Candide

Il y a cette jeune fille, candide et gracieuse
Son sourire dénué de malice, sa voix encore claire
Avec un aplomb de qui connaît la vie 
Les hommes, leurs magouilles et le charme que ça lui fait 
Vingt ans en ligne droite, sans ceinture ni bagage 
Finesse d’esprit, maîtrise des codes de l’époque
De celles ou ceux qu’on raille trop vite parfois 
Jeunesse brillante qui donne du plaisir à vivre
Quand on est né fin soixante du siècle passé 
Et que ça commence à boiter dans la carcasse 
Qu’on protège son élan sa candeur sa grâce 
On lui doit bien ça à cette génération déboussolée
  • 30.11.22

Le miroir des autres 2

La salle de bains est une scène de théâtre. Les voix sont humides et hésitantes. J’aimerais être le souffleur. Leur donner le texte. C’est le trou de mémoire dans le miroir. Le silence coule, parcourt les conduits, remonte le syphon. Des voix, enfin, sortent (du miroir, du lavabo ?), bredouillent une histoire que je ne comprends pas. La trame se perd dans des gargouillis comme dans un ventre.

Six heures, le lavabo avale tout. Le syphon se recouche. Mon reflet s’éclaircit au fur et à mesure que les autres retournent dans le miroir. J’ai froid. On a froid. La mémoire goutte du robinet, me laisse pensif. Le trivial me rattrape. Les gestes quotidiens sont des machinistes. Je fais couler l’eau de la douche pour qu’elle nous réchauffe. Le rideau tremble. On dirait qu’il pleut.
  • 30.11.22

10 minutes, Rue… toutes les rues du monde

Toutes les rues du monde
dans la rue que je dis mienne. 
J’avance dans ma rue 
qui est aussi la rue 
de celui que je croise,
de celui qui passe ou passera. 
Toutes les rues du monde
sont à moi 
tant que j’y suis homme 
passant pensant
rêvant vivant. 
Personne ne peut enlever 
les possessifs.
Ma ta sa.
Mon ton son.
Je possède
et je suis possédé. 
On ne peut pas enlever 
la rue à quelqu’un. 
On ne peut pas enlever
quelqu’un de la rue. 
C’est ma rue, c’est ta rue 
et la rue de tous les mondes.
Chemins passages
Routes rocades 
Impasses voies
Venelles allées
Contre-allées rues
Places parcs squares
Avenues boulevards
sont à moi. 
Toutes artères miennes
palpitant dans mon corps.
Boum tchak !
Boum tchak !
Je suis toutes les voies. 
Je suis la ville. 
Je suis perdu.
  • 29.11.22

Le miroir des autres 1

La maison est pleine du miroir des autres. Des habitants d’avant. J’entends d’anciens murmures qui se déplacent entre les pièces.
Le seul miroir ayant connu d’autres visages que le mien (tous les visages ?) se trouve dans la salle de bains. Les voix sont là. 

La salle de bains est pleine du reflet des autres. Ils rebondissent sur les faïences. Il y a trop de lumières. De visages. Ça complote dans le miroir. Des fantômes d’anciens locataires tiennent conciliabule. Écoute-les. 

Est-ce que mon reflet est accepté dans le cercle du miroir ? Combien de personnes composent cette assemblée ? Sont-elles gênées, elles aussi, par la vapeur de la douche qui voile le reflet ? Est-ce que les taches de dentifrice collées sur le miroir sont toutes de mon fait ? 
Autant de questions sans réponse.
  • 29.11.22

Une goutte sur le balcon

Une goutte sur le balcon, sa fragilité
À l’heure de la pause de midi s’étire
De tout son corps de goutte, tremble
Si petite quantité d’eau dans ce grand monde
De bruit, de doute qui fait des taches
Bruine des pieds, lâche ton crachin 
Va, goutte, goutte encore mais ne tombe pas
Tu vas bien avec la couleur du jour
Gris, fragile, seul et sans un désir
  • 28.11.22

10 minutes, parc Charpak

Le tram roule plein
de cahots sous les roues. 
On colle une fresque sur les murs
avant station Voltaire. 
Un homme court après son chien,
après Voltaire. 
Sa laisse traîne par terre. 
La laisse du chien ou de l’homme ?
Un garçon saute sur les voies
pour récupérer son ballon. 
Le rail vacille l’enfant a peur. 
Le tram accélère, mange la ville. 
Je descends à Pablo Picasso. 
Je prends des photos
d’un bâtiment mauve sur un ciel gris. 
J’essaie de photographier
de filmer mais l’appareil
ne voit pas ce que je vois. 
La pureté des lignes
qui grimpent sur les toits,
le parfait des cercles
sur le sol me rassurent. 
Rien ne dépasse. 
Je reviens sur les pas du tram. 
Port Marianne. 
On a donné Stéphane Hessel 
à ce parvis, des jets d’eau,
un miroir pour le ciel gris. 
Un bâtiment parle,
lit des mots imbriqués
en relief sur sa façade. 
On dirait des injonctions.
Je les crie dans ma tête. 
Le parc Charpak m’évoque
des joueurs d’échec russes,
Charpak contre Kasparov,
guerre froide, chapka. 
Je prends les blancs,
Charpak les noirs. 
Charpak Tetrapak. 
Je cherche d’autres noms en pack. 
Le parc Charpak est impeccable. 
Couleurs de saison,
sculpture en bronze,
enfants qui jouent au ballon,
Grands-parents sur les bancs.
Rien ne dépasse. 
Il est tout à fait conforme 
à l’idée que l’on se fait 
d’un parc urbain en automne. 
Il y a peut-être cette paix en plus
au fond dans un sous-bois. 
Elle paraît étrange 
dans le tumulte de la ville. 
Je croise un indien,
un joueur de foot italien,
un rappeur américain. 
Ils ont tous en commun 
de ne mesurer qu’un mètre. 
Ils courent jouent rient,
conformes à un dimanche 
d’automne. 
Rien ne dépasse.
  • 28.11.22

