C’est mon banc

imageFlou du matin, les gens autour et le banc, mon banc sur lequel chaque jour je m‘assois. C’est mon banc, il n’est plus public depuis des lustres. Il est à moi, j’y pose mes fesses depuis la fin de la grande guerre, autant dire depuis que le banc existe. Je crois même que j’étais là lorsqu’ils l’ont posé, le banc, scellé dans le béton, arrimé à la rue et à mon cul. J’étais la première à le poser là, j’ai des droits maintenant, le droit inaliénable de poser mon cul sur ce banc tous les jours sans que personne ne me fasse chier.
J’habite en face au 14 du boulevard Rouscaille. Je suis au quatorzième sans ascenseur et j’ai exactement cent quatorze marches à descendre pour rejoindre la rue. J’y suis tous les matins que Dieu fait à huit heures quatorze pétantes, je m’assois là avec mon chien Isidore qui, lui, arrive face au banc à huit heures dix, car, avec ses quatre pattes et son train d’enfer, il dévale plus vite que moi les cent quatorze marches qui nous séparent de mon banc, de notre banc, à mon chien et à moi. Il tourne quatre minutes autour, renifle la vie le temps que je le rejoigne, il dégage l’endroit en quelque sorte, s’assure que personne ne pourra venir nous emmerder lorsque nous serons assis sur le banc, face à l’immeuble, peinards quoi !
Notre banc de toujours. Avec mon chien et moi, on forme la triplette de Rouscaille. On est à peindre et on nous peinturlure parfois lorsque leur prend l’envie aux artistes du haut du boulevard de descendre nous croquer à la gouache. Tous les trois, on est Rouscaille, le reste c’est du décorum pour touristes. Rouscaille, c’est nous ! Et l’autre là aujourd’hui, derrière moi, ce malotru planté comme une colonne Morris sans face, il nous a piqué la place. Il a posé son cul de bourge sur notre banc, à nous, à moi et à Isidore. D’ailleurs, il n’y a qu’à voir la gueule qu’il fait, l’Isidore. Il préfère regarder le boulevard, les gens propres sur eux, bien élevés, les gens qui se contentent de passer en nous souriant et qui ne s’assoient pas sur le banc des autres, EUX !
  • 29.1.12

Murmures aveugles

J'habite un studio dans un immeuble un peu insolite. Étroit et pointu, sorte de Flat Iron petit modèle, il est coincé entre deux rues à angle aigu qui donnent sur une grande place des hauteurs de la ville. Le bâtiment est si étriqué qu'il n'y a qu'un logement par étage, percé de fenêtres sur trois de ses quatre murs. Comment une telle aberration architecturale a-t-elle pu s'élever parmi les standards haussmanniens du coin, je ne peux l'expliquer.

Toujours est-il qu'installé au dernier étage, je bénéficie pour un loyer relativement modeste d'une vue dont les plus luxueuses villas de la région ne sauraient rêver : la pointe vers le sud, mon logement constamment baigné de soleil surplombe les merveilles alentours, m'en dévoilant chaque matin le spectacle renouvelé.

Délicieux environnement, pour moi qui travaille à domicile, et source inépuisable d'inspiration. J'ai orienté ma table face à la fenêtre centrale, la chaise adossée à l'armoire recouvrant le dernier mur et, ainsi calé, je traverse à la tête de mon vaisseau de pierre les horizons réels et fantasmés du jour.

D'une semaine à l'autre, le paysage change ; la ville évolue. On rénove des usines, déploie des jardins, élève des buildings. La cité respire. Ces temps-ci, c'est notre quartier qu'on fabrique. Les ruines sont ramassées, les artères sont reprises, les façades rajustées.

Un midi, grand fracas : l'immeuble voisin est tombé. Dans mon dos, le lien est coupé avec la chaine d'édifices de la rue ; dans mon esprit, le vaisseau largue les amarres, prêt à franchir de nouveaux caps.

Les journées se poursuivent pourtant sans grand changement, l'essentiel des travaux se déroulant désormais dans la partie de la ville qui m'est invisible. Isolé que je suis du tumulte par la hauteur et l'épaisseur des vitres, l'agitation des rues proches ne m'atteint guère. Ce n'est que le soir, furetant entre chiens et loups, que je fais connaissance des formes modifiées du secteur, qu'un labyrinthe nouveau se laisse entreprendre au gré de flâneries délassantes.

Depuis quelques jours cependant, je sens quelque chose dans mon dos ; comme de légers chuintements, par vagues. Cela semble provenir de l'armoire. Quelque rongeur déplacé par les travaux, me dis-je, qui aura élu domicile à bord du navire rescapé. Pas plus troublé que ça par l'intrusion, j'accueille alors le naufragé d'une bienveillante indifférence et me replace à la barre, aussitôt repris par mon travail.

Mais comme l'étrave sur la grève, la raison échoue sur les nerfs, et l'illusion est éphémère ; malgré tout le détachement auquel je m'efforce, impossible de me concentrer. J'ouvre alors l'armoire, ses tiroirs, ses fermoirs : rien. Je fouille, j'effeuille, j'affole : aucune trace. Si ce n'est pas l'armoire, c'est le mur ; d'un mouvement, le meuble laisse place à la paroi. Je m'approche. C'est bien la pierre qui chuchote. Je tend l'oreille. Il n'y a pas de rongeur, pas même de chat noir ; juste une voix.

