Racle et frotte

imageIl remonte et redescend la petite rue des Sans-souci, l’air patibulaire, le regard baissé sur le trottoir, la nuque cintrée sur le bout de ses chaussures. Il racle le bitume et semble apprécier le frottement de sa semelle sur le sol granuleux, un bruit de lime qui fait frissonner ses oreilles. On le sent prendre plaisir, il dodeline de la tête, ses yeux s’écartent et il continue, balance l’autre pied, racle et frotte, racle et frotte.

Il rôde ainsi depuis une demi-heure, va et vient en marche exaltée. Au bout de la rue, il tourne comme un automate, stoppe, joint ses pieds comme si on lui ordonnait un garde-à-vous, puis peu à peu, racle et frotte en décalant son corps par petits points vers la gauche. Parfois, il fait le tour du réverbère à l’angle de la rue des Sans-souci et de l’avenue des Martyrs. Il marque alors un temps d’arrêt en sautillant d’un pied sur l’autre puis racle et frotte tout en levant la tête pour vérifier si en haut, perché sur la lanterne, quelqu’un se serait caché pour épier sa déambulation ininterrompue. Ensuite, déçu de n’y voir personne, il retombe sur ses grolles, racle et frotte, redescend la rue sur l’autre trottoir, nuque en équerre et regard plombé.

Dans la rue des Sans-souci, il y a les habitués, commerçants, habitants des lieux et il y a moi, installé à une terrasse du café. Tous semblent habitués, pas un pour s’inquiéter du marcheur qui racle et qui frotte. Sans souci, sauf moi. Ce flâneur fou m’interpelle, cette allure, ces frottements, cette démarche mécanique, cette tête rentrée dans les épaules, tout est bizarre, inquiétant. L’homme ne parait pas fou, il est vêtu comme le commun des passants : un pantalon gris, une chemise blanche, le teint hâlé, des cheveux noirs grisonnants, une allure simple mais élégante. Rien qui me ferait infléchir pour un allumé, un simple d’esprit hanté par un quelconque mal d’être. Non, il y a chez cet homme qui racle et qui frotte un décalage entre son obsession à arpenter la rue et son apparence générale, son intégration dans le monde autour, dans la vie même de la rue.

N’y tenant plus, alors que le marcheur vient de racler et frotter une nouvelle fois devant la terrasse, je décide d’en savoir davantage et questionne le serveur. Ce dernier amusé par ma demande, se tourne vers un client assis à la table voisine et lui décoche un clin d’œil signifiant puis continue son service sans me répondre, un sourire malin au bord des lèvres. Embarrassé, avec l’impression d’avoir mis les pieds sur un terrain miné du secret, je règle ma note, me lève et quitte la café. Tandis que j’arrive en haut de la rue des Sans-souci et m’apprête à prendre l’avenue des Martyrs, mon homme qui racle et qui frotte m’arrête devant le réverbère, jette un regard appuyé vers le luminaire et d’un hochement de tête me dit : « Tu montes ou tu racles et tu frottes ? »

Illustration : Sophie Trenta

Texte publié initialement chez Nicolas Bleusher dans le cadre des vases communicants du mois de novembre. Et pour les vases de décembre, je partagerai ici un texte de Carine Perals-pujol tandis qu’elle me recevra sur son blog “Expériences d’écriture”.

  • 27.11.11

Parle au petit

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Que ne fais-je, que ne suis-je devant le petit, face à ses yeux écartelés, sa tête qui se lève sur moi, m’interroge en permanence de son air pantois, de son œil qui frise ? Que ne ferais-je, que ne serais-je, si je le perdais, si disparaissait cette lumière qui balaie mon sérieux, qui me libère synapses et connexions autres, relations distraites avec le monde. Que n’existai-je, sans lui, sans sa petitesse de taille, sa grandeur ingénue de l’esprit jaillie de ses années de liesse où régnait le plein bonheur d‘y croire ? Que ne vivrais-je libre de penser, maitre de mes réactions face au cassant des réparties, aux pieds dans le plat de ma crédulité ? Que ne serais-je aujourd’hui si je ne savais pas qu’il me suit partout tel un jiminy cricket bondissant, questionnant, taraudant l’adulte pour qu’il redescende, qu’il se rappelle à la vie, aux rires qui éclatent, aux sentiments purs et directs de l’enfance qui transcendent. Que ne ferais-je, que ne serais-je si dans mon dedans, je n’arrivais plus à parler au petit ?