Elle n'arrive jamais du même lieu

Elle revient sans bruit, surgit
D’un objet oublié derrière une commode
Elle est sa poussière, le déclic dans la mémoire
Un visage lui ressemble et elle est tous les visages
Ce peut être un courant d’air qui l’amène
Une faiblesse, un égarement, un instant volé
Elle n’arrive jamais du même lieu
N’a pas de corps, ni de présence
Ne prévient pas, n’appelle pas
Elle prend sa place, insidieuse
C’est une vieille histoire, la peur de vivre
L’habitude nourrit l’habitude, la vie secoue
Le poème n’y peut rien, il console c’est tout

  • 27.11.22

Chère application - 27 novembre (FIN)

Chère application,

Je te tiens aujourd’hui depuis six mois. Chaque matin, je m’assieds à ma table (ou me couche sur mon canapé) pour écrire. J’écris mon application. Chaque matin, depuis le 27 mai, j’ai pris ma plus belle plume (c’est-à-dire mes doigts) pour poser quelques mots sur la page blanche infini du grand-tout, dont tu te fais le relais, le support et la matrice. 

Eh bien, chère application, c’est fini… Tout cela a assez duré. Une application n’est pas un journal au sens que l’entend un diariste digne de ce nom. On tient un journal, pas une application. Il ne faut pas confondre contenu et contenant. 
Tu comprends désormais où je veux en venir. Ne clignote pas comme ça. Prends un mouchoir. Ne rends pas les choses plus difficiles, s’il te plaît. Tu ne changeras pas et je ne changerai pas. On ne se changera pas. Ce soir, je te supprime, te désinstalle, te bloque, te blackliste. Bref, je te quitte. 

Adieu, chère application, et prends soin de toi.
  • 27.11.22

10 minutes, place Saint-Denis

Je descends l’avenue
à moins que ce soit elle 
qui glisse sous mes pieds.
L’air est confus.
Le ciel énorme.
Les réflexes du pavé
sont incohérents. 
Je rebondis.
La rue est un matelas
gonflable, énorme 
comme le ciel.
Je fais des sauts
dans la rue qui prend
le ciel pour un matelas,
qui prend mon corps
pour un élastique.
Je micro-saute,
micro-bonds
après micro-bonds :
le bout de l’avenue,
une place, un café.
La place Saint-Denis.
Son café.
Sa terrasse.
Les gens assis là
boivent du carbone
alors que je rebondis.
Je prends la place
à moins que ce soit elle
qui me prenne.
La place est énorme.
Le bar est énorme.
Le bar se prénomme BABAR.
Le bar gonfle, gonfle, gonfle.
Je remonte l’avenue
à moins que ce soit elle
qui me remonte.
  • 26.11.22

Chère application - 26 novembre

Chère application,

La coupe est pleine. Le temps est las. Ça déborde de trop de tout. Des milliards d’atomes copulent. Donnent naissance à des milliards de caractères, des zéros et des uns en pagaille, qui circulent dans des réseaux toujours plus sophistiqués. On invente des procédures qui vivent leur vie en autonomie, finissent par diriger d’autres  procédures qui, elles, créent des intelligences artificielles, intelligences qui seront bientôt aussi subtiles ou grossières que les nôtres.

On envoie des satellites rivaliser avec les plus grandes constellations stellaires. On ne sait plus distinguer l’étoile du berger du dernier starlink tweeté dans le ciel par ce mégalomane d’Elon Musk. On est capable de comprendre les phénomènes quantiques aussi bien que le temps de remplissage d’une baignoire selon le débit d’un robinet…et j’en passe des meilleures et des supers flux. On est pleins de tout, jusqu’en haut du gosier, au bord du malaise. 

Et pendant ce temps, on n’a toujours pas résolu le mystère des chaussettes orphelines, pas plus que celui de la soi-disant ouverture facile des sachets de fromage râpé. 

Tu sers à rien, chère application !

Bon week-end, quand même.
  • 26.11.22

Une esquisse

C’est une esquisse, un dessin de l’ennui
Un trait au crayon sur un vieux papier bleu
Le geste vient d’un autre lieu
Où je n’irai plus jamais
Me reviennent les marges, les petits carreaux
Le cahier à rabat, le buvard mauve 
Autant de petits yeux cachés dans la mémoire 
Qui aujourd’hui ouvrent une brèche 
Sur la feuille émeuvent et consolent à la fois 
C’est une esquisse, une dentelle pour demain.
  • 25.11.22

Chère application - 25 novembre

Chère application,

On prend en charge la détresse. La formule est lancée depuis une application de visioconférence. Des pastilles sur un écran l’accueillent. Des cercles rangés par ordre d’arrivée avec des visages dedans. Certains lèvent la main. Je le vois sur leur photo de profil. En bas à droite, une petite main jaune est affichée. Ils ne parleront pas. 

On prend en charge la détresse psychique, l’anxiété professionnelle, le stress numérique, la charge mentale. Autant de termes qui creusent encore plus profond le néant. Une image est absente à la réunion. Une voix n’est pas connectée. Elle est en arrêt pour une maladie de longue durée. On ne sait plus ce qui signifie le mot durée. La voix n’a plus voix. Les mains jaunes dansent sous les pastilles. Les photos de profil sourient. Toujours. Elles ne parleront pas. 

À demain, chère application.
  • 25.11.22

10 minutes, rue de la Recherche

Une flèche, une autre. 
Panneau dans la rue 
bleu carré avec un sens. 
La flèche, direction obligatoire,
peux pas en réchapper. 
L’issue est unique,
pas d’autre choix. 
Ferais quoi sans la flèche ?
Où irait ma fatigue dans la rue ?
La nuit n’a pas dormi. 
Je rôde à la recherche de sens. 
Un homme pas plus haut 
que la flèche, au loin 
écrasé par la perspective 
ou bien est-ce par ma fatigue ?
Un homme avance vers moi,
dans son dos la flèche. 
Avance vers moi à contresens. 
Où va-t-on comme ça
avec nos fatigues ?
  • 25.11.22

Chère application - 24 novembre

Chère application,

Je regarde d’abord le physique. Je l’avoue. Avant d’avoir du sens, il faut qu’ils soient beaux. Je parle des mots. Leur beauté va souvent de pair avec leur rareté ou leur étrangeté. Plus un mot est bizarre, plus je le trouve beau. 

