La fenêtre est ton paysage. Tu regardes les montagnes au loin coiffer les immeubles. Des cimes descend le noir que tu bois par petites gorgées. Un café fumant pour faire monter le jour en toi. De la vue, malgré le ballet des saisons, rien ne change. Seul ton regard mène la danse. Le vent et les fenêtres qui une à une s’éclairent sont autant de partitions pour ta musique quotidienne. Mais il fait toujours trop haut depuis ta fenêtre. Trop haut pour voir l’humanité bouger, les visages rompre la nuit, trop haut pour sentir le frémissement du jour appeler à vivre. Depuis ton hublot, tu lances le rideau au vent. Drapeau blanc. Tu te rends.
C’est un jour de juillet. Pas un jour dont on oublie la date : le vingt et un en deux mille un. On n’oublie pas l’année non plus. Cette année-là où quelques mois plus tard, le monde se trouvera bouche bée. C’est trois mois plus tôt, donc. Trois mois plus tôt d’avant ce onze maléfique, c’est mon « july 21 ».
Toi, la date, tu t’en moques. Maintenant.
La rue est grisée d’été. Un léger vent balaie les gens rassemblés devant la porte. Les gens. Ces proches et ces inconnus, venus te voir et qui portent la tête basse, cérémonieux. Les regards sont vides et gênés d’être là. Pourtant ils sont venus. Ça se fait de venir dans ces moments-là. On s’habille en strict, on arbore le masque opportun et on vient planter la rue de sa présence. On vient combler le vide.
Toi et le vide que tu me laisses et qu’ils veulent remplir. Tu t’en fous.
Dans la maison, c’est l’été mais il fait froid. Il a toujours fait froid dans cette maison. L’humidité y est maîtresse, elle suinte de salpêtre qui nappe les murs et la tapisserie en vomit des tonnes. Personne ne semble le voir. Pourtant dans les recoins, le noir qui pourrit parade. La famille est regroupée dans le couloir, à guetter le dehors par l’entrebâillement de la porte, à compter qui est venu, à fustiger ceux qui ne sont pas là.
Toi, tu es dans le salon. Allongé et paisible, tu dois te marrer.
La moquette murale verte à gros poils bâille sur toi. L’odeur de ton tabac qui l’imprègne descend dans ma gorge pour y déposer quelques graviers que j’ai peine à déglutir. On entre pour te voir, faire le tour de toi une dernière fois pour que tu partes avec du souvenir. Que tu n’oublies pas les visages contrits mais aussi les regards en faux qui s’apitoient en folklore. Je remets en place le col de ta chemise. On aurait du l’amidonner. Je frotte les manches de ton costume pour le débarrasser des filets de poussière. Cette pièce est un nid d’araignées. Je dépose un baiser sur tes joues fraiches. Ils t’ont maquillé comme un acteur de théâtre. Je pense au dérisoire de mes gestes, je pense à toi, je pense à nous, je pense à l’endroit où tu vas.
Toi, tu t’en moques. Tu es beau.
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Extrait de « Rats taupiers », Éditions des vanneaux, 2016
La rue sous une douche d’eau chaude. Une eau invisible, mirage emporté par la réverbération du bitume, mais qui imprime sur les murs le ruissèlement des humeurs. Je marche traînant des pieds sous un soleil qui tremble aux fenêtres. De là, sortent bruits et têtes de brume. Un petit vieux tire ses volets pour se faire une ombre et la haute voix de son téléviseur s’étouffe. Plus loin, une autre ouverture sur le quotidien d’un enfant assis sur le rebord intérieur de sa fenêtre, les pieds nus à travers les barreaux de fer. Il joue sur sa console, casque en mousse vissé sur les oreilles. En face, une dame, masque et tablier assortis, tons orangés pour soutenir l’été, balaie devant sa porte une poussière si dense qu’elle forme un vent de désert sous mes pas. La rue en prend le rhume des foins quand j’entends derrière les murs claquer une dizaine d’éternuements. Après l’éclat et une quinte de toux, plus un bruit mais des murmures sous cloche dans la rue de l’été aux paupières basses. J’entends maintenant l’écho de ma marche, une sensation à l’intérieur comme une flaque que l’on piétine. Je continue automate, le sang aux tempes qui bout sous l’émulsion de la rue.
Qui est cet homme somnolant à la table d’un café ?
Face à lui, la rue passe de l’ombre à la lumière. On voit le soleil descendre les murs, passer sur le trottoir en découvrant quelques têtes puis s’enfoncer sur la terrasse pour atterrir sur l’homme aux paupières lourdes. Voilà que maintenant tous les rayons sont braqués sur lui comme si un technicien, plus haut dans le ciel, brandissait un projecteur sur son sommeil.
L’homme et l’ombre autour. L’homme dans ce cercle lumineux parfait. Le spectacle peut commencer : il va se lever, dos droit, tête haute et débuter un solo de claquettes. Il va se mettre à chanter peut-être ou à déclamer un poème pour la rue. Une minute, deux, trois... Mais rien ne vient.
Quelle est cette ville qui soudainement met en lumière un dormeur ?
Lentement, sous l’ombre d’un petit pont, un piaf du bec se déplume en regardant les rares promeneurs passer sur la berge. On voit sur la rivière la ligne d’un pêcheur qui tremble dans les vapeurs du ciel. Plus loin, sur les talus, des arbres ont soif et dressent leurs bras chétifs pour implorer le grand pardon. De l’eau sous cet été de tôle brûlante ! Il en faudrait à foison pour étancher les lueurs fauves qui traversent nos fronts. On regarde l’oiseau, la rivière, les arbres et la saison s’épouiller.
Qui du haut sapin ou du frêle ruisseau nous émeut le plus ? L’un nous rappelle à nos âges par son tronc découpé en lamelles de dizaines d’années tandis que l’autre, sage venu des plus hautes cimes, coule depuis bien plus longtemps que nous.
La majesté forestière qui tutoie le ciel ou l’humilité du ruisseau qui sous l’été s’assèche ?
La robustesse de l’arbre, son écorce comme peau friable mais inaltérable, sa propension unique à ployer sous le vent sans jamais céder ou le doux filet de l’eau qui trace son chemin sans grand fracas ni démonstration de force ?
L’un et l’autre, sans aucun doute. Tous deux indissociables, étalons de mémoire et de paix. Un couple parfait, détenteurs de l’équilibre naturel, dans la force et la délicatesse, l’aplomb et l’humilité.