Arum

Je ne t’ai jamais déposé de fleurs. Ne m’en tiens pas rigueur. Je n’ai pas la nostalgie fleurie mais la mémoire aussi fragile qu’un pétale d’arum. Mon hommage passe par une parole creuse que je tire à l’infini. Un langage de peu d’éclats comme la fleur sauvage qui pousse à la lisière de ton ruisseau. Elle y trouve l’eau et le calme souterrain de la terre. La tige grimpe longue, fière et droite et me tend un calice blanc et violet qui s’ouvre comme un deuil. Est-ce un hasard si l’arum dégage cette odeur si particulière de charogne ?

2016
  • 8.6.25

Le dimanche

Le dimanche, frais et rasé de prés, le bleu de travail à la lessive, il descendait l’escalier habillé comme un dandy, pantalon en tergal bleu, chemise blanche et veste croisée aux boutons clinquants. 
C’était son jour de parade dans le village, jour où il était de bon ton de pavoiser en société, de traverser les allées le regard haut parmi ses concitoyens. Tous faisaient de même, il fallait fêter ce jour, le seul de la semaine qu’il était autorisé de chômer parmi les autres jours faits de labeur agricole harassant. Papa sentait bon, un parfum musqué à bas prix mais c’était son odeur du dimanche. J’aimais la fragrance qu’il laissait dans la maison. Il partait vers onze heures, un tour sur les quais pour flâner, prendre la tension du jour et se remplir des rumeurs dominicales. 
Après un arrêt au tabac, son paquet de gauloises et le Midi-Libre sous le bras, il prenait la direction du café pour l’heure de l’apéro. Un pastis léger pour commencer. Avec les copains endimanchés, il devisait sur la semaine, l’avancement de ses travaux, les vendanges prochaines et les récoltes qui périclitent.
Sur son tabouret, au bout du zinc, il était dans son élément. Les copains autour de lui, les verres jaunes de moins en moins légers, les cacahuètes et les olives noires en soucoupe, le monde se partageait sur le comptoir dans la fumée opaque des cendriers qui débordent.
Vers treize heures, avant de rentrer à la maison, il passait au PMU. Un clin d’œil à la demoiselle qui valide les tickets, puis il jouait le quatre, le cinq et le quinze, ma date de naissance ; invariablement, toutes les semaines. Il ne gagnait jamais. Peu importe, c’était sa façon de passer le dimanche avec moi. 
Extrait de « Rats taupiers », éditions des Vanneaux, 2016
  • 20.6.21

July 21

C’est un jour de juillet. Pas un jour dont on oublie la date : le vingt et un en deux mille un. On n’oublie pas l’année non plus. Cette année-là où quelques mois plus tard, le monde se trouvera bouche bée. C’est trois mois plus tôt, donc. Trois mois plus tôt d’avant ce onze maléfique, c’est mon « july 21 ».

Toi, la date, tu t’en moques. Maintenant.

La rue est grisée d’été. Un léger vent balaie les gens rassemblés devant la porte. Les gens. Ces proches et ces inconnus, venus te voir et qui portent la tête basse, cérémonieux. Les regards sont vides et gênés d’être là. Pourtant ils sont venus. Ça se fait de venir dans ces moments-là. On s’habille en strict, on arbore le masque opportun et on vient planter la rue de sa présence. On vient combler le vide.

Toi et le vide que tu me laisses et qu’ils veulent remplir. Tu t’en fous.

Dans la maison, c’est l’été mais il fait froid. Il a toujours fait froid dans cette maison. L’humidité y est maîtresse, elle suinte de salpêtre qui nappe les murs et la tapisserie en vomit des tonnes. Personne ne semble le voir. Pourtant dans les recoins, le noir qui pourrit parade. La famille est regroupée dans le couloir, à guetter le dehors par l’entrebâillement de la porte, à compter qui est venu, à fustiger ceux qui ne sont pas là. 

Toi, tu es dans le salon. Allongé et paisible, tu dois te marrer.