Tiens, par exemple, j’ai un faible pour Dégingandé, une sorte d’affection, d’empathie. Les sons IN et AN le font braire et claudiquer, tout en l’équilibrant. Sa bizarrerie me le rend sympathique. Les G ne sont pas frères mais cousins. On pourrait les confondre mais ils se distinguent en se prononçant différemment, ils ont leur fierté. Avec un geai au début et un gant à la fin. Dégingandé est délicat.  Il est chouette, ce mot. 

Mais oui, ma chère, j’aime bien aussi le mot Application. Longtemps que je le préfère à Logiciel.

Je t’embrasse, chère application, à demain.
  • 24.11.22

10 minutes, rue Carlencas à rue Catalan

Il n’y a pas dix minutes 
entre Carlencas et Catalan. 
Cinq, tout au plus.
Juste le temps 
d’un rêve express. 
Je lève la tête ou la baisse. 
Ça dépend l’humeur.
Il y a de la mousse dans ma tête. 
Je retiens les pensées. 
Je baisse les yeux ou les lève.
Ça dépend de la nuit. 
Il y a un refrain 
entêtant dans les poubelles. 
J’ai ma tête à mes pieds. 
Attention au passé 
des piétons. 
Ne rien brusquer
du rêve des autres. 
Le ciel joue de la contrebasse. 
Le trottoir fait des arpèges. 
J’abrège, me dope. 
Le bitume joue les neuro-
transmetteurs. 
Toxico du trottoir,
je vide mon sommeil
jusqu’à à l’ascenseur. 
Portes ouvertes,
quatrième étage. 
De Carlencas à Catalan,
bonjour le réel !
  • 23.11.22

Chère application - 23 novembre

Chère application,

La chaudière à gaz déclenche. Ça fait un souffle dans la maison. Une personne chuchote entre les murs. J’entends sa respiration. De temps à autre, elle élève la voix et allume une flamme. Puis à nouveau chuchote. La nuit, le chuchotis se rapproche d’un ronronnement linéaire. Une ligne de basse pour les rêves. 

C’est la voix de la chaudière à gaz. Elle vient avec l’hiver, la voix dont on entend que le souffle et les flammes. 
Elle est discrète, chaleureuse, docile. 
Dommage qu’elle coûte un pognon de dingue !

Mets ton col roulé, chère application, à demain.
  • 23.11.22

Chère application - 22 novembre

Chère application,

Tes jours sont comptés. Les vieux volets grincent. La lune est capable de compter les jours qu’il te reste. Elle n’en dit rien. Les vieux volets sont verts. Tout le temps. À l’ouverture comme à la fermeture.

J’ouvre les volets. La lune grince. Je suis capable de compter tes jours. Les volets ne comptent plus les jours depuis qu’ils grincent. Il y a trop de joie dans ce vert. À l’ouverture comme à la fermeture.

La lune est assisse sur un banc. Les volets sont pourvus de grandes ailes. Tes jours défilent sur un cadran à côté de moi. L’écoulement des heures est signalé par une zébrure dans le ciel qui ouvre et ferme le temps. Le banc est vert, la lune rousse. À l’ouverture comme à la fermeture.

J’habite un tableau surréaliste. Ceci n’est pas moi.

Bon mardi, chère application.
  • 22.11.22

10 minutes, rue de la République

Au musée, un tableau discret
regarde les tapageurs,
les grandes surfaces 
et les installations d’art moderne.
Le tableau est triste.
Le tableau se sent laid. 
Les autres le trouvent laid.
Je le sens bien. 
Il est triste mais pas laid. 
Il est pesant à regarder. 
Il accroche au sol
soupèse, toise l’âme. 
Mon œil est vissé sur la toile. 
Son œil est vissé sur le mien.
Il parle de douleur
de cauchemar.
Il dit le cri et le froid. 
Il jette dans la salle 
la cruauté majuscule,
l’intolérable, l’inimaginable.
Il est un fantôme. 
Le mien, le nôtre. 
Il n’est pas le dernier.


ZORAN MUSIC
(Slovénie,1909-Italie, 2005)
Nous ne sommes pas les derniers 1974
Acrylique sur toile / Acrylic on canvas
Collection du Museo de la Solidaridad Salvador Allende, Santiago de Chile

Zoran Music est arrêté par la Gestapo à Venise en 1944, accusé de faire partie d'un réseau antinazi.
Il est enfermé à Dachau en tant qu'ennemi politique. En 1945, un séjour à l'infirmerie du camp est l'occasion pour lui de dessiner, malgré les risques. C'est le seul témoignage dessiné d'un artiste enfermé dans les camps. A partir de 1970, Music entame une série intitulée « Nous ne sommes pas les derniers », qui fait resurgir son expérience des camps. Cette série perdure jusqu'en 1987, les toiles de Music alternant alors également autoportraits et paysages. Les toiles sont souvent non apprêtées, renforçant la sensation d'un surgissement fantomatique.


  • 21.11.22

Chère application - 21 novembre

Chère application,

J’ai été dans une machine qui elle-même était une mare. Un long couloir m’a mené jusqu’à cette mare. Elle faisait un bruit de moteur. Un de ses moteurs de vieux bateau qui claque comme un canard. Un canard dans la mare qui était une machine. 

J’ai traversé un bonne partie du cosmos comme ça. Dans ma mare à moteur. Arrivé à la rocade sud de l’univers, je suis tombé dans un embouteillage intergalactique. Une quantité gigantesque de mares à moteur mais aussi électriques, à hydrogène et autre combustible que je ne connais pas, circulaient au pas. De part et d’autre de la Voie lactée, il y avait de beaux arbres recouverts de neige dont on n’apercevait ni les racines ni la cime. Le ciel était orange et rosé. Le jour se tenait constamment à l’aurore pendant environ trois semaines du temps d’ici. C’était joli. 

