Nos chemins à vide

On revoit la fatigue
désorienter nos forces
sans savoir où vont

nos chemins à vide
nos manques à dire,
nos années de faire.

Midi sonne au clocher
de tous les villages,
comme tous les jours.

Lui ne se laisse pas abattre
par les allées et venues
géographiques de l’âme.
  • 26.10.19

Elle ne sort que le soir

Elle ne sort que le soir, habillée d’habits propres et parfumée de frais.
Elle sort traîner dans les troquets, pour diluer sa peine dans des pintes de bière.
Elle a la peau brune, tannée par le soleil et son visage n’affiche aucun âge. On y devine cependant des années troubles que l’alcool brouille encore un peu plus. Elle laisse leur poids retomber dans des bajoues gonflées, des yeux rouge sang et une parole confuse.
Elle parle seule ou à des gens qu’elle attrape au comptoir pour donner à sa voix une paire d’oreilles vierges.
Elle cause sans discernement des uns et des autres et ses vilains mots tirent sur les fines craquelures qu’elle porte à la commissure des lèvres comme le témoin de l’usure du temps.
Quand elle parle, ce n’est que bredouillement et au bout de ses phrases, elle jette un mot plus haut qui fait tressaillir le comptoir, une injure grasse et pleine d’un ressentiment factice.
L’insulte est le point final à sa sentence au-delà de laquelle il n’y a plus rien à dire. Alors elle tourne un instant sur son tabouret cherchant sa prochaine victime, son prochain fantôme puis elle recommence en affûtant sa diatribe.
Les borborygmes s’enchaînent, on comprend parfois un prénom, un nom, un sobriquet. Mais on ne sait pas qui sont ces personnes, ni ce qu’elle leur reproche. Elle en a contre la terre entière qui la porte malgré elle. Parfois dans un élan de lucidité, elle décoche un sourire comme si elle se moquait d’elle-même et des propos injurieux qu’elle profère. Sa bouche semble se craqueler, ses lèvres entrouvertes creusent des sillons si profonds qu’un instant on croit la perdre ; on redoute de voir son visage se démolir comme une tour de Lego, qu’elle se dissolve dans l’alcool, qu’elle disparaisse au fond de son verre.

22/10/2016
  • 22.10.19

Pauvre matin

On fréquente le ciel
depuis tellement de temps,
depuis tellement d’espaces
dépliés à nos yeux ahuris
qu’on en vient à oublier
que souvent on le perd de vue,
comme aujourd’hui,
penchés que nous sommes
sur ce pauvre matin qui éternue.
  • 19.10.19

Fou rire

Parfois on est secoués
par des tremblements d’hier,

comme si on tombait
dans un fou rire d’enfant.

On se roulerait presque
par terre en se tapant le torse

mais rien n’advient de semblable,
le rire est loin, le fou n’est plus.
  • 17.10.19

Fabuleux silence

Ce matin, j’ai croisé
un fabuleux silence,
un peu revêche au départ,
ne voulant pas vraiment
se faire remarquer.

Il a très vite éclaté, plop
dans mon oreille saturée
des bruits de tous les jours,
me laissant tellement léger
que demain déjà en redemande.
  • 15.10.19

Il fait un jour à résister sans hâte

Il fait un jour à résister sans hâte.
Appréciant le déplacement de l’air, de soi et de l’autre lorsque ça file doux sur la peau. Marcher sans plus de prétention que de but. Errer nous manque tant on est sommé de toujours atteindre un lieu objectif partagé par le plus grand nombre comme étant le meilleur, toujours un pas de plus, toujours aller plus loin. Mais qui est ce « on » et pourquoi nous pousse-t-il ainsi ? Si bien, si mal qu’aujourd’hui passer le temps à ne rien faire d’autre que déambuler dans la rue ou dans sa tête tient de la résistance.
Il fait un jour à résister sans hâte.
  • 12.10.19

Trouver le fil de chaque mot

Trouver le fil de chaque mot,
y entrer ou en sortir avec des mailles
comme on raccommode des filets.

