C’était le vent d’hiver

image C’étaient les premières notes de « vive le vent » fausses et mal assurées alors que nous étions encore en automne, les gesticulations du chef d’orchestre, madame Boyer, notre professeur de musique, vieille fille disait Maman et moi qui croyais qu’on l’appelait ainsi parce qu’elle était assurément la fille la plus âgée de l’école. C’étaient les odeurs rances et poussiéreuses qu’elle dégageait quand elle nous parlait de trop prés et les rires qui fusaient quand elle postillonnait sur l’assemblée à la reprise du refrain. C’était le canon qu’elle tentait de nous imposer, les garçons qui démarrent, voix qui muent et les filles en crécelles de reprendre après notre premier couplet. C’étaient les minutes de chahut avant de se mettre en place pour la dernière répétition, les grands derrière, les petits accroupis devant, et les tenues imposées, hauts rouges et pantalons blancs.

C’était, le jour venu, sentir l’angoisse monter, les parents affluer dans le réfectoire, les tables poussées au fond, les unes sur les autres, le grand sapin qui clignote, le raclement des chaises d’école sur le carrelage, les manteaux qui s’empilent dans un coin et, nous, petits lutins rouges et blancs, les mains moites, les yeux rivés sur madame Boyer qui sentait trop fort l’eau de Cologne. C’était le radio-cassette qui grésille, la bande à rembobiner au début de l’instrumental, les voix dans du papier cadeau, parasitées par le monde, trop de gens dans cet endroit familier, parcouru d’habitude par des êtres de même taille que nous, des visages qui nous scrutent, sourires pantelants, attendris sur nos minois apeurés. C’était chanter sans s’arrêter, sans suivre la mesure, regard sur Maman, ne plus voir madame Boyer que dans un flou agité, la sueur froide dans le col roulé qui glisse dans le dos.

C’était s’arrêter sur la dernière note, en apnée tout le long, reprendre son souffle, s’étonner des applaudissements nourris, des « bravos » exagérés, de madame Boyer, de sa bise qui pique sur nos joues pourpres et de la fierté vue dans ses yeux. C’était pour certains à nouveau courir dans les allées, pour d’autres se coller dans les jupes de maman, puis se rassembler une dernière fois autour du sapin, monsieur le directeur, en costume gris, cravate bien nouée, de nous féliciter en distribuant à chacun un petit sac plastique avec une mandarine, un carambar, une papillote ou une pâte de fruits et un jus d’orange en brique.

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  • 27.12.10

Un coup de boule

image C’était le début de l’hiver, Noël à fêter au village au profit d’une association, du club de rugby ou de celui du troisième âge. Les trois cafés du village et la salle du foyer rural investis de tables sur tréteaux serrées dans l’espace pour accueillir un maximum de joueurs. Grains de maïs dans la poche ou dans de grands sacs en plastique pour les accros du carton. Trente francs l’un, cinquante les deux ou cent les cinq. C’était le début des lotos. Le grand loto qui réunit tout le monde, de sept à soixante-dix-sept ans.

Entrée libre. Buvette sur place. Nombreux lots à gagner. La foule empoigne les lieux pour gagner le gros lot et se soumettre pour trois bonnes heures à la grande dictée des nombres. A l’entrée, la caisse engrange le paiement des cartons, certains les choisissent avec leurs numéros favoris. Quatorze, l’homme fort. Quatre-vingt, dans le coin. Quatre-vingt-dix le Papé ! La soirée sera rythmée par une litanie de maximes déclamées par le maître de cérémonie au boulier tournant. De la cage sphérique à petite manivelle, sortiront les numéros gagnants, pour autant de grains de maïs sur des cartons multicolores.

Un coup de boule ! Exclamation des joueurs qui attendent le numéro qui formera la quine, une ligne complète sur le carton. Et le nommeur de tourner son boulier prés de son micro pour bien faire entendre le tapage des boules mélangées. La queue en l’air ! Le six ! Quine ! On a crié au deuxième rang mais ne démarquez pas, c’est un enfant. Et la ligne sera vérifiée pour le panier garni de Noël : foie gras, jambon entier, pâtés et vins rouges qui accompagnent. Quelques minutes plus tard, zigzaguant entre les tables, le porteur amènera le lot au gagnant dans un seau de vendanges enguirlandé et repartira aussitôt avec son pourliche.