Des arbres infinis autour de petites mares. Un ciel d’aurore. Le bruit des moteurs. Les embouteillages. Finalement, ce n’est pas si différent que chez nous. 

Bonne semaine, chère application.

  • 21.11.22

10 minutes, rue Cherche midi.

Je déambule. 
Je cherche le son de mes pas. 
La ville, marcher, chercher. 
Les rues s’enchaînent.  
La rue Cherche midi
pose des souvenirs
dans le cours de mes pas. 
Je m’arrête, convoque
des nuits des jours
qui se confondent.
L’amour, l’ivresse.
Rue Cherche midi.
Une émotion sur le pavé. 
Je l’esquive, elle revient. 
Je la prends et repars. 
La ville ne s’arrête pas. 
Je la suis jusqu’au bout
de la lumière. 
Boulevard du jeu de paume,
le jour baisse la garde. 
Midi est loin, je ne cherche plus,
n’attends plus aucune heure. 
Je ne sais pas aimer.
Les mots me dévalent 
comme une rivière.
Ils charrient 
mémoires,
midis,
amours,
doutes,
maladresses,
paresses,
ivresses…
Je marche dans le limon. 
Je rentre chez moi,
le boulevard tremble
au passage du tramway. 
Je tremble aussi. 
Je ne sais pas aimer.
  • 20.11.22

Chère application - 20 novembre

Chère application,

Je n’ai pas les codes pour vérifier la mise à jour de ce matin. Le système de reconnaissance faciale ne m’identifie pas et j’ai perdu les codes. J’ai bien essayé de récupérer mon mot de passe, de passer en reconnaissance digitale. Ça ne fonctionne pas. 

J’ai besoin d’une authentification forte à deux facteurs. Un facteur cognitif et un facteur extérieur. J’ai besoin de toi. Je dois vérifier que le téléchargement de mon visage a bien été effectué cette nuit, qu’il n’y ait pas d’erreur de programmation, de bogues dans mon appréhension du moment. Je souhaite vérifier le paysage. M’assurer de sa conformité avec les données géographiques de la veille, la mer ne doit pas être en montagne, la ville en apesanteur ou l’hiver en automne. Et vice-versa. Qu’il n’y ait aucune corruption en raison de mon rêve de cette nuit. 

Tu ne dois pas être levée. Lorsque tu rebooteras, peux-tu m’envoyer un vocal sur WhatsApp, s’il te plaît ? Je te remercie. C’est important. 

Bon dimanche, chère application.
  • 20.11.22

Chère application - 19 novembre

Chère application,

J’ai déplacé les dossiers de ma mémoire, rangé par couleur les années, mis des mémos et des marque-pages entre les jours à retenir. 
Tu verras que le classement est subjectif. L’ordre, la numération, les priorités, la chronologie ou les émotions ne sont pas toujours respectés. Tout cela est subjectif. J’ai gardé les successions qui n’aboutissent à rien, qui n’ont pas de sens. C’est plus poétique. J’ai déplacé des bouts de temps, sans les déranger. J’ai juste recomposé mentalement les événements. J’ai sorti les vieux sous-dossiers oubliés. Il sont souvent nommés de façon aujourd’hui inexplicables. Ils ressemblent à des codes secrets pour ouvrir d’autres placards à mémoires. Ce sont les plus beaux. Les plus poétiques. 

Si tu veux jouer selon tes envies, tu peux. Selon les thématiques ou l’idéologie de ton choix, par sujet, thème, idée… Fais comme il te plaira. J’ai téléchargé une copie de mon dossier. Il ne se perdra pas. 

Tu n’oublies pas t’éteindre la lumière en partant. Claque bien la porte, aussi. Tu sais qu’elle ferme mal. Laisse le chauffage allumé, en revanche. Ma mémoire prend vite froid. 

Bon week-end, chère application.
  • 19.11.22

10 minutes, rue Iréne Joliot Curie

Il y a la rue puis son nom :
Irène Joliot Curie.
Un nom aussi long
que la rue est courte.
Toute petite rue coincée
entre deux monstres.
Deux immeubles
avec des pattes d’éléphants
et plusieurs trompes sur les toits.
Je suis au quatrième du monstre sud.
Un vieux monstre.
L’autre, face nord, est jeune.
Je suis dans le vieux monstre
avec des pattes fatiguées
et des trompes molles.
J’aime bien les vieux monstres.
Depuis mon observatoire,
je vois des tas d’animaux jolis,
bipèdes et pas monstrueux.
Tous sont petits petits petits,
aussi petits que la rue courte
a un nom trop long.
  • 18.11.22

Chère application - 18 novembre

Chère application,

Je suis dans la chambre ou ailleurs. Je suis peut-être loin. Loin de la chambre. Mon corps est dans la chambre. Je peux en attester en me palpant. Mais la pensée en train d’écrire ces mots, où est-elle ? Suffit-il que j’écrive pour faire existence ? Suis-je indissociable parce que je pense ?

Je suis maintenant dans la cuisine. Tout autour ressemble à ma cuisine. La tasse de café est sous le bec de la machine à café. C’est sûr. Je la vois, je la pense. Mais si je ne viens pas de la chambre, comment être sûr que je suis dans la cuisine, comment être certain de ce que je pense ?  Est-ce que la tasse est bien sous le bec ? Est-ce que le café ne va pas couler à côté de la tasse, si je suis ailleurs où il n’existe ni chambre ni cuisine ni café ?

C’est absurde. La machine est absurde. Le café, la tasse, la chambre sont absurdes. Pourtant, tout est là sous mes yeux, sous mes doigts. 
Cette histoire est absurde. Ici et ailleurs et tous les mondes intermédiaires sont absurdes. Penser est absurde. 

Ne tiens pas compte de ce texte, chère application, je ne suis pas sûr qu’il existe. 

