L'homme de peu XXIII (et FIN)

XXIII

On s’abrite sous la tonnelle
décorée d’ampoules nues,
pour chasser la chape de peu
qui s’abat sur les toits de cuivre.

Des larmes lèchent les fenêtres,
rassemblent nos miettes
pour étancher ta soif d’hier
restée accoudée au zinc.

On revoit le rouge
qui monte à tes joues,
le silence par grappes
explore nos visages.

On continue à se mentir,
désavouant le vide abyssal
qui balaie nos pensées,
le précipice sous nos paupières.

On regarde tes cheveux
ne jamais blanchir
et s’éteindre les ampoules
une à une claquer

jusqu'au dernier filament.
  • 8.2.22

L'homme de peu XXII

XXII

Y penser un peu à couvert,
se laisser croire beaucoup
ce que le peu d’une vie
laisse comme traces

quand elles peuvent être
racontées auprès du feu
entre chaud et froid,
entre paix et neige.

Chercher la lumière
à défaut d’histoires
et ne trouver qu’une ombre
dérobée sous le souvenir,

silhouette hors de portée
sous les ruines du village
étirée jusqu’aux cimes
où tu grandis sans fin.

Sous tes vestiges noircis
pousse là une terre neuve,
des maisons aux jardins
qui taisent le labour des chevaux.

Au-delà, tu restes l’ombre vive
des journées de plein été,
dans les bras d’un figuier,
sur la margelle d’un puits,

tant qu’il y aura de l’eau.
  • 6.2.22

L'homme de peu XXI

XXI

S’étonner de la plaine sans toi,
du toit vide de la montagne,
des terres sans vignes,
des coteaux soudain si ternes,

une brume définitive
sur les pages non coupées
d’un livre que l’on n’aura jamais lu,
une stèle de silence.

Des mots, rien que mots
rangés dans un tiroir
au sein d’un vieux meuble
dont on a perdu la clé.

Inventer ce qu’aurait pu être
tes quatre-vingts sourires,
ta vie dans l'ordonnancement
des choses communes :

un grand-père avec l’œil
frisotant qui aurait aimé
petits-enfants et arrière toute
sur la peur de l’abandon,

une figure à admirer,
un chat un peu sauvage
posé sur tes jambes,
seul à savoir t’accueillir

dans la paix de l’ancien.
  • 4.2.22

L'homme de peu XX

XX

Exister sans toi revient
à huiler de vieux rouages,
tous les engrenages sont grippés,
à chaque cran un cri.

Dans le froissement
d’un vieux papier calque
sur une table en formica,
dessiner entre les craquements.

Malgré la minceur du fil,
être la coupe nette du lien,
ce jour où ta bouche
a glissé le dernier râle.

Dans l’oreille la douleur
si expressive de la honte,
t'entendre souffrir
et mourir pour si peu.

Chaque jour déglutir les mots
pour ne pas dire la colère,
refaire les derniers gestes,
poser la mèche rebelle

et sur ton front un baiser.
  • 2.2.22

L'homme de peu XIX

XIX

Il y aura la balafre du manque,
les affres du passé agrippés
comme une tique à la peau
de l’adolescent éternel,

celui qui regarde l’homme,
arpenteur de la mémoire,
buriner sans cesse le présent
comme un marteau-piqueur.

Il y aura l’écran où flottent
les répliques d’un vieux film,
d’un western avec John Wayne
qui arrache aux vils indiens

leur dernière dignité d’homme,
cette virilité dans tes yeux
de cow-boy de pacotille,
un verre de whisky et un colt.

Il y aura la femme de peu,
une amnésie encore en vie,
ses plaintes étouffées
sur le chemin des années,

aujourd’hui soulagée du poids
de ton ombre sur son dos,
ici bas pour effacer ta trace
de ce qu’elle a enduré

jusqu’au bout du film.
  • 29.1.22

L'homme de peu XVIII

XVIII
 
Mais rien ne dira le présent,
l’odeur du bois, des feuilles,
l’attente dans la clairière
autour d’un feu sans âme,

des pierres dans la gorge
et l’absence comme tombe
pour des lendemains à enterrer
à grands coups de pelle.

