Il paraît que les vieux chagrins restent sur nos visages, qu’ils tracent leurs sillons, pore après pore, année après année, jusqu’à devenir les chemins de traverse qu’empruntent nos rides pour nous aider à sourire.
On hésite à travailler en présenciel ou en distanciel selon le bon vouloir des chefs qui ont pour mission de décider si la distance doit être de mise ou si la présence s’avère indispensable.
Alors, on se zoome ou se meete ou encore se teame par écran interposé pour statuer sur notre sort, pour savoir si notre corps a la permission de sortir, de s’engager avec d’autres corps sous un ciel clément ou si décidément non, les nuages sont encore trop présents pour envisager un retour incarné dans les bureaux.
Dans le process de décision, une évidence ne dit pas son nom, une question est mise à nue : être présent, être avec et parmi les autres a-t-il encore un sens ?
Il y a ce monde qui va cahin-caha dans les rues, ces boutiques rouvertes sur l’espoir malgré leurs portes barrières devant lesquelles chacun doit se responsabiliser. Des affichettes sont collées là, sur les vitrines, pour nous dire de porter masque et mains propres. Alors, il faut se frictionner avec du gel, montrer pattes blanches avant d’aller consommer à trois ou quatre, pas plus.
Il y a ce monde qui rouvre parce qu’il faut acheter pour que d’autres puissent vivre. Peuple muselé et hagard rompu aux emplettes à emporter, consommateurs figés devant des comptoirs de fortune, à un mètre les uns des autres. Gare à celui qui tousse ou éternue. Il faudra longtemps se serrer les coudes.
Son bois craque sous la poussière. Le soleil a beau chercher dans le vent de quoi cirer son visage, dehors est pâle comme une première neige. On y vient tout de même regarder l’oiseau qui fait semblant de voler, le chat maigre qui lance de gros yeux à demain. Mais le passant n’a plus d’adresse pour rêver. Le cœur n’y est plus.
La rue n’en peut plus de voir si peu de monde. Depuis un mois et demi, on l’a quasiment désertée. Seuls quelques pas par jour sur son bitume, petit pas fébriles et lents, sorties de première nécessité, traversées de besoins vitaux. Pas plus d’une heure et les gens s’en retournent.
La rue a peur de ne jamais revoir la foule, de ne plus avoir à gérer les croisements sur les trottoirs, les frottements d’épaules, les montées et les descentes, les « Pardon, excusez-moi » assortis de sourires.
La rue transpire sous ce nouveau soleil solitaire et sous une angoisse chaque jour plus prégnante. Et s’ils ne revenaient plus jamais. Et si elle se retrouvait un jour complètement seule. Et si elle ne servait plus à rien. Autant de cogitations qui ont remplacé les congestions à ses carrefours. Elle vit sous un éternel feu vert au bord duquel ses passages piétons dépriment.
La rue ne bouge plus et scrute les portes à l’affût des sorties. Désormais, elle compte les gens qui passent sous les porches, qui osent encore pousser leur nez dehors puis fais un rapport journalier sur une petite fiche Bristol. Le soir, lorsque le couvre-feu lui assure que plus personne ne sortira, elle compile les chiffres, dessine des graphiques à bâtons et de belles courbes. Il paraît que depuis qu’ils ne la foulent plus, les gens font pareils pour compter leurs morts. Elle ne peut pas y croire.
1er mai, 18h30, les cloches retentissent dans la cour. Je lis Yôko Ogawa et m’arrête un instant pour apprécier la douceur de l’air et la danse des cloches qui déjà se calme.
À l’étage, j’entends parler italien. Une voix d’homme très forte qui n’en finit plus de parler.
Les cloches sont remplacées par les sirènes d’une voiture de police qui, elles aussi, se calment très vite. 1er mai, 18h30, les cloches retentissent dans la cour. Je lis Yôko Ogawa et m’arrête un instant pour apprécier la douceur de l’air et la danse des cloches qui déjà se calme.
À l’étage, j’entends parler italien. Une voix d’homme très forte qui n’en finit plus de parler.
Les cloches sont remplacées par les sirènes d’une voiture de police qui, elles aussi, se calment très vite.
Yôko parle encore un peu dans ma tête, en italien. Je ne comprends rien. Sinon, qu’elle écrit tout ce qui la traverse pendant l’écriture du manuscrit de son nouvel ouvrage. Manuscrit zéro, c’est le titre du livre.
Le vent se lève. Je l’entends tourbillonner dans la cour mais ne le sent pas.
Ogawa, c’est la fuite des idées ou plutôt la fuite du temps comme un vent que l’on ne ressent pas, comme si son écriture n’était guidée que par la pensée de l’instant. Le son des cloches qui très vite s’évanouit : c’est peut-être ça son écriture. Ou bien est-ce la sirène d’une voiture de police qui disparaît rapidement.
Elle capture la durée dans sa langue. C’est sûrement elle qui vient de faire taire l’Italien à l’étage. Elle capture la durée dans sa langue. C’est sûrement elle qui vient de faire taire l’Italien à l’étage.