La moquette murale verte à gros poils bâille sur toi. L’odeur de ton tabac qui l’imprègne descend dans ma gorge pour y déposer quelques graviers que j’ai peine à déglutir. On entre pour te voir, faire le tour de toi une dernière fois pour que tu partes avec du souvenir. Que tu n’oublies pas les visages contrits mais aussi les regards en faux qui s’apitoient en folklore. Je remets en place le col de ta chemise. On aurait du l’amidonner. Je frotte les manches de ton costume pour le débarrasser des filets de poussière. Cette pièce est un nid d’araignées. Je dépose un baiser sur tes joues fraiches. Ils t’ont maquillé comme un acteur de théâtre. Je pense au dérisoire de mes gestes, je pense à toi, je pense à nous, je pense à l’endroit où tu vas.

Toi, tu t’en moques. Tu es beau.

Extrait de « Rats taupiers », Éditions des vanneaux, 2016
  • 21.7.20

Tu n’es plus qu’une ombre

16 janvier
St Marcel

Tu n’es plus qu’une ombre. Une tache noire sur le sol, à l’abri du figuier. Ta silhouette se découpe et flotte dans le soleil. Ectoplasme aux doux contours, tu épouses la terre. Ton corps déformé par la lumière se joint à l’ombre de l’arbre perchée sur tes épaules. Tu es trapu et court sur pattes mais là au sol, rampant sous mes yeux, tu es une forme obscure et oblongue qui s’allonge sur l’ocre comme une coulée de peinture noire pénétrant la terre.
Je te regarde longtemps, toi, l’ombre de mes jeunes années. Le figuier en totem et la bouche gorgée du vieux fruit aigre-doux, je te goûte au plus près, à ressentir sous mes papilles l’enfance perdue. Tu flottes évanescent sur mon paysage. Au passage d’un nuage, tu te divises en deux flaques molles pour revenir entier te caler sur l’arbre, une joue collée à la sève. Je te vois près de ton figuier t’endormir. Et le soleil de descendre derrière la colline en coulant une flambée rouge sur le jardin, et toi, feu mon père, tu apparais rouge sang, ombre de moi, puis disparais comme si le souvenir voulait se coucher.
Tu n’es plus qu’une ombre. Tu seras là tant que le soleil et le figuier.

-

Extrait de "Rats taupiers" paru en 2016 aux éditions des vanneaux.


  • 16.1.20

Ombre de moi

Tu n’es plus qu’une ombre. Une tache noire sur le sol, à l’abri du figuier. Ta silhouette se découpe et flotte dans le soleil. Ectoplasme aux doux contours, tu épouses la terre. Ton corps déformé par la lumière se joint à l’ombre de l’arbre perchée sur les épaules. Tu es trapu et court sur pattes mais là au sol, rampant sous mes yeux, tu es une forme obscure et oblongue qui s’allonge sur l’ocre comme une coulée de peinture noire pénétrant la terre.
Je te regarde longtemps toi, l’ombre de mes jeunes années. Le figuier en totem et la bouche gorgée du vieux fruit aigre-doux, je te goûte au plus près, à ressentir sous mes papilles l’enfance perdue. Tu flottes évanescent sur mon paysage. Au passage d’un nuage, tu te divises en deux flaques molles pour revenir entier te caler sur l’arbre, une joue collée à la sève. Je te vois près de ton figuier t’endormir. Et le soleil de descendre derrière la colline en coulant une flambée rouge sur le jardin, et toi, feu mon père, tu apparais rouge sang, ombre de moi, puis disparais comme si le souvenir voulait se coucher.
Tu n’es plus qu’une ombre. Tu seras là tant que le soleil et le figuier.