Personne pour soigner
la peine qui surgit
du papier peint jauni
et de ses fleurs oranges.

Seul un coup de canif
saignant la mémoire
pourra décoller du mur
toutes nos aspérités.
 
Passer à la chaux vive
les moments perdus,
partir avec les résidus
de colle qu’on traîne

entre les oreilles,
entre les valvules
d’un cœur qui étouffe
et te rattraper au plus près

pour toucher le peu de vivre.
  • 26.1.22

L'homme de peu XVII

XVII

Un oiseau sortira de son arbre,
un pépiement pour l’oracle.
Ce jour-là réécouter l’absence
dans le bruissement des feuilles,

voir dans le ciel des hirondelles
la part d’amour qui vole jusqu’à nous
comme autant de virgules
pour reprendre souffle.

Entre les mots étouffés
et les vides abyssaux,
sentir que le peu nous manque,
que la langue nous manque

pour dire la détresse
des jours sans lumière
sous la lampe d’écriture
à compter les années de deuil.

Jusqu’au plus haut des vertiges
où nous regarde la pente abrupte,
réduire l’espace entre nous
et soigner la mémoire infirme,

regarder le gouffre sans ciller,
saigner nos veines pour lever
toute parole dans le chaos
des chairs battues de peine,

soulever et trembler encore.
  • 23.1.22

L'homme de peu XVI

XVI

On attend les anniversaires
qui font la pluie sur nos joues
et revenir la tendresse oubliée
dans des sables mouvants.

On cherche tes pas dans les allées,
ébranlés par l’atavisme,
ton corps brisé dans le miroir
que ton œil suit dans le noir.

Sous les débris de verre,
nos cœurs harnachés au vide,
on croit aux fantômes
quand la tempête se lève.

On est effarés d’être,
des descendants de peu,
penchés sur ton visage
à compter les coups des années.

On oublie les silences
dans les volutes de cendres,
dans le bruit on s’agenouille
devant le granit scintillant.

Face à l’homme de terre fragile,
aux traits oubliés de l’aïeul,
à la voix qui s’évanouit
dans nos souvenirs de brume,

on fait suivre nos vies.
  • 18.1.22

L'homme de peu XV

XV

Depuis toi, le vent a soulevé
tellement de poussières.
La mémoire a formé des strates,
de la suie sur les yeux du monde.

Un fatras de discours aveugles
saute dans une mémoire sépia
comme autant de cailloux
lancés sur un lac de tendresse.

En attente du ricochet heureux,
l'exégèse de l’homme de peu
est muré dans le silence,
plus rien ne bouge sous les mots.

Ils habitent l’odeur de naphtaline
au creux d’une armoire close,
paroles piégées entre les piles
de draps vieux et paresseux.

L’histoire s’enferme
dans un large linceul de peur.
Personne n’a la clé pour ouvrir,
et aérer ce souvenir de neige,

lui redonner corps et chaleur
hors de sa forteresse de vide
mais toujours le bois craque,
toujours une poussière se lève

sur l’irrépressible besoin de comprendre.
  • 16.1.22

L'homme de peu XIV

XIV

Alors que tous les matins
se lève un brouillard blasé,
que dans ma chair une forêt
couvre la peur de ses ramées,

c’est au bruit de tes godillots
crottés de boue et d’ennui,
qu’une rumeur animale réveille
le souvenir de lourds regrets,

comme le sanglier creuse
la fange à la recherche de l’aube,
toujours aux frontières
de la terre et des ténèbres

à secouer l’absence cynique
séparant ton corps des mots.
Pourtant elle est encore là
ton ombre douce qui joue

au bord du jour, à guetter
dans le vent quelques mots
pour crever le silence
de ta présence brutale.

Depuis des lunes à te rouler
dans les mares de pluie,
chaque lumière est un espoir
à prolonger comme un rêve blessé

pour un peu de paix dans ton auge.
  • 14.1.22

L'homme de peu XIII

XIII

Existe-t-il une méthode
pour faire parler le silence ?
Peut-on ravoir les tâches
laissées sur les non-dits ?

Réaffuter les paroles belles
oubliées au fonds du puits ?
Redire à la montagne haute
les larmes sur les cailloux ?