Un coup de boule ! Et ça « boulègue » avant le lancement des autres parties. A carton plein, l’angoisse sera plus longue, l’énumération de numéros infinie mais au bout, il y a gros. Une semaine de vacances, une télévision ou un magnétoscope dernier cri. La tension est grande et la salle silencieuse jusqu’à la délivrance du grand cri – lààààà !- qui tapent les murs et clouent les autres participants dans une vaste rumeur de mécontentement.

Trente parties pour autant d’heureux gagnants. Les autres bisqueront en remettant leurs manteaux, taperont sur l’épaule des chanceux, tenteront même de leur chiper quelques victuailles sous la table. Mais tous repartiront satisfaits de leur soirée en semant sur leur passage les derniers grains de maïs.

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  • 25.12.10

Quel temps ?

image C’est sûr, il faut avoir le temps. Le temps de digresser sur ce temps imperméable, insaisissable qui fuit et qui pleut. Amusante homonymie qui fait passer le temps comme la pluie passe à l’arrivée du beau temps. Que ce soit l’une ou l’autre, définitions qui nous intéressent, il nous importe de quantifier celui qu’il nous reste ou de qualifier celui qu’il fait. Le matin du jour où il est temps de se lever, pas un pas en avant sans s’aviser du temps, au-dehors mais aussi au-dedans, le ciel et l’heure, le bleu et le blues.

Et toute la journée, il va nous suivre. Quel temps ! Ainsi le voisin nous saluera. Aucune équivoque possible sur celui-ci. On n’imagine pas Léon - c’est mon voisin - s’exclamait de la sorte pour s’haranguer du temps qui passe en impulsant une profonde réflexion philosophique sur les ressorts de l’époque et leur impact sur notre vie quotidienne. Non, Léon parle bel et bien de la météo que ce soient des jours sombres d’hiver pour dénoncer le froid piquant ou des matins déjà saturés de soleil aux belles saisons. Autant se le dire, les deux temps sont rarement mêlés et la principale préoccupation de Léon est majoritaire. Rares sont ceux qui vont nous parler au bureau et d’un air détaché du temps qui s’écoule, de notre relative existence sur cet infini qui se déplie.

Et pourtant, ici et là, c’est bien celui-ci qui fascine, qui déroute et qui nous obsède plus que de raison. Le temps et sa litanie de rythmes qui cadencent nos journées. Courir après, le prendre quand on peut, le laisser filer pour respirer. Et à chaque chaos de reprendre en chœur comme si nous pouvions le maîtriser : il est venu le temps de. Il en va même pour certains l’outrecuidance  de vouloir se l’accaparer et des plus oisifs de déclamer, bravant ainsi une impossibilité notoire : j’ai le temps. Avoir le temps, le posséder, le manipuler, voire l’arrêter tant qu’on y est ! Hérésie ! Nous n’avons pas le temps, jamais. C’est lui qui nous possède comme autant de rouages dans son déploiement, nos vies pour une imperceptible escarbille.

Oui, Léon, quel temps de chien ! Les nuages montent et menacent vers le Sud, vous voyez là bas au loin, je crois qu’il va pleuvoir.

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  • 22.12.10

Les petites choses

image Dans la maison, tout est prétexte au débordement, voix qui portent, pieds qui tapent. Le soir, fatigués, tout est sujet à dispute ou pire encore, à œillades muettes qui en disent long sur le gros qui se pose sur la patate.

Le paillasson devant la porte d’entrée alors que la pluie bat le pavé et le mal - nom de dieu, le mal ! - que j’aurai à nettoyer et faire sécher les crins collés par la boue de tes chaussures ! La salle de bains après ta douche debout dans la baignoire et la pataugeoire – putain, tu peux pas faire attention ! - dans laquelle baignent quelques poils pubiens dévoyés ! Les restes de riz du repas de la veille collés au fond de l’évier et la canalisation bouchée – tu sais combien ça coûte le Destop ? - parce que tu auras omis de fermer la bonde avant de rincer la casserole. Tes chaussures puantes, surtout l’été, que tu ne te résous pas à laisser dehors avant d’entrer – tu les vois pas, tes chaussons là ! - mais juste dans le vestibule à la vue et surtout à l’odorat de tous. Tes chaussettes de la même fragrance – tu peux les garder pour faire l’amour, tu sais ! - qui rôdent un peu partout dans la chambre et que je capture par hasard sous le lit coincées entre deux moutons de poussières. La lunette des toilettes que tu ne rebaisses jamais – tu vois (hop, hop !), ça marche dans les deux sens ! - et la sensation humide sur mes fesses lorsque je m’en aperçois, trop tard.

