La femme au balcon XLII

Toutes les fenêtres sont ouvertes, aujourd’hui. Les intérieurs s’aèrent et les balcons ont pour un temps laissé tomber leur fonction de sas. Je vois chez les voisins d’en face quasiment comme chez moi.
Vient au balcon l’homme du second étage. Il étend son linge : chemise, pantalon puis par-dessus un grand drap blanc qui descend presque jusqu’à la fenêtre de la femme du premier, « ma » femme au balcon. 
Vient au troisième une vieille dame et une bassine remplie d’eau mousseuse ; voilà qu’elle y trempe mi-bas et culottes, remue, tape son petit linge comme le faisait autrefois ma grand-mère au lavoir du village.
Vient ma voisine à demi-cachée  par le bas du drap qui balance au-dessus de son balcon. Il fait des petits flap-flaps dans le vent, se lève puis retombe, masquant puis démasquant son visage. 
Rentre l’homme du second alors que le drap ne tient plus que par une épingle et glisse encore un peu plus dans la rue.  
Rentre la dame du troisième et sa bassine d’eau tiède. Un peu d’eau savonneuse coule le long du mur, quelques bulles éclatent sur les moulures. 
Rentre ma voisine qui en a assez de jouer à cache-cache avec le drap. Drap qui, peu de temps après son départ, finit par tomber sur son balcon.
Une odeur de lavande prend la rue à témoin. C’est le vrai printemps qui s’installe.
  • 30.4.22

Le silence de mon poing

Je cherche un signe dans la maison
qui tirerait le silence de mon poing. 

La vibration vient de la fenêtre,
pleine du sommeil des autres. 

Un éclat rôde sur la vitre,
paupières ouvertes sur la ville. 

J’ouvre la main.
  • 27.4.22

La femme au balcon XLI

Jour de vote. Nous vivons dans le même quartier. Nous sommes appelés par conséquent à nous déplacer dans le même bureau de vote. Le numéro 11 de notre canton. Midi, je sors. Le bureau n’est qu’à deux pas de nos appartements. Nous nous y verrons peut-être à moins que tu aies décidé de voter plus tôt ou plus tard que moi.
En fin de matinée, je t’ai vue sur le balcon. Il m’a semblé à la façon dont tu étais habillée que tu t’apprêtais à sortir. J’ai pensé à mes parents qui toujours faisaient un effort vestimentaire pour aller voter. Il faut être de propre, disait ma mère mais pas trop parfumés, cela pourrait gêner les autres. 
Au numéro 11, on se verra peut-être effectuer notre devoir civique. Quel parfum auras-tu mis dans ton cou ? Viendras-tu seule ou accompagnée ?
Midi et cinq minutes. Je suis dans l’isoloir. Je regarde la poubelle, ce sac plastique accroché au coin de la petite planche qui nous sert d’appui pour glisser le bulletin dans l’enveloppe. Je ne peux m’empêcher de fouiller sur le dessus pour découvrir les derniers bulletins jetés. J’en vois quelques-uns qui ne me font pas plaisir. Je soupire mais c’est la règle, c’est la loi. Chacun s’exprime en son âme et conscience.
Je tire le petit rideau, sors de l’isoloir. Et tu es là, juste devant moi dans la file d’attente de l’isoloir n°5 bureau n°11, le même que le mien. Tu as jeté le mauvais bulletin. À ta nuque longue et blanche, je soupire une nouvelle fois. Je n’aime pas ton parfum.
  • 24.4.22

J’attends mon tour

La lumière se vide d’elle-même 
s’accroche quelque part
où mon œil ne sait pas aller. 

Le jour va jouer des notes
de nuit longue — requiem 
pour un paysage d’ombres. 

La lumière va parler de croches 
de portée musicale à d’autres
que mon oreille n’entend pas. 

J’attends mon tour.
  • 23.4.22

La femme au balcon XL

On sait tous les deux qu’entre nous, rien n’est possible. On ne le veut pas. Il y a une sorte de barrière : le balcon puis la rue bien sûr mais aussi cette zone immatérielle, une bulle intime que l’on ne veut surtout pas percer. 
Il arrive tout de même que trop proches, lorsque tu sors, lorsque je sors, lorsque nous sommes en face à face sur nos balcons respectifs, il arrive que la bulle se tende comme un ballon de baudruche prêt à éclater. Dans ces moments-là, on sait retirer l’air à l’intérieur du ballon, retenant notre propre air, notre propre respiration ; les sourires viennent dissiper le malaise et déclinent les prises de parole qui pourraient advenir si on se laissait aller à trop de sociabilité. On souffle, on regonfle un peu nos bulles jusqu’à la limite du soutenable. On esquive les regards et la pression entre nos deux zones retombe. Nous pouvons nous retirer sans encombre de ce mauvais pas. Comme deux inconnus qui tiennent à le rester, lentement, en emportant nos désirs retenus.
  • 22.4.22