Illustration

  • 20.11.11

Pleine bouche

Il disait et il frisait de l’œil. Il disait et ça sortait plein, rond dans sa bouche, chaud et bienveillant. Je le sais aujourd’hui, soupèse en écho les mots, toujours les mêmes mots, des phrases types, des expressions en boucle, chacune adaptée à l’instant, au vide que nous redoutions tant. Ses mots à lui pour dire, c’était hier – il y a vingt-cinq ans – je les entendais mais ne les écoutais pas. Et aujourd’hui, sa voix qui ne souffle plus le rauque et le chaud me parvient par bribes et plus que le sens des mots, ce sont les intentions qui viennent taper dans le mille, ce qu’il cherchait à me dire maladroit dans le phrasé, ce qu’il disait dans le creux de ses expressions répétées ad libitum par lui, son père, son grand-père certainement aussi.

Ce qu’il disait et dont je ne percevais que la surface, aujourd’hui ressort dans le plein. Je m’approprie cette matière lorsque moi aussi les mots me manquent pour dire mon chaud, ma tendresse à ceux que j’aime. Ce sont des tout petits rien, des patoiseries au sens vague mais aux sonorités qui ronflent, des mots pleine bouche, des intonations à l’accent qui gueule et dans le futile, le suranné de ses tirades rurales, je retrouve, escamotés dans les syllabes qui remplissent l’espace, le sourire facétieux et la tendresse de ses intentions : le petit mot doux maquillé en occitan, le sobriquet de velours en variation murmurée, la galéjade en soupape quand le rouge monte trop aux joues et dans la ruée des autres mots qui grattent les oreilles, l’amour qui se voulait dans la parole de mon père discret et invisible à la pudeur.

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  • 12.11.11

Les jours fériés

image Les jours fériés ont tous la couleur du sommeil, de la léthargie qui s’est enkystée dans les jours passés à travailler, à produire, à étudier, à jouer, à vivre dans le dedans de la machine. Les fériés sont lâches du monde, on dort à l’intérieur, débarrassés du battement des heures. On grise leur contour - quand ils ne s’en chargent pas eux-mêmes - en titubant sur leurs arêtes affilées en pensant au jour d’après et en déplorant le jour d’avant. Les fériés sont hors de tout, magasins fermés ou presque, certains oui, certains non, c’est férié et on doute, on hésite sur la teneur réelle des heures. Ils nous promènent d’une à l’autre nous laissant perplexe sur la traversée. Les féries nous prennent, jouent de nous, balayent nos pas de porte, jouent avec les volets, ouverts, fermés, ouverts, fermés dans un battement d’incertitude, le regard en coin sur le monde et l’insolence du vide sur l’agenda. Les fériés sont des idiots flanqués dans un jour anodin, jamais le même comme pour renforcer leur cruelle absence de pertinence. Ils hantent les jardins traversés de passants hagards, de quidams désaxés dans leur temps, pas dans leur rôle, pas dans leurs habitudes. Embarqués dans un vortex, les gens des fériés tournent, font des ronds dans l’eau autour des bassins mornes, le dos à l’aspiration des jours créateurs et les pensées happées par un jet-lag sans mouvement. Autour les oiseaux, eux-aussi pris dans les fériés, zonent sur les toits, rassérénés par les avenues vides et l’air devenu si pur - trop pur pour que ça dure, semblent-ils nous dire – puis ils se posent sur des fils au temps figé, les ailes repliées sur la lassitude du monde. Non, décidément, les fériés sont beaucoup trop mous du genou, ils s’empêtrent dans les coutumes, commémorations ou louanges au divin, ils sont les marronniers de nos vies heurtées, des havres qui se voudraient de paix mais qui font de bons gros trous fumants dans la semaine, arrogants qu’ils sont à se prendre pour des dimanches.

  • 11.11.11

AUNOIL

Onze heures moins dix et me voilà bloqué sur cet écran. Un email envoyé à une personne pour la première fois et je reçois en retour l’avertissement ci-dessus. Un filtre anti-spam commun mais qui, par cet écran, résume bien des ambigüités et sans le savoir, me pose plus ou moins finement des questions existentielles voire philosophiques.