Une voix discrète et claire, qui raconte. Je l'écoute. Elle raconte des images, elle décrit des actions, elle dit des tranches de vie, les unes derrière les autres sans qu'aucun sens les relie. Qui parle ? Il n'y a plus personne derrière le mur. J'écoute encore, je m'approche mieux. Et je saisis : la voix détaille ce qui se déroule de l'autre côté de la façade, au fur et à mesure. « une femme en robe rouge et sourire tendu sors de la boulangerie un sachet à la main ; un ballon usé traverse la chaussée au niveau du 26 ; le dernier ouvrier quitte le chantier en crachant au pied de la bétonneuse ; les volets de la deuxième fenêtre du rez-de-chaussée du 19 claquent au vent ... »

C'est un flot interrompu, rythmé d'un souffle doux. Les phrases s'égrènent, les mots s'enrobent, les vies se suivent ; et je reste béant, le nez sur la cloison, embarqué par la mélopée. La lumière décline lorsque je reprends mes esprits. C'est le soir, déjà. La voix s'écoule toujours, annonçant la fermeture progressif des commerces. Je me hâte de descendre faire quelques provisions.

Au bas, pour la première fois, la ville m'apparaît terne. Je retrouve les traces du récit de la journée, mais les couleurs me déçoivent, les gestes semblent factices. Sitôt mes courses faites, je m'empresse de remonter auprès du mur, sans passer par les rues comme à mon habitude. Toute la soirée, je me laisse bercer par la voix. La nuit avançant, les évènements se raréfient, mais le débit ne faiblit pas ; le récit gagne alors en précision, décrivant chaque modification infime du paysage, jusqu'au craquement des poutres et au souffle du vent. Je m'écroule vers les premières heures du matin, enivré de détails.

À l'aube, les premiers rayons de soleil me lèvent. Le mur psalmodie toujours. Je déplace alors complètement l'armoire, recule ma table pour m'adosser directement à la pierre, et me remets au travail. Loin de me distraire, les mots du mur se révèlent un puissant moteur créatif, et j'avance au delà de mes espérances. Mais quelque chose ne va plus : par les fenêtres, la vision de la ville m'est devenue désagréable. Mise en ordre avec sagesse par la voix qui me glisse aux oreilles, la réalité que j'observe à travers les cadres me parvient plate, fade, puérile. Il lui manque le mystère qui reste entre les mots quand ils tentent de décrire, tout ce qu'ils échappent et qui fait leur saveur. L'image martèle son évidence, sur chaque volet du triptyque, mais elle n'a pas le timbre du récit.

D'un coup, elle m'est insupportable. Il faut qu'elle disparaisse, je ne peux plus la voir.Mais il n'y a rien pour l'obstruer, pas même de rideaux pour en atténuer l'appel. Je tente alors de l'isoler en lui tournant le dos, la table contre le mur. Mais les murmures du coup m'esquivent ; trop loin pour les saisir, trop frontal pour leurs charmes. La situation devient critique, je me sens perdre le contrôle du navire. Mon esprit s'échauffe ; en un instant, je suis dans la rue.

Là, le malaise s'accentue. Je regarde tout autour de moi. Quel est ce monde sans relief soudain ? J'avise l'image du magasin recherché, y puise le matériel nécessaire et remonte à toute vitesse dans mon bâtiment, plus perturbé que jamais. Vite, vite, je comble les béances traîtresses. La ville disparaît derrière les planches, colmatée dans sa candeur. Je respire à nouveau. Dans l'obscurité, le mur me parle toujours, et lui seul désormais porte la voix du monde. C'est ainsi que je suis bien, enfin. Avec lui. Dans notre intimité. Je ne veux plus que ça.

Je vis au pied du mur, désormais.

Tout le jour – ou toute la nuit parfois, il m'est impossible de savoir – je l'écoute me narrer le détail de cette existence qu'il déplie sans violence, sans caprice, au battement de son souffle apaisant. Quand le moment viendra, je parlerai à mon tour. C'est trop tôt, pour l'instant. Nous nous connaissons à peine. Mais nous avons le temps, tout le temps. Qu'il rêve ou qu'il mente, peu importe. C'est notre histoire, et elle ne fait que commencer. Bientôt, nous serons vraiment frères ; il me reste juste une étape à franchir.

Lorsqu'il faut descendre pour s'approvisionner, je garde les yeux fermés quasiment tout le trajet. C'est chaque fois la même liste, les commerçants se sont habitués. Au retour, je passe près du chantier voisin, qui semble abandonné. Derrière les balustrades, je m'arrête un instant et j'ouvre les yeux. Je suis devant la façade extérieure de l'immeuble, à l'emplacement de l'édifice détruit. Je regarde le grand pan de pierre gris, un couteau à la main.

Et je sens bien, face à mon mur aveugle, qu'il est injuste qu'un seul de nous deux soit infirme.

Ce texte a été écrit par Franck Thomas dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez suivre Franck sur son blog www.frth.fr  où il pousse de beaux Crire, écrits, rires, cris et sur lequel aujourd’hui vous trouverez mon texte en échange.

Pour connaitre la liste des autres participants aux vases communicants, suivez et cliquez sur TOUS les liens de la liste établie par Brigitte Célérier.

  • 6.1.12