Peut-on libérer les mots,
oubliés sous les feuillages ?
Les verser en torrents
pour fêter une rivière nouvelle ?

À ces questions foulées,
s’asseoir et penser à toi,
à ce que tu aurais fait
face à ces ressassements :

une dérobade sûrement,
un pied de nez au vent
tout en battant des bras 
pour exprimer la bêtise,

les mains levées au ciel
mimant la prière à un dieu
auquel tu ne croyais pas,
pour échapper à ce qui rendait

ta vie trop nue.
  • 12.1.22

L'homme de peu XII

XII

Mais quel visage donner
à cette présence sauvage
sans tomber dans la facilité
de faire de toi un miroir.

Si le courage avait compris,
il aurait créé un courant,
large fleuve où ton âme
aurait trouvé la paix

sans heurt, sans domination,
un modèle du peu,
à égale tension des autres
dans l’échange et la symétrie.

Mais la fatigue l’a asséchée
faisant de ta fuite une faiblesse.
Homme de honte rongé
par un déficit d’éloquence,

perdu sous l’ombre
des phraseurs ostentatoires,
ramené sans cesse à ta condition,
ton image demeure floue

sous des tonnes de boue,
aucun reflet possible
tant que le regret sévit
dans la frustration sourde

de ne saisir que des contours.
  • 10.1.22

L'homme de peu XI

XI

Tu remontes du gouffre
à l’aide de bribes d’instants,
nœuds fixés sur la corde
comme autant de boucles

à démêler pour raconter
l’histoire d’une existence
masquée par la pudeur.
Il faut libérer ton langage,

celui qui fut mal logé 
dans ta bouche atrophiée, 
rompue à la mécanique 
des mots automatiques. 

Faire lac des petites mares
au creux de ton ventre,
toucher le fond de ta pensée
restée sans langue pour dire,

empêchée par la tâche
d’être toujours cet homme
à qui l’on ne réclamait
que force et courage.

User la corde pour savoir
où se cache l’interdit originel,
la cause liminaire de la misère,
le premier collet qui t’a étranglé

te laissant à jamais la gorge serrée.
  • 8.1.22

L'homme de peu X

X

Tu es né sur des terres pauvres
au bord de pentes escarpées,
un précipice sous tes pieds,
ton corps dans l’équilibre,

le regard au loin sur les plaines
comme un paradis impossible.
Tu as vécu dans cet espace ténu
entre la chute et l’envolée,

l’impotence et l’éclat,
le corps secoué de mélancolie,
l'épuisement pendu aux lèvres
sans y céder complètement.

La lutte était ton chemin
sans penser l’abîme et le vertige.
À marcher sans passion
dans le creux des fièvres,

tel un automate sur des rails,
tu as tracé un réseau
de lignes faibles sans angles
où mesurer la mémoire.

Reste la carte des pas
sur la falaise de l’homme de peu
à qui tendre une corde
pour sauver le souvenir

de l’éboulis des rêves.
  • 6.1.22

L'homme de peu IX

IX

De cette vie tu auras consommé
l’ivresse sous des soleils brûlants,
ta peau, palimpseste ouvert
aux mains de la montagne,

seule à déchiffrer les ratures,
l’oscillation de tes errances
sur une terre de silence partagé.
On y lit tous les mots

que tu n’auras jamais dits,
la carte de ton chemin
dans le brouillard des vallées,
le parcours de ton âme

leurrée par la gaieté du vin
et ses vapeurs lourdes.
Une absence creusée dans la peau
qui toujours parle au souvenir,

dans le gloussement de l’eau
au sortir des sources claires,
dans les branches de chênes
quand le vent imite ton souffle,

sous les poutres des caves
où claque le flacon de vin
au saut du bouchon de liège,
une complainte profonde

dont la nature toujours se gorge.
  • 4.1.22

L'homme de peu VIII

VIII 

Près de vieilles braises,
dans les histoires séculaires
que s’échangent les arbres,
tu deviens une réminiscence.

On te rencontre dans les passages, 
dans l’ombre tu es l’éclair entre le ciel 
qui borde les chemins de vignes  
et le mouvement des récoltes. 