Amitiés, depuis la cuisine ou ailleurs.
  • 18.11.22

Chère application - 17 novembre

Chère application,

Aujourd’hui est doté d’un processus viable. Il a bien démarré : écran stable, pixels scintillants, pulpe des doigts sensibles, visage reparamétré, dents à leur place, jambes au complet, bras idem.

Certes, aujourd’hui comporte des variables bornées, mais elles gardent leurs propriétés de variable ; c’est-à-dire qu’on n’est pas à l’abri d’une surprise. Oh! Pas la surprise de l’année ! Tout cela reste maîtrisé par le grand-tout. Longtemps que je ne suis plus en version beta. Je peux cependant espérer un petit rebondissement agréable qui fera grimper ma jauge de bien-être. 

Oui, ce jour a de l’allure, une belle photo de couverture, des icônes, des smileys, des emojis, toute une armée de couleurs prête à divertir, s’il le faut. Non, vraiment, c’est bien.

Encore quelques jours comme cela et j’obtiendrai ma quatrième étoile. Dès que j’en ai cent, une galaxie est offerte et au bout de cent galaxies, une extension de vie m’est promise. 

J’ai hâte. Emoji clin d’œil. Emoji étoile. Emoji sourire. 
Bien à toi, chère application. Emoji cœur rouge.
  • 17.11.22

10 minutes, place Rondelet

Le soir descend de la rue Ernest Michel
et s’assoit, place Rondelet.
Il forme un cercle entre les arbres 
comme une clairière en soi.
Une jeune femme pousse
un caddie plein d’habits colorés,
de couvertures, de draps froissés.
Deux chats la suivent
sans miaulement
ni précipitation.
Ce sont ses chats
Un blanc, un noir.
Ils ressemblent à l’ombre.
Ils ressemblent au soir.
Un arbre frissonne, place Rondelet.
Le caddie est calé sur le pied d’un banc.
La jeune femme caresse le soir,
le blanc d’abord puis le noir.
  • 16.11.22

Chère application - 16 novembre

Chère application,

Cette nuit, j’ai tué le poème à grands coups de prépositions et d’adjectifs, de métaphores à deux balles et de jeux de mots fumeux. J’ai aligné les mots comme des soldats. Feu ! L’écran était un champ de bataille, les lignes des baïonnettes. Ça pétaradait de partout. Tous ces vers gisants, ces scansions sanguinolentes, ces allitérations éventrées, cette musique macabre… Un carnage !

J’ai tué le poème. Il n’en reste rien. Un corps inerte et dégingandé. La dépouille n’est même pas présentable. Il faudrait lui rendre un dernier hommage, recomposer deux trois quatrains avec les morceaux de boyaux qu’il reste, juste pour qu’il fasse bonne figure, qu’il joue sa dernière danse de poème sacrifié sur l’autel de la cruauté humaine.

Enfin, chère, fais ce que tu peux avec ce que tu as. Je te fais confiance. 

Je t’embrasse, chère application.
  • 16.11.22

10 minutes, rue de Belfort

Il y a là en ornement
au-dessus d’une porte
sans charme 
dans un quartier 
sans charme,
il y a là
une tête de lion
sur son fronton de plâtre. 
La nuit tresse des ombres
sous un réverbère palot.
Pas une âme pour venir
agacer l’animal.
Il est le roi des ombres,
le roi de la rue de Belfort. 
Pas plus loin,
pas un grand royaume. 
Si j’en crois son œil,
ses bajoues, son cou,
sa mâchoire, sa prestance,
ça lui suffit.
  • 15.11.22

Chère application - 15 novembre

Chère application,

Tu as remarqué ? La pluie ne gêne pas l’homme et son chien. L’homme passe. Le chien tousse. Malgré la pluie, ils cheminent. Le chien devant, l’homme derrière, ou bien l’inverse. Quand l’un ou l’autre lève la patte, l’autre ou l’un s’arrête, attend l’un ou l’autre puis repartent, côte à côte. 

La pluie redouble. Ils redoublent la rue. Ils la prennent dans l’un ou dans l’autre sens. Une fois, deux fois. Aller retour. Ils passent devant ma fenêtre, vont jusqu’au bout de la rue. Demi-tour. Pluie, le chien tousse, lever de patte, ils s’arrêtent s’attendent repartent. Autre bout de rue, pluie, le chien tousse, patte etc. 

Je suis émerveillé par cette mécanique. 

Passe devant, chère application, je te suis.
  • 15.11.22

10 minutes, rue de Bercy

Ça longe les murs, rue de Bercy.
Le pavé est rond, le trottoir désolé.
La rue a bu, Bercy titube.
Les passants ont des têtes
d’alcootests périmés.
Les visages se diluent,
épuisés de souffler
dans le ballon du jour.
J’attends. 
Je pense aux bruits de leurs pas
sur les feuilles mortes. 
La beauté du froissement. 
Je bute contre une humeur,
une vieille humeur un peu ivre. 
L’automne est au plus haut. 
Le ciel est gris, les oiseaux absents.
J’attends.
À tout moment, quelqu’un pourrait sourire.
  • 14.11.22

Chère application - 14 novembre

Chère application,

Ce lundi me gratte sous les bras. Comme un sous-pull des années quatre-vingt. Même couleur : orange, avec col roulé qui monte trop haut, étouffe et gratte sous les bras mais aussi sous le menton. Même matière : cent pour cent acrylique avec de l’électricité statique lorsqu’on l’enfile, le retire ou qu’une autre entité magnétique le frôle. 

Ce lundi sent la sueur sous les aisselles, avec auréole dégoûtante qui part mal au lavage. Le voilà qui lève le bras pour me saluer. 
Chère application, fais quelque chose ! Donne-moi un lundi de ce siècle, un bon lundi aseptisé de couleur passe-partout, simple, col en V, sans manche, sans auréoles. Un lundi débardeur rouge, par exemple, moitié polyester, moitié laine. Ça m’irait très bien. 

