Dans la cuisine à l’heure où le calme amplifie les acouphènes du monde, près d’un café, je fixe mes pensées sur la moitié d’un abricot. Elle ressemble à une oreille que le noyau a rendu sourde. Un temps, j’ai cru la voir bouger. Un vers, certainement.
… le bassin central du jardin brassa l’eau comme s’il venait de se réveiller, brusquement. Sursaut qu’un homme reprit en enlevant sa casquette, pour mieux se gratter la nuque. Ce geste effectué tout en continuant sa marche autour du bassin surprit le chien couché non loin, la truffe dans l’herbe ; il dût y voir un appel à jouer, la casquette étant la balle, le geste un lancer vers la clairière que formaient trois arbres en conciliabule. Arbres qui frissonnèrent comme si quelque chose venait agacer leurs pieds : une balle, une casquette, la truffe du chien ou les pas de l’homme ? Ce qui fît sortir du bosquet deux merles parmi une flopée de pigeons trop gras pour suivre leur envol. Tout se déroula avec une précision et un enchaînement extraordinaires, sans vraiment savoir quel événement avait participé à créer le suivant. Sursaut, jappement, frémissement, sifflement, envol, battement d’ailes et…
J’ai jeté un tas de pensées tarabiscotées sur l’écran avec l’espoir qu’elles trouvent
seules le chemin de la corbeille. En quelque sorte qu’elles s’annulent elles-mêmes au regard de leur fatuité.
Elle n’en ont rien fait.
Elles continuent à parader, tambours trompettes, avec cet air narquois que je leur connais bien. Plus je souhaite qu’elles disparaissent, les annulant sur la page à une allure de poinçonneur, plus elles grandissent, prennent de l’assurance, se gargarisent de leur prétention comme si elles étaient nées du premier rossignol.
Vas-y qu’elles persiflent en serif corps 14, du gras, du souligné, de l’italique, césures et cadratins en veux-tu, en voilà. Ça cabotine. C’est bien simple, on dirait qu’elles forment exprès pour m’embêter une espace insécable entre elles et moi. C’est dégoûtant. J’éteins tout (même si je sais qu’elles continuent sans moi).
Je cherche le nom des rues, non pas l’odonyme qui figure au coin de chacune, je ne les retiens de toute façon pas, mais leur sobriquet, celui que je leur donnerai une fois que je l’aurai trouvé.
Je cherche un nom, peut-être porteraient-elles alors toutes le même, qui saurait dire pourquoi j’erre ainsi en m’efforçant de les prendre par la gauche ou par le haut ou par le bas, là où je me souviens la fois précédente les avoir prises par la droite, le bas ou le haut. Et vice-versa. Pourquoi ce besoin de découvrir, sinon une nouvelle rue, un nouveau sens de marche puisque, il faudrait que je regarde sur une carte pour en être certain, je crois les avoir toutes empruntées au moins une fois, enfin non deux, gauche, droite, haut, bas, donc dans tous les sens. Pourquoi ?
À écouter les bruits naissant de la rue, il m’apparaît que les véhicules électriques de livraison font un bruit nouveau. Enfin, pas tout à fait nouveau mais quand même singulier. Comme un chut continu : chuuuuuuuuu sans que jamais le T final n’advienne. Ou alors un hue de cocher à son cheval : huuuuuuuuuu mais un peu plus sifflé. Sans le e qui, bien sûr, est muet. Pour l’obtenir, il faut mettre sa bouche en cul de poule et souffler. Voilà le hue du cocher électrique. Mais il doit y en avoir d’autres, d’autres véhicules électriques, d’autres sons.
Tu croises, décroises nerveusement les jambes. Les points d’appui sont précaires, la zone exiguë. La cigarette entre tes doigts pourrait crier. Tu tires dessus en pressant les lèvres si fort que ton visage se déforme. Tu es prise de spasmes, souffles, ventiles, la fumée sort. Comme un geyser.
Tu croises, décroises l’anxiété et ton corps rumine par saccades. Il faudrait te voir. Tu ne te vois pas, tes pensées sont bien trop imposantes pour un retour sur soi. Tu tiens comme tu peux dans ce réduit qu’est ton petit balcon.Tu pourrais déborder. Refuge et magma, comme un geyser.
Arrivé au salon, c’est à peine si je me souviens des pas qui m’ont glissé de la chambre sous le livre que je tiens maintenant en lecture dense.
À tel point que j’ai le sentiment d’être davantage dans l’histoire qui m’est contée que dans le fauteuil qui me porte. J’en prends conscience comme si je venais de naître. Pour un peu, je crierais puis pleurerais. Le jaillissement du réel est parfois cruel.
À mesure que le mur mange les ombres, que la lumière renaît par petits aplats beiges, j’ouvre les yeux. Oh pas que j’en ai envie. Je resterais bien fermé comme un jour férié. Moi et le canapé, un livre et au bout le souper comme seul objectif. Mais voilà le mur mange les ombres, vorace à dents longues, assoiffé de lumière, aussi fier qu’un gars du sud prenant le maquis. Je râle, râle. Beaucoup sous mon corps lourd. À mesure que le jour me réveille.