Tari

De l’enfance, je retiens les puits et les fontaines taris. La pierre sèche dont on faisait des sanglots. Les pluies qui ne venaient pas, même en suppliant le ciel longtemps. L’écho long et profond de ma voix qui descend dans la terre. Les petites joies cachées sous les cailloux, brins d’herbes folles dans le vent pour oublier le temps. La patience des longues journées d’été à qui la nuit tirait des ivresses.

2020
  • 22.6.25

Le quai

De l’enfance, je retiens le quai surplombant la rivière. Le saut dans la vie que c’était de se dresser debout sur le muret au bord du vide que l’on appelait Espace, à rester là à boire le corps de l’autre, le corps ami sous un soleil qui rendait prétentieux. Petits corps sans esprit à jouer la vie près du précipice, à relever le défi ultime : cap ou pas cap de plonger puis de nager dans la vase jusqu’au bout de la rivière ?
Le quai qui fait grandir : l’espace d’un instant, y revenir est un vertige.

2020
  • 18.5.25

Murs de paille

De l’enfance, je retiens la douleur des autres et comment ils s’évertuaient à la masquer. Faux semblants et visages irradiés de mensonges, ombre épaisse leur barrant le cou cachée sous des écharpes de joie. 
Douleur qui traversait la mienne, elle-même dissimulée grâce aux murs de paille érigés autour du bonheur. 
Longtemps, ce qui en résultait de silence en moi oeuvra à ouvrir les mots d’aujourd’hui.

2020
  • 11.4.25

De l’enfance, je retiens le ciel qui se mascare

De l’enfance, je retiens le ciel qui se mascare. J’aimais ce verbe qui pourtant annonçait l’arrivée d’un orage ou pour le moins la pluie dense comme le sont les gros nuages qui s’emparent du ciel. Et par extension, mascarer s’appliquait dans la bouche de mes parents à tout ce qui dans la vie pouvait se couvrir de sombre ou donnait signe avant coureur de défaites voire d’échecs cuisants. Dès lors, « ça se mascare » était un refrain assez régulier. Mes bulletins scolaires de trimestre en trimestre se mascaraient. Lorsqu’il m’arrivait d’esquiver la vérité pour ne pas dire de mentir éhontément, j’avais devant ma mère le visage qui se mascarait. Et quand la mort approchait de trop près un parent, un ami, une connaissance, le meilleur euphémisme ne pouvait être autre chose qu’un ciel de vie qui se mascare.  
Mais ce verbe, utilisé à tort et à travers, trouvait surtout en moi l’écho artistique qui faisait tant défaut à mes parents. Mascarer était peindre, certes pas de la meilleure couleur qui soit mais l’employant, je les imaginais toujours en train d’esquisser dans le ciel ou sur des visages un joli barbouillage de mots qu’eux seuls savaient réaliser.
  • 13.11.21

De l’enfance, je retiens le bouquet de fleurs du vendredi soir

De l’enfance, je retiens le bouquet de fleurs du vendredi soir. Mon père s’arrêtait au marché local et achetait son bouquet au stand tenu par une amie. Elle lui composait un gros ensemble de fleurs à hautes tiges, multicolores et très odorantes.
Lorsqu’il passait la porte en rentrant du travail, les fragrances qui piquaient le nez et les yeux le précédaient. Maman faisait mine d’être surprise. Elle avait déjà nettoyé le vase pour accueillir le bouquet. Couper un peu les tiges en biseau, ajouter de l’eau puis sourire à papa. Le rituel s’arrêtait là. Comme chaque vendredi.
Les fleurs et leur odeur finissaient sur un napperon blanc tricoté aux crochets et posé sur le grand bahut qui faisait office de vaisselier. Le vase, coulé dans un verre imitation cristal, était constellé de petits carreaux qui donnaient à l’eau et aux tiges une couleur trouble. Dès lors, les fleurs mourraient. Un jour ou deux ou au plus tard le lundi suivant, elles ne ressemblaient plus à rien : perches sèches plantées dans de l’eau croupie. Maman versait le tout dans l’évier dans un grand geste de lassitude ; les fragrances de patchoulis se transformant alors en une odeur putride spécifique à la décomposition.
Les bouquets se sont succédé durant des années. Toujours les mêmes fleurs, la même amie fleuriste (dont certains jaloux disaient qu’elle fut la maîtresse de mon père), les mêmes odeurs, le même vase pour le même emplacement et un vendredi soir, il faisait froid et papa est entré sans fleurs. Maman l’a embrassé.
  • 7.4.21