Le soir les laisser sécher sur le tapis
en cherchant comment combler les trous,
les manques et autres ratés du cœur.
  • 9.10.19

On ne va pas en faire un poème

On commencera par confondre le jour et la nuit, par s’étendre sur un drap comme si c’était une barque ou de l’herbe fraîchement coupée, ou encore une pensée légère qui laisse nos soucis sur le rivage.  
Puis on se dira que rien de tout ça ne vaut, qu’on ne va pas non plus en faire un poème, qu’il vaut mieux demander au vent de décider.
  • 5.10.19

Rue Carlencas vers midi trente

Rue Carlencas vers midi trente,
rien de bien neuf sur les trottoirs
sinon ce groupe de jeunes venus
déjeuner sur le pavé de pain,
de coca zéro ou de bière tiède
dont les canettes
finiront dans le caniveau
avec quelques mégots fumants.

Rue Carlencas vers midi trente,
tout suit son cours dans les rigoles,
un sourire se perd sur les lèvres
des jeunes filles à qui les garçons
roucoulent des vers saccadés
dans un flot de rap vite débité.

Rue Carlencas vers midi trente,
on pourrait traquer les délits
sous les arches des immeubles
où les plus tendres malheureux
fument en cachette de l’herbe
qu’ils ne verront jamais fleurir.

Rue Carlencas vers midi trente,
je passe ma vieillesse à la machine,
pique les sourires des jeunes filles,
prends une lampée des odeurs
diluées de bière et de fumée.
  • 3.10.19

La montre oignon

Il avait une montre. Pas une montre avec un bracelet, banale, avec son ornement en cuir ou en métal ; pas une montre ordinaire, pas de celles qu’on met au poignet tous les jours – comme tout le monde. Non, il avait une montre dans sa poche. Une montre qu’il nommait « montre oignon ».

Cet objet insolite agitait des questions stupides. Comment avait-on pu marier une montre et un oignon pour en faire un seul et même objet ? Était-ce une nouvelle variété de plante potagère ? Où la trouvait-on ? Chez l’horloger ou le primeur? Elle était en tout cas une primeur de son temps à laquelle je ne comprenais rien, une fraîcheur de la vie aujourd’hui disparue. L’objet – parce qu’il s’agissait bien d’un objet, je le voyais bien, même si le doute n’arrêtait pas de tourner ses aiguilles dans ma tête – faisait onduler les heures sur son cadran en oignon, à grands coups de tics et de tacs dérobés sous un bulbe de verre.

Bien entendu, en grandissant, j’ai compris ce qu’était une montre oignon, autrement appelée montre à gousset. Mais mon grand-père ne m’en a jamais rien dit, soutenant le mystère avec malice, allant même jusqu’à me faire croire que, dans son jardin, il cultivait des plants de montres oignons, qu’il en faisait des récoltes abondantes, de quoi assurer la pérennité de sa petite exploitation pour des générations et des générations – une descendance qui pouvait dès lors gaspiller oignons et temps comme bon lui semblait, pour des siècles et des siècles. Amen.
Et sur ce point, il avait raison Elle a traversé le temps, cette montre. Symbole à elle seule du patriarcat de mon aïeul. Logée dans son bleu de travail, suspendue à une chaînette en argent dépassant de sa ceinture, il prenait un malin plaisir à la sortir à toute occasion en la serrant entre ses doigts crochus. Goguenard, de l’autre main, il traçait sur ses joues une coulée de larmes chaudes en me souriant largement, comme si la pelure du temps le faisait pleurer malgré lui.

Bien plus tard, une fois que grand-père ne fut plus du monde des oignons comme de celui des hommes, je l’ai retrouvée dans l’armoire normande entre deux piles de gros draps brodés à ses initiales. Les aiguilles arrêtées indiquaient l’heure habituelle de sa sieste. Ce jour-là, j’ai senti que la montre-oignon m’irritait les yeux. Je l’ai saisie avec précaution avec le pouce et l’index. Je l’ai tournée, pile, face, ai épluché quelques souvenirs, cligné des paupières pour rafraîchir la brûlure, puis je l’ai reposée entre les draps avec un peu de mon eau pour qu’il en pousse d’autres.

27/09/2016
  • 2.10.19