Je te remercie, chère application. Bonne semaine.
  • 14.11.22

10 minutes, rue Carlencas

Des notes au piano sortent
d’une fenêtre, de doigts
flexibles et tendres.
C’est faux, ça sonne faux.
C’est un échec mais joli.
C’est l’essai qui est joli. 
On reconnaît l’air, c’est essentiel.
L’air, c’est l’essentiel.
L’échec, aussi.
Sinon tout serait trop parfait.
Le voisin, rue Carlencas
sait que ce n’est pas bon.
Dix minutes pour écrire ces mots.
Plus rien ne sort de la fenêtre.
Pourtant mes doigts remuent,
l’air bouge dans ma tête.
J’entends encore le piano.
C’est apaisant le piano.
Même faux, ce n’est pas un échec.
J’ai envie de le dire au voisin.


  • 13.11.22

10 minutes, place du nombre d’or

J’ai le chien, j’ai le loup.
Je suis entre.
Entre joie et flammes.
La lumière du jour s’éteint.
De nouvelles courbes
viennent sur les toits,
cassent les arêtes.
Souffles de braises,
les lumignons de feu renaissent.
La place du nombre s’efface.
Le vide et le plein s’embrasent.
Ça ira prendre le coeur
de la tête des arbres
aux feuilles rousses jusqu’à moi
qui suis le chien qui suis le loup,
place du nombre d’or.



  • 13.11.22

Chère application - 13 novembre

Chère application,

J’ai perdu le débardeur rouge depuis plusieurs semaines. Le débardeur rouge était pendu au balcon de la voisine. Il était un repère dans le paysage le plus proche. La façade de l’immeuble est depuis dépeuplée. 

Le débardeur rouge a été retiré avant qu’il ne termine en lambeaux, déchiré par les pluies, grignoté par le temps. Je cherche un autre point, un autre centre autour duquel tourner, tourner, tourner.

Parce que finalement, on ne fait que tourner. 

Bon tour, chère application.
  • 13.11.22

Chère application - 12 novembre

Chère application,

Le jour arrive lentement. Son lever de rideau de tous les jours. Une mouette urbaine jacasse. Peut-être n’est-ce que dans ma tête ? Le jour, la mouette, le rideau. 

Je dors depuis trois mois et tout ça n’est que rêve. Un rêve de quelques secondes. C’est ce qu’on dit. Les rêves les plus élaborés, avec scénario complexe, rebondissements et autres cascades, sont très courts et passent par le trou de la serrure du temps pour en ressortir tout aussi vite. Il s’agirait d’une sorte de minuscule vestibule à l’entrée du grand hall cosmique de notre cerveau. 

Je suis dans la serrure de mon cervelet depuis de longs mois de quinze secondes. 

Réveille-moi, chère application, ou enlève au moins la mouette. Ça n’a pas de sens.

Merci chère et bonne journée.
  • 12.11.22

10 minutes, place de la Comédie

J’écris que je marche. 
Je marche parce que j’écris. 
Je suis les gens pour écrire.
Je marche Place de la Comédie. 
Les gens jouent à marcher. 
Je n’aime pas les gens.
Je joue à ne pas aimer les gens. 
Je n’aime pas la foule. 
J’aime écrire les gens dans la foule. 
J’aime les gens, un par un. 
Dans la foule mais un par un. 
Un ça va, deux c’est beaucoup.
J’ai peur de la foule. 
J’aime les gens qui jouent. 
J’écris que je marche,
place de la Comédie. 
Est-ce que je marche ?
Est-ce que j’écris ?
Est-ce que je joue ?
  • 11.11.22

Chère application - 11 novembre

Chère application,

Beaucoup de bruit pour rien. Derrière le mur, la musique fait beaucoup de bruit pour rien. Elle se résume à des battements de cœur dont on aurait amplifié le volume dans une chambre d’écho. 

Je suis l’écho. Il est dans ma chambre, le bruit pour rien. J’ai le cœur qui va-et-vient, prend un ascenseur sans émotion, juste le son du bruit pour rien. 

Beaucoup de bruit pour rien. 

Cette nuit les voisins ont dansé jusqu’au quatre heures du matin sur le bruit pour rien. Il faudra régler ça, chère application. D’ailleurs, j’ai encore un ou deux battements de cœur qui déraillent, qui prennent le bruit pour rien pour vivant.
Peux-tu régler ce dysfonctionnement, dés que possible ?

Merci. Je t’embrasse, chère application.
  • 11.11.22

Chère application - 10 novembre

Chère application,

La nuit a mis ses pantoufles, sa robe de chambre et boit son café noir, très noir. Son regard plein d’elle-même, son silence accoudé à la table, sa tête ronde et grosse, son air abattu et la perfidie de son sourire, tout cela me fait dire qu’elle a passé une mauvaise elle-même. Qu’un mauvais rêve l’a dérangée du dedans. 

Des serpents à tête d’œuf, un cerbère à double-queue, une mare truffée d’énormes poissons-chats aussi écaillés que velus, des arbres autour, maigres et nus sur un désert de sable brun ; tel devait être le décor de la nuit de la nuit. 

Heureux, voilà le jour avec son maquillage d’existence parfaite. Sa face sombre sous un fond vert, les aspérités et accrocs de la nuit passés à la gomme, les peintures refaites à neuf, le paysage découpé dans la dernière photo Instagram à la mode et les lumières lissées par le grand logiciel de retouches terminent le tableau d’une touche impressionniste. 
La nuit peut se retirer d’elle-même en emportant monstres et ténèbres. Les applications s’occupent de tout.