D’abord, l’opérateur - Futur Telecom - me bascule d’un clic d’un présent que je croyais bien ancré entre moi et l’écran. D’évidence et la suite me le confirmera, je n’y suis plus. Je suis dans le futur comme l’indique le logo en forme de goutte fluide et bondissante. Je suis venu du présent. Je suis parti d’un point incrusté sur la page à la faveur d’un jeu subtil de perspective et j’ai bondi, grossissant le trait au fur et à mesure que j’avançais dans le temps, jusqu’à m’englober tout entier dans la partie grasse de la goutte, celle qui entoure et colore le mot futur. Chemin faisant, j’ai découvert le concept de stimulation des communications. Quand on est goutte qui voyage dans le temps, je peux comprendre que cela stimule et si par fainéantise du voyageur, je ne m’étais pas résolu à la stimulation, l’injonction qui m’est faite en base-line du logo ne me laisse aucune échappatoire.

Les stimulations du futur terminées, je poursuis ma lecture. MailInBlack, le petit nom de ce logiciel anti-spam, me fait sourire évidemment. Comment échapper au jeu de mot facile et à l’image de nos deux héros aux lunettes noires armés de désintégrateurs d’aliens. Je passe, après tout je suis dans le futur. La suite va me plonger dans un chaos métaphysique. Il faut que, sur cette page blanche, dans un formulaire ad-hoc, il faut, si je veux que mon message arrive à destination (ne pas oublier le but final), que je prouve mon existence physique. En arrêt devant la phrase m’énonçant cette directive pour le moins cocasse, je commence par me palper les bras, me pincer les joues, me mordre les lèvres et je prends en suivant une longue respiration, inspire et expire avec force. Autant de tests instinctifs qui doivent me donner des réponses claires : Est-ce que j’existe ? Suis-je physique ? Mais rien ne se passe, rien ne me rassure, je suis au bord d’un abîme de perplexité, renforcé par le fait que je suis dans le futur, que je viens de traverser le temps à la seule force de mes stimulations communicantes. Alors après ce périple comment être tout à fait sûr que j’existe, que je ne me suis pas transformé en créature hybride, mi-homme, mi-goutte ou pire que je ne suis pas devenu un spam, justement la cible du traquenard qui m’est tendu.

Heureusement, dans le formulaire de validation, au dessus de la case où le curseur clignote, il y a la captcha qui s’affiche. Et je la vois, je la lis. AUNOIL ! AUNOIL ! Je cris, j’exulte, vive la captcha ! Je suis vivant, j’existe, je suis physique !


  • 6.11.11

Alerte rouge

Alerte. Pluie, vent, orage. Vigilance, orange, rouge. Il va falloir rentrer, les bus ne roulent plus, les rivières vont déborder, la tempête est là sur nos têtes hébétées et les éléments nous questionnent. Qu’ont-ils à dire sur nous, sur nos basses vies ancrées sur une terre que l’on ne regarde plus ? Ils ont dans leur grondement la puissance éternelle, la rage du ciel contre nos vides de terriens. Et alors ? Plutôt que de rester humble, de prendre la trombe, de l’affronter comme elle vient sans pâlir de notre existence futile, de la regarder passer, protéger par notre intelligence, par notre vaillance et notre force à la surpasser, nous préférons en faire un sujet alimenté d’angoisse, une anxiété à rajouter à la fébrilité de nos organisations.

Ouverture des journaux télévisés, les images crachent la catastrophe qui n’existe pas. Les habitants sont filmés en bottes de caoutchouc, plan serré sur une marre de dix centimètres et derrière le gris d’un jour pluvieux d‘une banalité affligeante. Et le journaliste, envoyé spécial dans le trou du cul du monde, nous distille ses statistiques arguant d’une inondation à venir, d’une marée en prévision qui, si elle s’avérait, serait la seconde plus forte, plus écrasante, plus affolante depuis les calendes grecques. Les prévisionnistes de Météo France sont invités en plateau, ils rangent leur position verticale et gesticulante sur fond vert pour nous faire, assis à côté du présentateur (la consécration sans doute), un cours de pluviométrie appliquée, le sourire pointé sur nos visages intoxiqués.

Il pleuvra demain encore. Protégez vos enfants, n’allez pas travailler, restez chez vous, rendez-vous compte, il est tombé plus de trois cents litres d’eau par mètre carré en une heure, aujourd’hui à Trifouillis-les-Oies dans la basse creuse, soit l’équivalent de trois mois de précipitation. L’information fait plus de dégâts que le ciel, elle sape notre moral, rajoute du noir au gris, nous oblige à focaliser sur le temps, l’air que l’on respire, le soleil qui donne chaud et la pluie qui mouille. Et soudain au générique, après que l’homme tronc nous ait souhaité malgré tout une bonne soirée, le vide nous rattrape, la peur congestionnée dans nos têtes et on ira se coucher en bons gaulois priant Toutatis que le ciel ne nous tombe pas sur la tête.

