compris ma demande. La gestionnaire de l’agence immobilière m’a enfin répondu. Elle n’a pas compris ma demande. J’avais pourtant été clair dans l’énoncé du problème mais comme je m’en doutais, elle n’a pas pris ma requête au sérieux.
Elle ne peut rien faire. La femme au balcon a le droit d’être sur son balcon. Elle ne peut rien faire. Bien sûr qu’elle a le droit mais pas tout le temps !
Enfin, à mon avis, la gestionnaire a également un appartement pourvu d’un balcon avec un vis-à-vis sur un autre balcon. Elle, aussi, est une femme au balcon. Je me demande même si je ne suis pas en train de découvrir un vaste mouvement néo-féministe de balcon. Organisation qui utilise les balcons comme lieux de revendications contre le patriarcat et mène depuis leurs hautes positions, un combat aussi féroce que psychologique envers tous les hommes installés dans les appartements d’en face. Je ne vois que cette explication à cette réponse laconique et méprisante. Elle a même osé écrire que j’étais de mauvaise foi. Que j’avais bien vu lors de la visite des lieux que l’appartement donnait sur un immeuble avec des fenêtres et des balcons. Elle me prend pour un idiot. Oui, je l’ai vu mais il n’était pas question que se tienne au balcon juste en face de ma fenêtre un sitting quasi permanent d’une des plus assidues militantes de son mouvement !
Je vais saisir le syndic et demander un avancement de l’assemblée générale. Il faut que le monde sache.
  • 29.1.22

L'homme de peu XIX

XIX

Il y aura la balafre du manque,
les affres du passé agrippés
comme une tique à la peau
de l’adolescent éternel,

celui qui regarde l’homme,
arpenteur de la mémoire,
buriner sans cesse le présent
comme un marteau-piqueur.

Il y aura l’écran où flottent
les répliques d’un vieux film,
d’un western avec John Wayne
qui arrache aux vils indiens

leur dernière dignité d’homme,
cette virilité dans tes yeux
de cow-boy de pacotille,
un verre de whisky et un colt.

Il y aura la femme de peu,
une amnésie encore en vie,
ses plaintes étouffées
sur le chemin des années,

aujourd’hui soulagée du poids
de ton ombre sur son dos,
ici bas pour effacer ta trace
de ce qu’elle a enduré

jusqu’au bout du film.
  • 29.1.22

La femme au balcon IV

11h10. Elle sort sur le balcon pour la troisième fois, aujourd’hui. Particularité : elle n’a pas son téléphone sur lequel elle aime glisser ses doigts. Elle a pris un cahier, un stylo et elle écrit. Constance : elle fume de l’autre main.
Son plaid blanc posé sur ses épaules vire au gris et fait des peluches. Elle en a deux ou trois dans les cheveux qu’elle a ramassés dans un petit chignon. L’air est frais, juste assez pour augmenter le petit nuage de fumée qui sort de sa bouche. Il reste un temps au-dessus de sa tête comme pour exprimer ses soucis qui fulminent à l’intérieur. 
Qu’est-ce qu’elle écrit sur son cahier ? Pourquoi reste-t-elle sur le balcon alors qu’elle a désormais fini de fumer ? Pourquoi la gestionnaire de l’agence immobilière n’a pas encore répondu à mon mail ?
  • 28.1.22

La femme au balcon III

Je ne l’ai pas encore vue aujourd’hui. Il est neuf heures. Elle ne devrait pas tarder. Son premier passage est aux environs de neuf heures trente. La première cigarette. De toute façon, je la sens. Pas la cigarette, mais sa présence. 
La femme bien qu’au balcon d’en face est proche de ma fenêtre. Seule la rue, étroite, nous sépare si bien que j’ai l’impression qu’elle apparaît dans mon salon. Je la ressens, je tourne la tête vers la fenêtre et elle est là. Comme un fantôme familier soufflant dans le petit matin sa buée de nicotine sur mes carreaux. 
Il m’arrive même de la ressentir avant qu’elle n’arrive. Je me dis : « Tiens, elle va sortir. » et immanquablement, elle sort. C’est tout de même gênant d’avoir un fantôme aussi obsédant chez soi. Je me demande s’il est encore temps d’en avertir la gestionnaire de l’agence immobilière. Il faudrait que je l’appelle ou lui adresse un mail avant qu’il ne soit trop tard.
  • 27.1.22

L'homme de peu XVIII

XVIII
 
Mais rien ne dira le présent,
l’odeur du bois, des feuilles,
l’attente dans la clairière
autour d’un feu sans âme,

des pierres dans la gorge
et l’absence comme tombe
pour des lendemains à enterrer
à grands coups de pelle.