Dans la maison, tout est prétexte au débordement. Ces petites choses énervantes qui font peu à peu voler en éclat la bonne ambiance des premiers jours insouciants. Accentuées, répétitives, maladives, excessives, elles prennent parfois une dimension ontologique. On en parle tous les jours, on les étudie, les dissèque dans l’espace et dans le temps. On les triture tellement que leur importance gonfle, elles se structurent et deviennent corps abjects comme des spams dans nos esprits. On tente de s’adapter et de faire des compromis. On légifère autour en créant des règles internes sur la vie des chaussures et des chaussettes ou en investissant sur l’achat d’un bon rideau étanche pour la douche. Mais souvent, cela ne suffit pas et insidieuses, ubiquistes, elles finissent par avoir notre peau.

Heureusement, je vis seul.

  • 20.12.10

Lumières vives

image La ville s’empourpre de lumières vives sur le vert pastiche des arbres en plastique. Et comme chaque année, moi, je prends la tangente, je freine, je fixe les petites lampes qui me flouent. J’envoie des sondes au passé retrouver les émotions enfantines. Mais rien, ou si peu, du candide de croire à celui aujourd’hui de feindre. Pourtant, les odeurs de marrons chauds et les rieurs dans les allées me font tant de bien.

Et dans la ville, à la faveur de la nuit, une fois au moins, écouter les chansonnettes en dépit des enseignes qui saignent aux quatre veines ma résistance à consommer. Je ronge mon frein sur la chute inconsciente d’après l’agitation. L’angoisse de la fin et celle du renouveau, le cœur manque au tourment. Confusion. Je rôde, m’agrippe à la foule fardée, puis je lâche, me laisse aller aux sirènes. Il sera assez tôt demain d’atterrir, de me dire que c’est fini jusqu’à l’an prochain.

  • 18.12.10

Du chocolat noir sur mon riz blanc

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Elle me râpe du chocolat noir sur mon riz blanc. Sur l’assiette encore chaude, un halo de lumière et autour rien, le noir. Et elle derrière moi, ses mains ridées par-dessus mes épaules qui pressent le moulin à râper. A l’intérieur, deux carreaux de chocolat noir, du Poulain, du vrai chocolat à 75% de cacao. Elle râpe et fait crépiter de fins copeaux qui tombent sur mon riz. J’aime beaucoup le riz, surtout celui qu’elle me prépare tous les mercredis. C’est du riz au lait, bien chaud, bien cuit qui forme une pâte onctueuse et sucrée.

Je ne vois rien d’autre que cette pluie de chocolat noir qui tombe. Bloqué entre ses bras, je reste figé, ne dis rien. Je ne sais pas pourquoi. Une douce vapeur d’eau s’échappe de ma collation et me chauffe le visage. J’ai chaud. Elle râpe, tourne la petite manivelle sans cesse, progressivement le cacao envahit mon riz, le noircit sur toute sa surface. Il fait noir dedans, il fait noir autour. Rien n’existe à part ce riz qui me fait saliver, ces mains et ces bras qui me cernent, ce chocolat qui tombe et s’étale fatalement.

Elle me râpe du chocolat noir sur mon riz blanc. Je n’aime pas le chocolat noir.

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  • 15.12.10

Tu parlais peu

image Tu assénais quelques mots, toujours les mêmes, les plus faciles, ceux qui tu avais reçus comme un guide éducatif. Fais pas ci, fais pas ça. Des mots droits et tendus que toi, le père, jugeais importants. Tu me les disais, redisais, hurlait. Une rabâche qui masquait l’essentiel : les mots qui savaient soulager, toi, moi, nous. Dans les soupirs, tu aurais pu les glisser, les faire descendre jusqu’à nous. Tu aurais pu nous apaiser. Mais voilà, tu parlais peu.