De l’enfance, je retiens les messes basses dans les couloirs

De l’enfance, je retiens les messes basses dans les couloirs. L’expression m’échappait alors. Je ne voyais aucun problème à prier en murmurant, même si le couloir s’avérait un endroit incongru pour le faire. Version pieuse de mes pensées, messes prégnantes vers lesquelles ma grand-mère tirait ma carcasse, avec ses mains enroulées dans un chapelet de billes noires qu’elle portait régulièrement à la bouche. Pour moi, les messes basses, c’était ça : la prière de ma grand-mère agenouillée devant un Christ muet qui ne daignait nous accorder qu’une tête hirsute et obséquieusement inclinée sur le côté.
Mais non, je me trompais. Il s’agissait d’échanger des propos que personne ne devait savoir ; on les appelait les secrets de grands. Parfois, il était même admis de médire, de partager avec ses proches moqueries et quolibets envers son prochain, voire même d’éprouver ensemble et en catimini de la petite haine que doux Jésus ne nous permettait pas de dévoiler au grand jour.
Enfin, il a bon dos, Jésus, me disait souvent ma grand-mère, en levant son chapelet au ciel.

 

  • 16.2.21

De l’enfance, je retiens le regard noir de ma mère

De l’enfance, je retiens le regard noir de ma mère. Elle, qui l’a si bleu, quand vient l’absence, il change de couleur par la fixation d’un point imaginaire, il sombre peu à peu, perdue qu’elle est dans ses pensées qui l’abattent, ternissant toute couleur autour, pupilles denses, dressées dans la colère ou l’abattement. Et l’absence grandit, semble étirer tout son corps pour le rendre de plus en plus mince, pour que plus rien n’existe que le regard et les ruminations sourdes envers celui pour qui une haine grince, faiblement, puis violemment quand je la sors par un sourire de sa torpeur, coupant le fil tendu qui la lie à son désespoir. Là, elle me voit comme la petite copie de mon père.
  • 23.1.21

De l’enfance, je retiens la timidité trop présente

De l’enfance, je retiens la timidité trop présente comme une intimité mal gérée. Être parmi les autres à cet âge où tout reste ouvert, trop ouvert ; où la part du sensible qui doit se dire ou se montrer reste floue. Difficile temps durant lequel il fallait apprendre à régler ses émotions sur celui qui devant nous s’exposait. Le curseur de la pudeur poussé parfois jusqu’a l’indécence, sans qu’on ne comprenne vraiment comment la situation pouvait si vite évoluer d’un extrême à l’autre, d’un simple mot, d’un simple geste. Pourtant, je retiens ces mots malhabiles, ces gestes gauches, ces discours embués dans une eau d’angoisse comme autant de marches d’une grande échelle qui court encore dans le ciel.
  • 28.12.20

De l’enfance, je retiens des instants aussi fugaces qu’inutiles

De l’enfance, je retiens des instants aussi fugaces qu’inutiles. Un mot, un geste qui reviennent sans qu’ils soient invités dans un éclair traversant la pensée. De l’anodin surgissant pour donner du non-sens à ce qui en a déjà beaucoup. Un feu dans la mémoire que rien ne parvient à éteindre. Il faudrait s’allonger sur un divan et se laisser aller pour vraiment comprendre pourquoi la mémoire a choisi de tels instants. Inconscient, fixation puis pirouette pour effacer le réel ? Que gardait de l’enfant quand les jalons sont si inextricables ? Écheveaux sombres dans le coin de la tête placés là pour me défier d’en tirer des merveilles.
  • 5.12.20