Personne pour soigner
la peine qui surgit
du papier peint jauni
et de ses fleurs oranges.

Seul un coup de canif
saignant la mémoire
pourra décoller du mur
toutes nos aspérités.
 
Passer à la chaux vive
les moments perdus,
partir avec les résidus
de colle qu’on traîne

entre les oreilles,
entre les valvules
d’un cœur qui étouffe
et te rattraper au plus près

pour toucher le peu de vivre.
  • 26.1.22

La femme au balcon II

La femme au balcon doit avoir entre trente et quarante ans. Ou alors les deux. Parfois trente, parfois quarante. Elle semble même plus âgée, certains jours. Enfin, je n’en sais rien. Je ne la vois que de profil, toujours le même, le profil droit. Car le balcon est exiguë et qu’elle peut difficilement se placer autrement que de profil. Pourquoi le droit ? Parce qu’elle a agencé le balconnet avec une caisse en bois pour s’assoir. Et que cette caisse est placé du côté droit du balcon et qu’un arbuste défraîchi trône sur le côté gauche. Voilà. 
Entre trente et quarante ans, c’est une fourchette large. Il me faudrait la resserrer. C’est difficile de cerner l’âge de quelqu’un que l’on ne voit jamais de face.
Aujourd’hui, pour la première fois, j’ai entendu sa voix. Une voix grave avec un accent qui n’est pas d’ici. Je veux dire avec un timbre et un phrasé qui n’appuient pas sur la fin des mots. On dit : un accent pointu. Une voix plutôt rocailleuse et forte notamment lorsque, depuis le balcon, entre deux bouffées de cigarette, elle entrouvre sa fenêtre pour crier sur ses enfants.
Cela ne m’a pas aidé pour affiner la tranche d’âge. 
La femme au balcon fume et n’a donc pas d’âge certain. Vit avec deux enfants les semaines paires et sans enfant avec un homme les semaines impaires. Je le sais car ces semaines-là, ils sont deux à fumer sur le balcon. J’aurais dû le mentionner sur l’état des lieux.
  • 25.1.22

L'homme de peu XVII

XVII

Un oiseau sortira de son arbre,
un pépiement pour l’oracle.
Ce jour-là réécouter l’absence
dans le bruissement des feuilles,

voir dans le ciel des hirondelles
la part d’amour qui vole jusqu’à nous
comme autant de virgules
pour reprendre souffle.

Entre les mots étouffés
et les vides abyssaux,
sentir que le peu nous manque,
que la langue nous manque

pour dire la détresse
des jours sans lumière
sous la lampe d’écriture
à compter les années de deuil.

Jusqu’au plus haut des vertiges
où nous regarde la pente abrupte,
réduire l’espace entre nous
et soigner la mémoire infirme,

regarder le gouffre sans ciller,
saigner nos veines pour lever
toute parole dans le chaos
des chairs battues de peine,

soulever et trembler encore.
  • 23.1.22

La femme au balcon I

Je vis dans un appartement avec vue sur une femme au balcon.
Ce n’est pas mentionné dans le bail mais la femme au balcon a été livrée avec les clés. Je ne l’ai pourtant pas inscrite dans l’état des lieux. J’aurais pu : présence d’une femme au balcon d’en face. Comme on stipule habituellement en bas de page, les petits inconvénients ou défauts d’un logement : carreau cassé dans la cuisine, radiateur qui goutte ou crépi écaillé dans le coin de la chambre. Je ne l’ai pas fait. Pourtant, elle était bien là dès le premier jour et désormais plusieurs fois par jour. À environ une heure d’intervalle, elle sort sur son balcon pour fumer et quel que soit le temps qu’il fait. Quatre à cinq minutes où elle tire nerveusement sur sa cigarette en regardant droit dans le vide de la rue ou fixée sur son téléphone à balayer quelque réseau social à haute capacité d’absorption.
J’aurais dû la mentionner dans l’état des lieux car dans ces moments-là, les lieux ne sont pas dans le même état.
  • 22.1.22