Toi, le rural, bien installé sur tes épaules carrées reposait le poids de tes mots sourds. Tu les évitais avec tourment lorsqu’ils roulaient jusqu’à ta bouche et allumaient tes yeux d’un rouge de honte. Ils te rongeaient de l’intérieur, jouant à faire des nœuds dans ton ventre. Les mots sont vils quand ils sont tus. Ils torturent bien plus que les colères libératrices. Les tiennes surfaites n’étaient que de simples ponctuations exacerbées reçues en héritage. Jamais, tu ne les auras sortis. Mais voilà, tu parlais peu.

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  • 12.12.10

Par le hublot

image Déplacement de l’intime, dans le tambour, remuent mes peaux textiles. Elles jouent dans l’eau savonneuse, font des bulles, s’enroulent entre elles. Unique endroit où elles se côtoient, se mélangent. Par le hublot, je les vois. Etrange lucarne vitrée, nécessité absurde de distinguer le blanc du noir, les couleurs délicates des irréductibles synthétiques. Dans cet œil concave à effet loupe, elles tournent en macro. Je me surprends à surveiller leurs folles culbutes comme si elles allaient disparaître.

Très vite, les rayures colorées du caleçon l’emportent sur le pâle des autres oripeaux. Elles filent autour des chiffons, se mêlent à la toile bleu-foncé des pantalons, remontent des manches, descendent des cols de chemises. Et dans l’élan les stries accélèrent et quelques chaussettes déjà orphelines s’accrochent désespérées à l’élastique. Le tambour bourdonne, claque et le baquet décroche une salve de lessive, l’émulsion est totale, mousseuse solution qui submerge les rayures de mes chausses. Dans le hublot, un nuage bouillonnant. La cavalcade continue, un ballottage à droite puis à gauche et c’est le retour au calme : l’eau se change, évacue l’écume blanche, et mon roi caleçon réapparaît rasséréné par sa douche.

Eau claire et douce, puis la machine à nouveau s’emballe, encore plus vite. Les circonvolutions autour du hublot se font immatérielles. Essorage. La force centrifuge creuse un trou dans l’œil et projette violemment mes loques sur les parois. La vitesse est telle que je crois mon linge à jamais perdu, disloqué dans le grand vortex mais soudain, la rotation cesse dans un dernier battement sec. Quelques secondes d’une mobilité soûle où les plus légers titubent sur les plus lourds et le silence…

La lessive est terminée. J’ouvre le hublot sur la chaude toupie et récupère mes peaux affolées. Je ne les reconnais plus. Elles sont toutes racornies dans un amas compact, un corps dégingandé qu’il faudra séparer puis étendre, faire sécher et enfin ranger par affinités.

  • 9.12.10

Une honte

image Imprévisible, la honte s’impose souvent à moi par un ami qui, dans une situation donnée, perd pied, se met en danger, par le mensonge ou l’ignorance : spectacle qui m’afflige ou me déçoit même si l’intéressé s’en débrouille sans que son assistance ne décèle la mystification ou l’embarras. Etrange sentiment qui ne m’inspire que la fuite, le laisser là, ne plus voir sa désinvolture à tromper le monde ou son ânonnement d’explications confuses.

Une honte qui peut aussi être plus éloignée, venue d’un inconnu. A la télévision par exemple, questionné par l’animateur, ce candidat de jeux qui bafouille, en panique, ne sait plus où il est, erre face au pouvoir des caméras et s’emmêle lamentablement les pinceaux. Il me met dans un état de déroute, dans un état où lui devrait être, il devrait fuir. Et fuir est ma pulsion de l’instant, je ne peux plus regarder se débattre ce faible parmi les forts. Forcément, je zappe.

Un trouble qui ne m’appartient pas, quelque chose qui passe dans un recoin de mon esprit près de l’inadmissible, de l’impossible à supporter. Une honte, pas en moi, ni venant de moi, mais puisée chez l’autre, une personne mise à mal ou un être apprécié en danger, et qui, dans son déclenchement, devrait provoquer en lui ce qui m’atteint dans l’instant. Une honte qui passe inaperçue et que je vole au passage sans avoir, pour m’en défaire, autre alternative que la fuite.