08/03/2014
Extrait de "Rats taupiers", éditions des vanneaux.
  • 26.8.19

Sans voix

Tu parles toujours dans ma tête. Seulement dans ma tête. Ta voix rauque à l’accent chantant d’ici, je ne l’entends plus. Tu peux toujours crier dans quelques rêves, je ne comprends pas les mots. J’ai oublié le timbre de ta voix. Seule ta bouche remue la poussière d’entre les murs qui nous séparent. Une bouche vociférant des mots que je n’entends pas. Un appel sans bruit mais avec l’expression de ton corps que je vois et garde précise. Une scène qui se répète ab libitum. Muette.
Et plus tu t’époumones, plus se tend le piège de la nostalgie : voir sans entendre. Savoir sans comprendre et combler le vide par le souvenir. Un souvenir en miroir, toi dans moi, moi dans toi. Le fils, le père et nos ressemblances de silence. Ton visage se coule dans le mien, trait pour trait. Il balance les mêmes lèvres nourries de ce qui ressemble à nous : un monde de taiseux.
Pourtant, tu veux raconter. à moins que ce soit moi qui aie besoin de dire combien je te reconnais en moi. Projection de l’un sur l’autre, je vieillis et te rejoins. Le gris qui nous rassemble désormais fait que ma vie rattrape la tienne dans un même cœur lourd. Bientôt, nous accorderons nos bouches pour nous souvenir. Sans voix.

_

Extrait de « Rats taupiers », éditions des vanneaux > https://www.sauramps.com/livre/9782371290686-rats-taupiers-christophe-sanchez/
  • 12.3.19

Vieillesse crue - Extraits de "Rats taupiers", éditions des vanneaux

16 janvier
St Marcel

Tu commences à poser quelques cheveux blancs sur tes tempes comme un impressionniste mettrait la dernière touche à son tableau. Tu les huiles avec tes doigts en faisant le contour de tes oreilles. Grandes oreilles en gouache que nous avons en commun. Souvent je les regarde. Elles sont notre partage, ces oreilles. Des oreilles qui n’ont entendu que peu de mots mais aujourd’hui elles ont le même gris autour et la même mollesse aux lobes. Ce sont deux paires d’esgourdes d’artistes remplies de la cire des paroles oubliées.

Tu commences à t’inquiéter sous les sourcils. Ici aussi, tu as chassé quelques poils gris rebelles. Tu aimes le noir et tiens à le conserver. Alors tu gommes à la gomina. Ton gel encolle les poils, plaque tes cheveux répandus par grappes, efface les blancs, les brouille avec les noirs. Tu grandis encore, tu ne vieillis pas. Ce ne sont pas les quelques ridules qui grêlent ton front qui vont faire plier le Marcel que tu es. Ce ne sont pas quelques blancheurs de tempes qui vont accélérer le temps et faire oublier que tu as un cœur de vingt automnes. Non, tu luttes et tu vieillis bien.

Tu commences à avoir mal au dos, le soir après la vigne. Les coteaux sont de plus en plus raides, de plus en plus hauts. Mon Dieu que la terre est basse, que ta tête est lasse. Tu te courbes et grossis. Tu t’enfonces dans le poids du temps et ta silhouette s’empâte. Tu ressembles à un Botero, ramassé sur toi-même. De petit homme trapu, tu deviens ventripotent, le cou en corolle de graisse meuble. Ton visage en atteste, tu vieillis en bourgeois repu. Tu as du mal à monter les escaliers et quand, arrivé au palier, tu craches tes poumons en râle, c’est tout ton corps de graisse qui tremble.

Tu commences à vraiment vieillir. Tu as désormais besoin d’une canne sur les trottoirs. Ton pas est lent et tes cheveux noirs ne sont plus que de la poudre de souvenirs. Tu portes une casquette de vieux, grise à carreaux verts. Elle est élimée et mitée mais tu y tiens, c’est la seule qui couvre entièrement ton crâne glabre. Tu déambules dans le village à la vitesse d’un mollusque, d’un escargot géant qui laisse des traînées de bave. Tu n’as jamais été aussi visible, imposant petit bonhomme vieux et lent, et pourtant tu es en train de disparaître.

Tu approches les quatre-vingt automnes et quelques hivers. Je ne t’ai jamais connu d’été et peu de printemps. Tu es alité depuis des mois. Tu ne peux plus bouger, ton corps a cédé tout combat inutile. Tu vas mourir tôt ou tard. Peut-être demain ou dans dix ans. J’attends ta mort, j’ai l’âge pour m’y préparer. C’est normal de voir son père devenir très vieux. C’est naturel à cet âge de s’attendre à la mort. Tu ne parles plus du tout. Les mots ne traversent plus ta gorge congestionnée du gras du monde. Tu ne vois plus ton sexe désormais masqué par la masse flasque de ton abdomen. Étendu en permanence sur le dos, ta vue s’arrête devant une montagne de chair, une chair gonflée par des années d’excès. Tu vas décéder. Tu agonises. Tu meurs.