Bon courage, chère application.
  • 10.11.22

10 minutes, rue Étienne Antoine

Il est assis dans la cage d’escalier
avec son jogging noir
et ses cheveux qui pleurent.
Sur la première marche,
Il roule une cigarette qui fait rire.
Sur son téléphone,
il tasse sa clope et le temps.
Il a seize, dix-sept ans.
Son visage est trop triste pour dix-sept ans.
Il a mille ans et des poussières
qui tombent de sa roulée.
Petites plumes sur son menton,
puis sur la première marche
de la cage d’escalier,
rue Étienne Antoine,
un jour d’automne
trop triste pour dix-sept ans.
  • 9.11.22

Chère application - 9 novembre

Chère application,

La douceur de ce matin veut me trancher la gorge. La violence de cette douceur m’est insupportable. Il faudrait arrêter les exactions criminelles des douceurs en bandes organisées, le matin tôt. La délinquance des douceurs de quartier est devenue intolérable. Elle doit être dénoncée. Arrêtons de nous voiler la face et raccompagnons chez elles toutes les douceurs qui passent la frontière illégalement ! Encore un crime affreux commis par une douceur d’origine duveteuse, entend-t-on à la radio. 

Quelle est cette étrange douceur, ce matin, chère application ?
Je fais une recherche, cher Christophe. 
Je n’ai pas trouvé d’étrange douceur sur le web, Christophe.
Voulez-vous effectuer une nouvelle recherche ?
Non. Je te remercie, chère application.
  • 9.11.22

10 minutes, place Saint-Anne

Novembre étend un soleil 
en forme de grosse poire 
qui domine la flèche
de la cathédrale Saint-Anne. 
Ça brille trop pour être vrai. 
Et pourtant ici se secoue  
un beau dimanche en fleurs. 
Le rose des terrasses monte
aux joues des amants 
qui boivent un thé avec leurs yeux. 
Arrive une fille longiligne, 
si grande qu’elle se prendrait
presque pour la cathédrale. 
Elle recule pour photographier 
la grande dame dans toute sa hauteur. 
Recule, recule et bute sur la table 
des amants plongés dans leur thé. 
Désolé. Non, c’est rien. 
Passent et repartent
la fille longue et les sourires
autour du cou des amants. 
J’ai senti la cathédrale
en avoir quelques frissons.
  • 8.11.22

Chère application - 8 novembre

Chère application,

Ce qui me tient ici est entre les lignes. Une respiration si petite qu’il me faut pomper toujours. Pomper pour l’activer, la réactiver. 

Ce qui me tient avec application, chère application, est fait de petits rebondissements, de légèreté sous les doigts, de vagues idées entre les oreilles. 

Ce qui me tient ici allume un coin de feu dans une clairière sombre. Je souffle sur du bois noirci. Je pompe l’air pour me faire des poumons tout neufs. 

Ce qui me tient ne tient à rien de solide. D’ailleurs, tiens, respire, je n’y pense plus. 

À demain, chère application.
  • 8.11.22

10 minutes, parc Clemenceau

Le parc ferme à vingt heures. 
Il fait déjà nuit à dix-huit heures. 
L’éclairage est faible. 
Un chien en profite pour uriner 
sur le pied d’un banc. 
Je suis assis sur ce banc. 
Il fait frais sans excès. 
C’est une fraîcheur modeste,
une fraîcheur sans ambition.
Elle ne deviendra jamais du givre. 
Le chien ne me voit pas. 
Il continue au petit trot son tour du parc.
Je ne vois plus le chien. 
Le parc ferme à vingt heures. 
Il est dix-huit heures et dix minutes. 
L’odeur d’urine et d’herbe fraîche
ne s’accorde pas avec la nuit.  
C’est une odeur faible et prétentieuse.
  • 7.11.22

Chère application - 7 novembre

Chère application,

J’ai une personne dans le couloir. Le couloir est très long. La personne est loin au bout du couloir. Elle marche vers moi qui marche vers elle. Le sol est revêtu de moquette. Nos pas sont sourds. 

Je connais la personne que j’ai au bout du couloir. Elle me sourit. Je lui souris. Elle lève la tête au plafond. Elle accélère légèrement son pas. Je regarde à droite puis à gauche. Les cloisons n’ont rien de spécial sur quoi appuyer le regard. J’accélère légèrement mon pas. 

Je sautille. Elle met les mains dans le poches. Je passe ma main dans les cheveux. Elle se pince les lèvres. Je toussote. Elle sifflote. Le couloir est très long. Nous marchons.  

Peux-tu, s’il te plaît, calculer la probabilité de collision au moment du croisement ? J’hésiterai à droite ou bien à gauche ? Elle dira bonjour alors que je dirai salut ? Ou bien l’inverse ? 

Merci de ton aide, chère application.
  • 7.11.22

10 minutes, à l’angle des rues de la Cavalerie et de la Poésie

Je reste à l’angle,
planté comme un feu rouge. 
Cavaler ou écrire ?
Écrire une cavalerie poétique. 
Ce serait cavalier. 
J’use les jeux de mots 
jusqu’à la moelle, 
souris de ma bêtise. 
Je laisse une dame passer,
lève les yeux, capture l’angle. 
Dans ma tête, un hennissement. 
La dame au loin, rue de la Poésie
à cheval sur son chariot de courses. 
Je prends la rue de la Cavalerie.



  • 6.11.22

Chère application - 6 novembre

Chère application,

Il y a six ans, je parlais de Georges L. Godeau, poète que j’aime beaucoup. Je parlais de lui dans une vidéo filmée sur le balcon de mon ancien appartement. Il faisait déjà beau et chaud pour un mois de novembre. 

C’est ton amie, l’application Facebook, qui rabat tous les jours les souvenirs. Inlassablement, elle nettoie le conduit de l’oubli. J’y retourne ou elle m’appelle, ici une vidéo, là un texte sorti de la mémoire, une autre fois ce sera cette photo où l’on est bizarre, maigre, gros ou avec quelqu’un que l’on a perdu de vue. 

Il y a six ans, je lisais Georges L. Godeau. Qui se souvient de lui ? « La vie est passée » est le titre du recueil que j’avais dans les mains, comme un tiroir d’avant Facebook. La vie passe bien sûr mais l’impression aujourd’hui de sans cesse me retourner. 