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  • 7.12.10

Vers l’alcôve

image Ma mobylette rouge et mon casque au bol, je file vers le village voisin, longue montée pénible vers le col, le variateur qui souffre, trente à l’heure maxi puis descente vers elle sans freiner, sensation du motard virile qui penche dans les virages, vitesse record de soixante-dix à l’heure. Je suis pressé. La dernière courbe, juste devant sa maison, et je pénètre son territoire. Pas question de m’arrêter là, ses parents ne doivent pas me voir. J’accélère. La grande route, puis à gauche, je serre et arrive sur la grande place. Large terrain vague de terre jaune qui accueille les manifestations du bourg, fêtes et autres parties de pétanques géantes.

Personne ce jour là sur la place mais je sais où la trouver. La mobylette dévale libérant sous ses pneus crantés un sillon de fumée ocre. Mon palpitant et ma bécane s’emballent. Mes yeux pleurent sous la vitesse. En contre-bas, un bâtiment carré au petit toit de tuile rouge, je ne sais plus vraiment aujourd’hui ce qu’il abritait, un ancien bain-douche peut-être ou bien un local électrique, peu importe. Ce qui est clair dans mon esprit c’est sa face arrière encaissée dans une bordure touffue de troènes. On s’y fraye un chemin entre deux arbustes à la végétation prise dans les murs. Elle est derrière à attendre, à l’abri des regards. Je l’espère.

Je contourne l’appentis et jette ma mobylette contre un mur. Si elle est là, elle a entendu le raffut du pot de détente. J’enlève mon casque, me sèche les yeux et arrange ma coiffure. Alors que je ressens encore les vibrations de ma machine dans les mains, je m’avance vers la haie envahissante et le second troène se met à trembler. C’est le signal. Elle est là. Je me glisse entre deux branches et la rejoins dans notre planque, une alcôve verte rien que pour nous deux.

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  • 4.12.10

La brume bleue

image Il se découpe flou dans la brume du petit matin. Six heures à peine et déjà le vrombissement de l’atomiseur résonne sur les coteaux. Un petit homme trapu, gauloise au bec, arpente les rangées de ceps, les secoue d’un vent pulsé aux enroulements bleutés. C’est la saison des traitements. Une heure plus tôt, blotti dans mon lit, j’avais attendu qu’il me réveille. Comme chaque matin, il était sorti dans la rue humer le temps, rencontrer sa faveur : un ciel dégagé et l’absence de vent était requis. Encore emmitouflé dans mes couvertures, j’avais tendu l’oreille espérant entendre les volets claquer sous les bourrasques ou la pluie battre le trottoir. En vain.

Je suis chargé du ravitaillement de la machine. C’est ma mission. Je l’attends au bout du cinquième rang avec un broc rempli de bouillie bordelaise : mélange d’eau, de produits fongicides et pesticides contre notamment le mildiou. Tel un ectoplasme, il avance vers moi dans un mélange étouffé de poudrins. Seul le bruit mécanique des pistons de l’engin marque une présence, un humanoïde particulièrement bien articulé qui répète sans cesse les mêmes gestes circulaires. La machine est lourde, bruyante et peu maniable. Mais une fois harnachée sur son dos, le bras souffleur en plastique souple permet d’asperger avec efficacité les feuilles de vigne. La bouillie uniformément appliquée les protège ainsi des champignons nuisibles.

Le casque de mon walkman sur les oreilles, je l’attends en fumant des cigarettes assis en tailleur au pied d’une souche pour éviter qu’il ne me voie. A plusieurs reprises, il doit m’appeler en criant soit parce qu’il m’a perdu de vue – il s’inquiète - soit parce qu’il pressent la panne de liquide – appel du ravitailleur en vol. Je vais le rejoindre dans le grand ballet d’air qui l’entoure, il presse alors la manette de sa machine en position ralentie et s’accroupit pour que je recharge le réservoir. Nous échangeons un sourire rapide et il repart.

Je le suis un instant dans le rang en évitant les aspersions puis retourne remplir mon broc de bouillie, repérer la brume bleue, suivre ses pas, compter les cinq rangs, me poster en bout et attendre.

  • 1.12.10