La femme au balcon XXXIX

Il fait actuellement 13 degrés, 11 au niveau du ressenti à cause du vent. Il y a 60% de chances ou de malchances qu’il pleuve à partir de onze heures. Ce taux augmente jusqu’à 90% dans la journée. 
Autant dire que si tu souhaites sortir fumer, c’est le moment. Maintenant qu’il ne pleut pas encore et malgré les deux degrés de moins que l’on ressent dehors à cause du vent. Le vent va tomber, avant qu’il pleuve. Tu vas tomber sur le balcon, avant que le vent tombe. Je le sais. N’oublie pas ton paletot, ni ton aplomb qui fait face au vent. Plus tard, il sera trop tard. Balcon mouillé et pluie légèrement inclinée qui, de la rue, giflera tes vitres avec une violence estimée à 90%. Le taux d’humidité qui s’en suivra ne te permettra pas de t’asseoir pendant longtemps sur ta caisse en bois gonflée d’eau.
Sors et fume, maintenant. Je le veux.
  • 20.4.22

Pas mal de choses

Il y a pas mal de choses 
planquées derrière cette fenêtre 
au-delà du mur qui l’encadre. 

Une pièce en forme de vie 
des attentes des persistances
qui jouent à s’éclairer. 

Il y a le souvenir sur la table 
dans une assiette ébréchée 
et le regard de l’enfant qui la touche. 

Un soupir plongé dans l’évier
quand il faut garder l’espoir 
entre deux paroles usées. 

Il y a des plaintes sur les meubles,
des poussières nouvelles 
que demain il faudra chasser. 

De faux sourires pour le bien-vivre
vite effacés par l’ombre 
des grands draps étendus. 

Il y a au fond un coin oublié
où s’amoncellent de vieux 
soucis que le temps noircit. 

Des bouchons sautés trop loin,
des couteaux, des fourchettes
couverts de rouille des mauvais jours. 

Il y a pas mal de choses 
planquées derrière cette fenêtre,
continuer l’inventaire pour tomber le mur.
  • 18.4.22

La femme au balcon XXXVIII

Tu es arrivée ce matin avec un casque audio sur la tête que je ne t’avais jamais vu. Il fait vingt degrés sur nos balcons aujourd’hui alors qu’il n’est même pas huit heures. Malgré cela, tu as gardé ta couverture grise sur les épaules et tu fumes en dodelinant de la tête. Coupée du monde par la musique qui va et vient entre tes oreilles, coupée de la douceur de cette matinée, tu sembles hors du temps. D’ailleurs, tu n’as pas regardé vers moi, en sortant. Tu t’es assise rapidement, tu as allumé ta cigarette, l’as fumée tout aussi rapidement et tu es rentrée chez toi en faisant trembler la fenêtre. 
J’ai un air dans la tête depuis, un air que j’essaie de chasser mais qui tourne en boucle comme si j’avais un casque sur les oreilles :  The more I see you, the more I see you… et j’ai un peu froid.
  • 15.4.22

La femme au balcon XXXVII

Depuis que nous nous sommes rencontrés, il se passe quelque chose de nouveau entre nos fenêtres. On dirait que l’air a changé, qu’il y est beaucoup plus dense. Sous son poids, la rue a légèrement rétréci dans sa largeur. Nos balcons sont plus proches. D’aucuns diraient qu’on a brisé la glace. Nos regards sont plus longs, ne peuvent éviter un sourire glissé comme un bonjour, une présence renforcée qui en dit plus : je t’ai reconnu, je t’ai vu l’autre jour dans la rue, loin des balcons, alors désormais, on est plus proches qu’avant. On se risque à des gestes de la main pour tendre un fil invisible entre nous. On est à deux doigts de se parler sur cette ligne que chacun de nous lance à l’autre comme deux piètres pêcheurs ; mais on ne le fait pas, les mots en diraient  trop, risqueraient de couper le fil, de rapprocher beaucoup trop les balcons. On ne veut surtout pas que la rue disparaisse.
  • 14.4.22