Bon dimanche, chère application.
  • 6.11.22

10 minutes, rue du Cygne à Montpellier

Je m’arrête rue du Cygne. 
Un pied en suspension,
palpitations dans les veines du cou. 
Je m’arrête, tends le cou
pour me calmer
et voir la plaque de la rue du Cygne. 
Je capture l’oiseau croqué là
en petits carreaux émaillés. 
Les gens autour courent,
contours, silhouettes
en grandes enjambées. 
Ça file droit cou plié sur les pieds. 
Ça file, petite rue du Cygne,
toute petite avec ses vingt pas 
seulement pour en venir à bout.
Il n’y a pas d’histoire, rue du Cygne. 
C’est le passage des ombres
qui volent vers les grand-rues. 
Ça passe,
ça passe vite
et ça me tord le cou.



  • 5.11.22

Chère application - 5 novembre

Chère application,

J’escalade les montagnes qui sont dans ma bouche. Les empêchements prennent la forme de pics infranchissables. J’explore les nouvelles vallées qu’ils creusent sous ma langue. Il y pousse des herbes folles, de l’air frais. Je remplis mes poumons de bourrasques. J’ai l’altitude heureuse, le vide anxieux. 

J’escalade des humains. J’avance, je serre, fesses et dents. Je souffre, je respire, j’active valvules à clapet, dendrites à cornet. J’ouvre, je ferme, parole et silence. Je dis, j’impose, péremptoire et joyeux. Je tais, j’inonde, peur et mensonge. 

J’escalade des montagnes d’humains qui poussent dans ma bouche. Un jour, va falloir redescendre. 

Bon week-end, chère application.
  • 5.11.22

10 minutes, rue Balard à Montpellier.

Un garage d’un autre monde avec ces voitures qui font des flammes. 
Ça sent la graisse sur les murs. 
Les muscles de l’homme couché sous l’auto
luisent dans la lumière des phares. 
Son ombre traverse 
longue 
la rue 
le temps
mes pas
et mon corps
— je passe en regardant la vieille enseigne 
en forme de losange. 
Yacco, huile des records du monde
et l’ombre n’en finit pas de s’étirer.
  • 4.11.22

Chère application - 4 novembre

Chère application,

Je me réveille avec la langue dans le corps. Je veux dire la langue comme parole qui s’écrit et court dans le corps. 

Un sang pris sous les ongles. Une bosse sur le front. Un bouton rouge près de la bouche. Le cheveu pauvre et le poil rêche. Un cor au pied et un pied-à-terre dans le dernier mauvais rêve. 

Autant de manifestations de la langue parole qui puise et s’épuise, de petits abcès sur et dans la peau, quand le corps parle trop.

Quand rien ne s’écrit sans fracas. 

À demain, chère application.
  • 4.11.22

Chère application - 3 novembre

Cher Christophe,

J’espère que tu vas bien. Je suis en train d’inventorier tes propriétés. Je lance ce programme tous les ans. C’est dans le cahier des charges. Je vérifie que tes propriétés de l’année dernière sont toujours d’actualité. Si ce n’est pas le cas, j’avise le grand algorithme chambellan. 

Tout est là, rassure-toi. Tu es toujours muni, entre autres, de la propriété Sympathie2.2, même si celle-ci est talonnée par la propriété MisanthropieX.10 qui a une fâcheuse tendance à augmenter. Ces deux propriétés imbriquées ont tendance à faire des courts-jus, sache-le. 

Je regarde également si une nouvelle propriété est apparue. Rien. Tu vis en ce moment en nue propriété, comme on dit dans le jargon. Pas la moindre propriété acquise aux contacts de personnes multi-propriétaires. Rien. Que dalle. Walou.
Conclusion : tu es stable mais décevant. Tu es désormais décevant à plus de 50%. J’active une propriété automatique. 

La propriété Déception1.0 vient d’être ajoutée à vos propriétés.
✅ Accepter | ❌ Annuler. 
(Si vous annulez, vous perdrez toutes vos autres propriétés)

À l’année prochaine, cher Christophe.
  • 3.11.22

10 minutes, rue Catalan à Montpellier.

L’homme à côté de l’arrêt du tramway.
Son habit orange fluo.
Lampadaire allumé en plein jour, il clignote du bras.
Son téléphone sur le biceps émet des ondes.
Son visage radieux se reflète dans l’écran.
La prochaine course sera pour lui.
La mention Deliveroo dans son dos me sourit.
Les deux O finaux se balancent quand il monte sur son vélo.
Danseuse improbable sur les rails du tramway qui le suit au trot.
  • 2.11.22

Chère application - 2 novembre

Chère application

Ma fille est partie de la maison de sa mère. Pas de la mienne. Longtemps que l’on ne vit plus ensemble, mes enfants et moi (je t’expliquerai un jour, chère appli). Ma fille a emménagé, ménagé sa mère, m’a souri beaucoup. J’ai la chance d’avoir des enfants qui ménagent et sourient beaucoup. 

Je suis parti de la maison de sa mère qui était aussi ma maison, il y a très longtemps. On ne se souriait plus alors je suis parti. Par joie, ma fille qui part de la maison de sa mère a pris beaucoup de sourires que nous n’utilisions pas, sa mère et moi. Ils iront bien dans la nouvelle maison de ma fille. 

C’est bien. Les sourires des années quatre-vingt-dix servent encore aujourd’hui. D’ailleurs, ma fille qui part de la maison de sa mère a le même sourire que sa mère. C’est bien que les sourires se transmettent. Cette génération a besoin de sourire. 

🙂, chère application.
  • 2.11.22

Chère application - 1er novembre

Chère application,

J’ajoute du sel, juste assez pour sentir le jour sur mes papilles. Pour le reste de l’assaisonnement, je te laisse faire.

À force de mélanger les saisons, on va finir par perdre le goût. Va falloir relever tout ça. Fais chauffer les algorithmes, chère application. Rétablis les saisons et les températures. Éradique le réchauffement climatique ! Agis, bon sang !

J’ajoute un peu de poivre pour faire un twist dans le ciel. Pas plus. Je ne suis pas un adepte des épices folkloriques, des éclairs trop prononcés. Un peu de sel, un peu de poivre. Ayons le jour modeste. Calmons-nous. 

Bon mardi, chère application.
  • 1.11.22