Mais non. Mais non, voilà, tu es parti avant. Tu n’as jamais vieilli. Tu aurais pu vieillir. J’aurai aimé que tu vieillisses. Tu aurais fait un joli vieux, mince et élégant. Tu n’aurais jamais grossi, tes cheveux seraient restés éternellement bruns et gominés. On aurait recollé nos oreilles à la vie. Tu aurais peint des tableaux de la vie rurale, des Courbet, des Van Gogh, et avec les yeux, tu nous aurais conté les vignes et le vent dans les futaies. Tes petits-enfants t’auraient admiré et aimé comme je t’aime. Tu aurais été un merveilleux grand-père, gouailleur et enjoué. Tu aurais porté radieux quatre-vingt, quatre-vingt-dix printemps, cent ! Tu aurais capturé le temps dans un seau à vendanges. Il n’aurait pas pu se rattraper à l’anse. Tu aurais pu le plaquer au fond. Tu aurais pu le crever du dedans, ce temps où je t’ai perdu au lieu de me laisser croire au parricide.

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Extrait de "Rats taupiers" paru aux éditions des vanneaux

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  • 16.1.19

Lecture des Rats taupiers à la galerie Première ligne, Bordeaux

Vendredi 3 mars à partir de 18h30, j'aurai le plaisir de lire quelques pages des "Rats taupiers", paru aux Éditions des Vanneaux, aux côtés de Cécile Odartchenko et Didier Cros pour l'inauguration de son exposition à la Galerie Première Ligne, 8 rue Teulère à Bordeaux.

Le livre > bit.ly/ratstaupiers_vanneaux
Extraits et critiques > http://www.fut-il.net/search/label/RatsTaupiers

Plus d'infos sur l'exposition > https://www.facebook.com/events/168097357027746/

https://www.facebook.com/events/168097357027746/


Vendredi 3 mars à la Galerie Première Ligne à Bordeaux :

  • 27.2.17

On cause des Rats #RatsTaupiers

Deux nouveaux articles sur les "Rats taupiers" paru en juin dernier aux Editions des Vanneaux.
Le premier écrit par Frédéric Fiolof, le 1er octobre, dans le numéro 1158 de la Nouvelle Quinzaine Littéraire. Le second, le 25 octobre, sur le site de poésie Terre à ciel et il est rédigé par Sabine Huynh.
Ci-dessous des extraits :

« Loin des ivresses libératrices et des nectars aux vertus propédeutiques, il y a un vin râpeux où l’on jette sa fatigue avec sa propre peau. Un vin de pauvres, de taiseux, de travailleurs harassés. Avec Rats taupiers, Christophe Sanchez signe un « portrait de père » sombre et émouvant. Interrogeant discrètement ce rendez-vous paternel manqué, comme son propre rapport à la perte et au souvenir, l’auteur restitue par fragments (tous titrés), dans une écriture qui allie prose poétique et récit brut, la figure d’un homme rivé au labeur, à la fatigue et à l’alcool. Un homme « qui est passé sans se voir ». Et sans le voir. .../... »
Lire l'article complet : https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/mode-lecture/vins-minuscules-1174



« .../... Avec ce livre, Christophe Sanchez vérifie que le langage, contrairement au silence – « des taiseux de l’affect » (p. 147), « silence qui nous tenait » (p. 11), comprendre : silence qui enserrait comme des tenailles – possède le pouvoir de libérer, d’affranchir l’homme, de le sauver de sa condition, et de l’extraire du néant qu’étaient le patelin paternel, les apéros à répétition au troquet du coin, et les méchants pièges à rats. À travers ses mots, Christophe Sanchez se pose comme autre que celui qu’il est, comme quelqu’un qui est capable de s’extirper de la peau de cet être qu’il est devenu à cause du conditionnement familial et socio-économico-culturel, parce que c’est là que réside sa liberté fondamentale. Il le sait. Il en a donc fait quelque chose, de son enfance grise meurtrie par le silence du père : un livre. J’ajouterais que, même sans lire le livre, rien que cela, en soi, est admirable. Sanchez se libère en écrivant, il libérera également les lecteurs qui rencontreront son texte, notamment du sentiment de culpabilité qu’ils ont pu éprouver d’avoir fui leur père, car malgré tout, son texte tremble de tendresse. .../... »