Dans des caves mortes de moisi, 
vieux bourru perdu dans son bleu,
tu croises le fer avec des fûts remplis
de vin comme ta vie à sang.

Ça sent l’alcool, le pif de l’oubli, 
on se souvient de toi exsangue, 
de ces jours trop pleins amassant 
une lie de fièvre sous les paupières, 
 
hagard dans les travées noires
où se pressent les dérives,
la conscience prisonnière
du fruit et de la vis sans fin.

Le bois des tonneaux gonfle l’esprit,
la fatigue reflue par vagues longues
à la faveur de plusieurs verres de rêve
qui deviennent vite goulot à la bouche

pour tenir la vie hors de toi.
  • 2.1.22

L'homme de peu VII

VII

Seule la terre se souvient
de toi l’homme de peu,
des journées abattues
sous un ciel tendu de muscles.

Le labeur assomme les pensées,
plus rien n’affleure que le présent
à donner le fruit aux maisons
des gouvernants qui exigent 

de toi la douleur sur les cailloux, 
de toi le meilleur de la force,
de toi la parfaite servilité,
de toi le corps au mépris du chef.

Tu en as sarclé des tertres d’argile
sous un soleil qui écrase la tête
pour que naisse la couleur du vin
à vider dans la gorge des grands.

Porteur d’eau bleue,
chercheur d’or en toc
pour la gloire d’un parterre
d’hommes sans compassion,

d’esclavagistes à la chaîne
installés à des chaires d’orgueil
pour qui être et jouir se résument
à produire de la tonne

sur le dos des comme toi.
  • 30.12.21

L'homme de peu VI

VI

Tenu par des berges invisibles,
La terre nourrit ta présence,
elle seule donne récit
des temps où tu étais jeune

à chercher la mûre parfaite 
sous les ronces de l‘arbre,
à épier au-dessus des toits
le meilleur ciel à saisir,

en quête de l’azur sublime
capable de soigner la plaie,
d'être source où s’abreuver
pour calmer la souffrance.
 
Fatigué de tendre la nuque,
tu as baissé les yeux,
de nuées recouvert le chemin,
(toi qui voulais le ciel sans nuage)

Tu es resté le bouffon d’une chimère,
pieds rivés au plancher des bêtes,
des pauvres et des vassaux.
Tu as vécu le manque,

un seul bleu sillant tes veines
pour toute idée de la beauté
d’être au monde des vivants,
sujet des seigneurs qui élaguent

le rêve à la serpe des promesses.
  • 28.12.21

L'homme de peu V


Animal agité par la mort 
que ton corps ne craint plus, 
tu es l’âme de peu qui traîne 
nos regrets comme des grelots. 

Esprit éveillé aux autres,
débarrassé des doutes,
tu parles et nous cherchons
à savoir si tu renais

du babil délicat de l’oiseau
ou du nuage né de l’effroi du ciel,
de nos peurs changées en espérances
ou de nos manques inavoués.

Sous le soleil qui trouble la terre,
dans l’éclat qui éclaire la feuille,
à travers la peau des rivières,
on se prend dans les remous de ton chemin.

Là-haut tape trop fort nos visages,
dissimule nos pensées abruptes.
Alors tu remets lentement à la brume
les questions et l’avenir des saisons

sans que l’on sache où tu vas.
  • 27.12.21

L'homme de peu IV

IV

Que de la terre dans la terre,
tu te charges en calcaire.
Tu es de chaque pelletée
un fantôme dans la vallée. 

Sur toi la mémoire bute
comme la charrue sur la pierre.
Sur ton corps de marbre,
s’écrit une nouvelle histoire.

Personne ne la comprend,
n’entend les pas qui continuent,
ne sait comment cette force minérale
se fait présence au-delà de nous. 

Homme de rien uni à jamais
à la forêt et à ses arbres.
Compagnon des bruants, des geais,
plus rien ne te tient sur terre. 

Mais tu hantes les frondaisons
et pour longtemps tu parles :
j’existe dans la clairière 
où un galet dit mon nom 

là au milieu des cendres,
vestiges de vos feux de joie, 
ici dans le chahut de l’arbre 
se donnant aux vents mauvais, 

là dissimulé dans vos cœurs.
  • 26.12.21