De l’enfance, je retiens une grand-mère et le blanc des hauts plafonds

De l’enfance, je retiens une grand-mère et le blanc des hauts plafonds. Dans cette maison, grande – on disait « de maître » car grande oui mais surtout haute – dans cette maison haute où les plafonds semblaient vouloir s’envoler, j’allais une à deux fois par semaine, mardi ou samedi soir, dormir. C’était là que vivait mon ami que ma mère disait bourgeois. Parents propriétaires viticoles, grande famille pour grande et haute maison. J’étais logé dans un chambre d’amis parmi le nombre incalculable d’autres chambres affublées de noms de couleurs. La mienne était blanche ; rideaux, dessus et descente de lit, miroir, meubles, tout était blanc. Et haut, tellement haut et moi si petit sous ses plafonds qui me laissaient trop de vide.
Dans une des pièces, était-ce encore une chambre, vivait une grand-mère. Seule. Elle ne sortait jamais. Assise dans un fauteuil à franges molles, près d’une fenêtre qui donnait sur des vignes, une mer de vignes montées sur fils de fer qui filait à perte de vue vers un gouffre dans lequel ses yeux semblaient s’être perdus pour toujours. Au-dessus d’elle, le grand plafond l’écrasait de sa blanche splendeur d’autrefois. Cette femme d’une beauté intacte était figée dans le temps et l’espace, tenue à la vie par l’assise du fauteuil et un vieux souvenir de grandeur.
  • 28.11.20

De l’enfance, je retiens les longs dimanches près du feu de bois

De l’enfance, je retiens les longs dimanches près du feu de bois. La chaise de paille à la large assise et le père courbé au tisonnier. La mère loin à la couture affairée, un œil sur l’aiguille, l’autre sur le chas de nos pensées. Le silence qui fait des mailles, du salon au crépitement des flammes et nos regards perdus dans la danse hypnotique du feu. Couleurs de la langueur. Du bleu long au jaune court, du rouge à nos joues au tas de braises naissant. Nos corps près de la cheminée à chercher la chaleur qui nous manque. Les va-et-vient du patriarche pour alimenter le foyer de bûches toujours plus grosses pour que jamais ne se tarisse cette joie contenue, pour que jamais n’adviennent nos cendres froides tant redoutées.
  • 15.11.20

De l’enfance, je retiens goûts et odeurs comme des pièges à nostalgie

De l’enfance, je retiens goûts et odeurs comme des pièges à nostalgie. Quand passent sur le grand tableau noir des relents de craie blanche, dans le cœur le paysage de l’écolier défile. De la blouse grise de la maîtresse jusqu’aux yeux bleus de la voisine de table. Des règles à apprendre aux bêtises à se déprendre, le nez dans le coin de la classe. De l’absence de soi quand les chiffres et les mots nous jettent au visage leur arrogance jusqu’aux petites hontes dans l’escarcelle de l’amour propre.
C’est comme mordre dans un quartier d’orange et que toute une rue s’ouvre, dans un souvenir dégoulinant de saveurs oubliées. Le chemin remonte en bouche jusqu’aux narines, la mémoire engourdie dans nos bottes se remet à danser et dans nos mains, la fraîcheur du fruit promet des jours sans neige.
Autant d’appels de l’ordinaire qui effacent de grands pans de solitude, de fièvre et de turpitudes. Pièges à nostalgie, clichés de vie qu’on aime à ressasser.
  • 11.11.20

De l’enfance je retiens ce temps que l’on tentait d’oublier

De l’enfance, je retiens ce temps que l’on tentait d’oublier. Le temps d’avant, la guerre lointaine mais si présente dans les yeux des parents. Leurs rutabagas et topinambours dans les assiettes lorsque l’enfant ne voulait pas manger sa viande. Le pain perdu, ce trésor des années troubles. Je n’avais rien vécu pour tenir tête à la lumière. Mon horizon était dégagé, petit nanti aux mille ciels promis. Aucune plainte n’avait de valeur quand on avait vu des morts dans les ornières. Il fallait mâcher le silence, déglutir les ombres et se taire.
  • 7.11.20

De l’enfance, je retiens l’inutilité d’être parmi les gens

De l’enfance, je retiens l’inutilité d’être parmi les gens, posé là entre un canapé et une table basse, à faire courir un monde de jouets aux couleurs irréelles. La vision trop basse, toujours axée sur les hanches de ma mère, scindait l’espace en deux. En bas, un ballet de jambes longues animées par un grand et invisible marionnettiste et, plus haut, un univers de formes et de sons plus intrigants les uns que les autres. Tout sonnait faux et les images trop floues ne parvenaient pas à faire leur chemin de clarté vers moi. Quelqu’un, quelque part, lançait des couteaux dans le vent qui jamais n’atteignaient leur cible : des mots, des actes, des silences incompréhensibles et lourds à porter sous un crâne dont la fontanelle n’arrivait pas à se refermer. Les heures étaient de ce poids, étaient de ce mystère des grands, de l’impuissance de leurs mots dans ce grand chaos qui semblait régir la vie.
  • 10.10.20