  • 5.11.11

Le secret #VasesCommunicants

imageDix-sept heures, un jeudi. Ciel gris-doux au-dessus des jardins. Sous les arcades s’allument déjà les suspensions électriques. Au long des promenades frissonnent les bruns tachés, les rouges matures, les jaunes vieillissants.

- Plus tu laisses cuire et mieux c’est !

Galerie Montpensier. Devant moi, le petit gabarit en bottes nerveuses et sac trop grand a raccroché sur ce dernier conseil. Le secret du bœuf miroton, si j’ai bien compris. Elle jette un coup d’œil à la vitrine Marc Jacobs, écharpe nouée, beige, autour du cou. M’y intéresse aussi, pour l’exercice. Elle n'a pas, comme moi, pris le temps de détailler la robe, étendue, simplement, sur un plateau de verre. Satin couleur ivoire, pour le haut, puis large ceinture en vinyle, un peu clinquante. Matière dense et noire, pour le bas, rehaussée de pois, de paillettes, surpiquée de motifs dans le style Art nouveau. Juste le temps, peut-être, de découvrir son prix, sur un bristol, discret, dans un coin du présentoir…

Ce texte a été écrit par Nicolas Bleusher dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez suivre Nicolas sur ses carnets blogs: ici & là souvent, ou bien dans le jardin du palais les après-midis ensoleillées ou encore le soir, parfois, pour un fragment.
Nous avons décidé d’échanger sur le thème du secret, autre face dans mon texte qui se trouve ici.

Et voici la liste des autres participants à ces vases communicants de novembre :

Guillaume Vissac et Quentin
Louise Imagine
et François Bon
Camille Philibert-Rossignol
et Florence Noël
Danièle Masson et Timor Rocks
Amel Zmerli
et François Bonneau
Maryse Hache et Fiona Reverdy
Franck Queyraud et Piero Cohen-Hadria
Juliette Mézenc
et Brigitte Célérier
Justine Neubach
et Éric Dubois
Christine Zottele
et Christophe Grossi
Isabelle Pariente-Butterlin
et Samuel Dixneuf
Josée Marcotte
et Michel Brosseau
Anne Savelli
et Xavier Fisselier
G. Balland
et Dominique Hasselmann
Ana nb et Céline Renoux
Urbain trop urbain
et Microtokyo
Jeanne
et Pierre Ménard
Julien Pauthe
et Jean-Baptiste Monat
L'autre-je
et Jacques Bon
David Pontille et Philippe Gargov
J.W. Chan et Danielle Gregov
J.W. Chan bis et Wanatoctoumi

  • 4.11.11

Tu le sais, toi ?

image Tu le sais, toi ? Toi qui as fait des études, tu dois le savoir parce que moi ce truc depuis toujours, je me le retourne dans la tête, que je me mélange les cases du caisson avec cette question, que je me tords les tuyaux du cerveau. Tu sais, chaque fois qu’il faut que j’en attrape une ou même quand je vois ce qu’elles sont capables de pondre ces bestioles, tout le temps, tu sais, tout le temps, je me la pose cette putain de question. Alors tu le sais toi ou pas ? Non parce que là c’est la dernière alors même si je sens que je vais avoir du mal à comprendre, même si j’en crève déjà de la saigner celle-là, va falloir quand même que tu m’expliques le pourquoi du comment. Regarde ! Même le chien, je sens qu’il cogite sec, que pour lui, pour sa race, il se dit que jamais personne ne s’est posé la question, qu’aucun chercheur, trop occupés tous autant qu’ils sont à s’enfoncer le nez dans les livres, ne s’est inquiété de ses origines, jamais, rien, pas un pour se poser la question, de qui est venu le premier, du chiot ou du chien, tu vois. Alors, alors, tu sais ou tu sais pas ? Tu pourrais me répondre quand je te cause, dis ?! Tu pourrais t’exprimer sur le sujet plutôt que de faire comme le chien, plutôt que de rester en arrêt là devant cette poularde… Bon, d’accord, t’as gagné, on la garde.

illustration : Suzanne Opton

  • 1.11.11