L'homme de peu XVI

XVI

On attend les anniversaires
qui font la pluie sur nos joues
et revenir la tendresse oubliée
dans des sables mouvants.

On cherche tes pas dans les allées,
ébranlés par l’atavisme,
ton corps brisé dans le miroir
que ton œil suit dans le noir.

Sous les débris de verre,
nos cœurs harnachés au vide,
on croit aux fantômes
quand la tempête se lève.

On est effarés d’être,
des descendants de peu,
penchés sur ton visage
à compter les coups des années.

On oublie les silences
dans les volutes de cendres,
dans le bruit on s’agenouille
devant le granit scintillant.

Face à l’homme de terre fragile,
aux traits oubliés de l’aïeul,
à la voix qui s’évanouit
dans nos souvenirs de brume,

on fait suivre nos vies.
  • 18.1.22

L'homme de peu XV

XV

Depuis toi, le vent a soulevé
tellement de poussières.
La mémoire a formé des strates,
de la suie sur les yeux du monde.

Un fatras de discours aveugles
saute dans une mémoire sépia
comme autant de cailloux
lancés sur un lac de tendresse.

En attente du ricochet heureux,
l'exégèse de l’homme de peu
est muré dans le silence,
plus rien ne bouge sous les mots.

Ils habitent l’odeur de naphtaline
au creux d’une armoire close,
paroles piégées entre les piles
de draps vieux et paresseux.

L’histoire s’enferme
dans un large linceul de peur.
Personne n’a la clé pour ouvrir,
et aérer ce souvenir de neige,

lui redonner corps et chaleur
hors de sa forteresse de vide
mais toujours le bois craque,
toujours une poussière se lève

sur l’irrépressible besoin de comprendre.
  • 16.1.22

L'homme de peu XIV

XIV

Alors que tous les matins
se lève un brouillard blasé,
que dans ma chair une forêt
couvre la peur de ses ramées,

c’est au bruit de tes godillots
crottés de boue et d’ennui,
qu’une rumeur animale réveille
le souvenir de lourds regrets,

comme le sanglier creuse
la fange à la recherche de l’aube,
toujours aux frontières
de la terre et des ténèbres

à secouer l’absence cynique
séparant ton corps des mots.
Pourtant elle est encore là
ton ombre douce qui joue

au bord du jour, à guetter
dans le vent quelques mots
pour crever le silence
de ta présence brutale.

Depuis des lunes à te rouler
dans les mares de pluie,
chaque lumière est un espoir
à prolonger comme un rêve blessé

pour un peu de paix dans ton auge.
  • 14.1.22

L'homme de peu XIII

XIII

Existe-t-il une méthode
pour faire parler le silence ?
Peut-on ravoir les tâches
laissées sur les non-dits ?

Réaffuter les paroles belles
oubliées au fonds du puits ?
Redire à la montagne haute
les larmes sur les cailloux ?

Peut-on libérer les mots,
oubliés sous les feuillages ?
Les verser en torrents
pour fêter une rivière nouvelle ?

À ces questions foulées,
s’asseoir et penser à toi,
à ce que tu aurais fait
face à ces ressassements :

une dérobade sûrement,
un pied de nez au vent
tout en battant des bras 
pour exprimer la bêtise,

les mains levées au ciel
mimant la prière à un dieu
auquel tu ne croyais pas,
pour échapper à ce qui rendait

ta vie trop nue.
  • 12.1.22

L'homme de peu XII

XII

Mais quel visage donner
à cette présence sauvage
sans tomber dans la facilité
de faire de toi un miroir.