La femme au balcon XXXVI

On s’est rencontrés. Dans la rue. C’était la première fois. Bien que voisins, le hasard avait voulu que jamais nous ne soyions descendus ensemble de nos appartements respectifs. Jamais nous n’avions poussé dans le même mouvement la porte de nos immeubles pour nous retrouver nez à nez sur nos pas de porte respectifs. 
Dans la rue. On s’est rencontrés. Aujourd’hui. Mais loin de chez nous. Dans un cadre inhabituel, plus loin dans la ville où jamais je n’aurais cru qu’elle pût exister. Un peu comme lorsqu’enfant, je croisais ma maîtresse d’école au supermarché. C’était bien la même personne mais débarrassée de son tableau noir, de son petit bureau monté sur une estrade, ici dans un rayon entre les fromages et les boites de conserves, avec un sourire et un regard de connivence que je n’avais jamais vus, elle m’apparaissait irréelle. 
Aujourd’hui. Nous nous sommes rencontrés. Et de part son visage, son allure au milieu d’un quartier de la ville où elle ne devait pas apparaître, la femme sans son balcon, sans cigarette ni même téléphone à la main, debout dans une sorte d’incrustation numérique dans le paysage, m’a paru complètement nue.
  • 12.4.22

La femme au balcon XXXV

La façade est allumée de soleil ce matin. Comme un écran avec des reflets bleus, diodes électriques qui scintillent lentement à la faveur de quelques ombres. On y voit aussi des silhouettes découpées, passages éclairs des voisins de l’appartement du dessus. Sorte de manège désarticulé, de projection d’un théâtre muet où les personnages s’allongent selon l’humeur de la lumière. Entre ces chimères, courent des fils électriques abandonnés et autres rallonges pour antennes râteaux qui ne servent plus que de perchoirs à pigeons. 
Et toi, sur ton promontoire, qui regardes le contour des balcons accueillir sur ma façade un semblable spectacle à la fois minuscule et hypnotisant, tu as peut-être un même vague à l’âme perché sur quelque antenne mentale abandonnée.
  • 9.4.22

Ça se saurait

Fin de nuit,
le pépiement d’un oiseau 
se mélange péniblement 
avec les bruits de la ville. 

Une fenêtre s’ouvre 
sur une voiture qui passe.
Son vent rapide sur le bitume 
gifle un passant mal réveillé. 

Son éternuement non retenu,
l’oiseau qui s’envole apeuré 
ne déclenchent rien de spécial
à l’autre bout du monde,

ça se saurait.
  • 8.4.22

Le jour est froissé ce matin

Le jour est froissé ce matin

je l’ai vu se lever un pli 
par heure 
sur mon visage fermé
par l’épingle de la nuit

je l’ai vu tirer sur le rideau
lentement
à la lumière raboter le noir
qui découpe chaque pensée

j’ai vu le matin repasser 
à la pattemouille
lisser mon poil avec la langue 
me préparer au fer chaud
  • 6.4.22

À chaque note

J’écoute le vent siffler sur les toits,
un air froid et piquant.  
La mélodie fuit entre les tuiles
taillées comme des hautbois. 

À chaque note
aussi brève que répétée,
on entend la rugosité du jour
perdu dans les combles du temps. 

Ça racle et trébuche 
dans les soupentes vermoulues,
vrille et tord — j’écoute 
le vent nous dire nous.
  • 5.4.22

Je voudrais écrire un poème

Je voudrais écrire un poème qui perd l’équilibre. Il se trouverait dans une cuisine, sur une table en formica rouge, entre un bol de chicorée et une tartine beurrée avec juste un filet de confiture. Ou bien, au-dessus de cette grande armoire, sous quelques moutons de poussières, un peu pâle, comme à l’agonie mais heureux d’être là. Il pourrait aussi être dans l’entrée dans cette jatte plate dans laquelle on trouve dans le désordre : une vieille pile usagée, un lacet orphelin, tout un tas de pièces en cuivre rongées par le temps, une pince à linge vert pomme, un trousseau de clés qui n’ouvrent plus rien et un petit calendrier à trois volets de 1988. Il serait perdu, légèrement désuet, avec un soupçon de nostalgie assumé, un rien désinvolte mais avec un sourire sérieux de jeune fille. Il serait joli mais inclassable, pas très académique mais émouvant, en bonne santé mais hoquetant face au sens de la vie. Un peu comme toi quand tu sors du sommeil avec ta tête d’ourson mal léché.
  • 3.4.22

Passent les filles

Un peu du ciel tombe dans la rue,
s’y répand pire que l’hiver. 

Les jupes courtes n’y sont plus à leur aise
dans le tremblant des fenêtres. 
À vos pas on attache des fils découpés dans des neiges éternelles. 

La ville a le souffle court 
et l’haleine chargée de plomb. 

Passent les filles et leur mouron
comme des bourgeons fuyant le froid
l’innocence blottie sous les talons.
  • 2.4.22