De l’enfance, je retiens cet équilibre précaire dans lequel le monde se tenait

De l’enfance, je retiens cet équilibre précaire dans lequel le monde se tenait. Le monde des adultes et celui des enfants étaient si dissemblables que j’avais l’impression qu’un vent violent toujours les séparait. Le ciel était ce carré de marelle qu’il fallait gagner à coups de caillou, alors qu’il était acquis que seuls les morts pouvaient l’atteindre. Être dans les jupes de sa mère tenait d’une irrémédiable timidité alors que c’était le seul endroit paisible où les deux mondes s’accommodaient. L’oisiveté était ce vilain défaut qui faisait le jour de nos lits les pires lieux de débauche tandis que le soir venu, il fallait s’y réfugier le plus tôt possible pour bien s’y reposer. À quoi bon tenir la rampe pour passer d’un monde à l’autre et y devenir un de ces grands abîmés absurdes : le jour, donneur de leçons, long corps courbé menaçant de son index d’exclure l’enfant du jeu et, la nuit venue, dans un vain espoir de rétablir l’équilibre, conteur d’histoires merveilleuses au visage badigeonné de tendresse.
  • 26.9.20

De l’enfance, je retiens la douleur des autres

De l’enfance, je retiens la douleur des autres et comment ils s’évertuaient à la masquer. Faux semblants et visages irradiés de mensonges, ombre épaisse leur barrant le cou cachée sous des écharpes de joie. Douleur qui traversait la mienne, elle-même dissimulée grâce aux murs de paille érigés autour du bonheur. Longtemps, ce qui en résultait de silence en moi oeuvra à ouvrir les mots d’aujourd’hui.
  • 8.9.20

De l’enfance, je retiens le vent et les mots sourds

De l’enfance, je retiens le vent et les mots sourds. L’équilibre précaire lorsqu’arrive la bourrasque. Le battement des heures en haut du clocher quand l’attente est une prière. La parole qui m’occupe l’esprit n’est qu’un bruit pour oublier l’histoire. Que de battements sourds dans la nuit pâle ! J’attends que la tramontane passe sous les draps, visage tiré qui observe le vide, bouche ouverte d’où aucun son ne sort.
  • 22.8.20

De l’enfance, je retiens le quai surplombant la rivière

De l’enfance, je retiens le quai surplombant la rivière. Le saut dans la vie que c’était de se dresser debout sur le muret au bord du vide que l’on appelait Espace, à rester là à boire le corps de l’autre, le corps ami sous un soleil qui rendait prétentieux. Petits corps sans esprit à jouer la vie près du précipice, à relever le défi ultime : cap ou pas cap de plonger puis de nager dans la vase jusqu’au bout de la rivière ?
Le quai qui fait grandir : l’espace d’un instant, y revenir est un vertige.

  • 15.8.20

De l’enfance, je retiens les bruits de cuisine et la table rouge en Formica

De l’enfance, je retiens les bruits de cuisine et la table rouge en Formica. Le temps long des repas, le compas des jambes de maman devant le mur de faïence. Le déplacement de l’aiguille de l’horloge sous l’éclair des regards. Il faut de l’obstination à la mémoire pour défaire les noeuds pris entre la table, son tiroir à pain et les faux souvenirs. Il faisait chaud devant le four quand venait l’heure de ne plus rien dire. Bruits des coups de fourchette et du couteau qui tranche la viande. La tendresse du sang attendait une main tendue qui n‘était qu’un poing.
  • 13.8.20

De l’enfance, je retiens les puits et les fontaines taris

De l’enfance, je retiens les puits et les fontaines taris. La pierre sèche dont on faisait des sanglots. Les pluies qui ne venaient pas même en suppliant le ciel longtemps. L’écho long et profond de ma voix qui descend dans la terre. Les petites joies cachées sous les cailloux, brins d’herbes folles dans le vent pour oublier le temps. La patience des longues journées d’été à qui la nuit tirait des ivresses.
  • 11.8.20