Si le courage avait compris,
il aurait créé un courant,
large fleuve où ton âme
aurait trouvé la paix

sans heurt, sans domination,
un modèle du peu,
à égale tension des autres
dans l’échange et la symétrie.

Mais la fatigue l’a asséchée
faisant de ta fuite une faiblesse.
Homme de honte rongé
par un déficit d’éloquence,

perdu sous l’ombre
des phraseurs ostentatoires,
ramené sans cesse à ta condition,
ton image demeure floue

sous des tonnes de boue,
aucun reflet possible
tant que le regret sévit
dans la frustration sourde

de ne saisir que des contours.
  • 10.1.22

L'homme de peu XI

XI

Tu remontes du gouffre
à l’aide de bribes d’instants,
nœuds fixés sur la corde
comme autant de boucles

à démêler pour raconter
l’histoire d’une existence
masquée par la pudeur.
Il faut libérer ton langage,

celui qui fut mal logé 
dans ta bouche atrophiée, 
rompue à la mécanique 
des mots automatiques. 

Faire lac des petites mares
au creux de ton ventre,
toucher le fond de ta pensée
restée sans langue pour dire,

empêchée par la tâche
d’être toujours cet homme
à qui l’on ne réclamait
que force et courage.

User la corde pour savoir
où se cache l’interdit originel,
la cause liminaire de la misère,
le premier collet qui t’a étranglé

te laissant à jamais la gorge serrée.
  • 8.1.22

L'homme de peu X

X

Tu es né sur des terres pauvres
au bord de pentes escarpées,
un précipice sous tes pieds,
ton corps dans l’équilibre,

le regard au loin sur les plaines
comme un paradis impossible.
Tu as vécu dans cet espace ténu
entre la chute et l’envolée,

l’impotence et l’éclat,
le corps secoué de mélancolie,
l'épuisement pendu aux lèvres
sans y céder complètement.

La lutte était ton chemin
sans penser l’abîme et le vertige.
À marcher sans passion
dans le creux des fièvres,

tel un automate sur des rails,
tu as tracé un réseau
de lignes faibles sans angles
où mesurer la mémoire.

Reste la carte des pas
sur la falaise de l’homme de peu
à qui tendre une corde
pour sauver le souvenir

de l’éboulis des rêves.
  • 6.1.22

L'homme de peu IX

IX

De cette vie tu auras consommé
l’ivresse sous des soleils brûlants,
ta peau, palimpseste ouvert
aux mains de la montagne,

seule à déchiffrer les ratures,
l’oscillation de tes errances
sur une terre de silence partagé.
On y lit tous les mots

que tu n’auras jamais dits,
la carte de ton chemin
dans le brouillard des vallées,
le parcours de ton âme

leurrée par la gaieté du vin
et ses vapeurs lourdes.
Une absence creusée dans la peau
qui toujours parle au souvenir,

dans le gloussement de l’eau
au sortir des sources claires,
dans les branches de chênes
quand le vent imite ton souffle,

sous les poutres des caves
où claque le flacon de vin
au saut du bouchon de liège,
une complainte profonde

dont la nature toujours se gorge.
  • 4.1.22

L'homme de peu VIII

VIII 

Près de vieilles braises,
dans les histoires séculaires
que s’échangent les arbres,
tu deviens une réminiscence.

On te rencontre dans les passages, 
dans l’ombre tu es l’éclair entre le ciel 
qui borde les chemins de vignes  
et le mouvement des récoltes. 

Dans des caves mortes de moisi, 
vieux bourru perdu dans son bleu,
tu croises le fer avec des fûts remplis
de vin comme ta vie à sang.

Ça sent l’alcool, le pif de l’oubli, 
on se souvient de toi exsangue, 
de ces jours trop pleins amassant 
une lie de fièvre sous les paupières, 
 
hagard dans les travées noires
où se pressent les dérives,
la conscience prisonnière
du fruit et de la vis sans fin.

Le bois des tonneaux gonfle l’esprit,
la fatigue reflue par vagues longues
à la faveur de plusieurs verres de rêve
qui deviennent vite goulot à la bouche

pour tenir la vie hors de toi.
  • 2.1.22