  • 28.10.16

Le lit bateau - extrait de #RatsTaupiers

Mon antre, ma vie dans une pièce de dix mètres carrés. Dans son ventre, un bouillon, des sempiternelles questions déclinées au pas des saisons, des âges, des joies et des infortunes : ma chambre. Une chambre banale d’adolescent à ceci près que tout était vieux dans cette pièce. De l’armoire au lit, de la tablette de nuit à la commode. Du vieux bois vermoulu, des meubles si vieux que personne ne pouvait les dater. Ils étaient là posés dans la maison, dans cette pièce depuis toujours. Flanquée sur le mur de droite, trônait la grande Normande au miroir biseauté et travaillée de la moulure comme je l’étais parfois de la tête. Sur les flancs, le haut, le bas, le tiroir et les étagères, partout, des arabesques biscornues creusaient dans son lard. Ornement ésotérique qui m’agaçait quand je voulais m’examiner dans son miroir buriné. Nids à poussières que ces contorsions, j’y glissais parfois mes doigts rêveurs pour tenter de découvrir au toucher de ces courbes une quelconque beauté, un éclat que je n’ai jamais trouvé. Sur le mur opposé, le lit se réfléchissait, un meuble du même acabit, un vieux lit bateau, deux longs pans de bois, à sa tête et à son pied :une sorte de conque rehaussée par un épais matelas posé sur un autre matelas encore plus épais qui servait de sommier. Et des ressorts, partout des ressorts dans ce pieu flottant, si bien que l’impression de naviguer en eaux troubles en était renforcée. Les rebondissements excessifs qu’il occasionnait me donnaient la nausée, certainement le mal du lit-bateau. Très vite, il était devenu trop petit, mes pieds touchaient le bas de la conque empêchant les étirements matinaux et obligeant un repli sur moi-même. Recroquevillé en chien de fusil, je régressais et, tapies entre mes jambes, mes mains moites peinaient à stabiliser les remous du matelas. Il était le théâtre branlant de mes naufrages, de la versatile crise d’adolescence aux prémices du mensonge puis de la raison, mais aussi de tous les abordages, succès d’estime, émois liminaires et premiers bonheurs initiatiques. C’est dans son creux instable que finalement, j’avais construit une partie de ma vie.

Alors quand est arrivé le moment de déménager la maison, les vieux meubles sont partis. Pour la première et dernière fois, ils ont changé de lieu. J’ai croisé la Normande et ses vilaines excroissances. En pièces détachées, elle a rejoint le camion du brocanteur. Mais le lit avec ses remous de l’enfance est resté, impossible de m’en séparer. J’ai démonté avec soin les pans coincés par des boulons rouillés puis j’ai dépoussiéré les matelas et, enfin, une fois contrôlé que les ressorts couinaient encore, je l’ai installé dans une jolie chambre de dix mètres carrés, plaqué contre le mur de gauche. Et pendant quelques années encore, mon fils a dormi dans mon vieux lit-bateau. Comme son père. Comme son grand-père.

Pages 138/139 de "Rats taupiers" paru en juin 2016 aux éditions des vanneaux http://bit.ly/ratstaupiers_vanneaux
  • 10.9.16

Première sortie des ‪#‎RatsTaupiers

« Rats taupiers » paru le 8 juin aux Éditions des Vanneaux, couverture et illustrations intérieures de Didier Cros.

Extrait :
« Marcel disait et il frisait de l’œil. Il disait et ça sortait plein, rond dans sa bouche, chaud et bienveillant. Je le sais aujourd’hui, soupèse en écho les mots, toujours les mêmes mots, des phrases types, des expressions en boucle, chacune adaptée à l’instant, au vide que nous redoutions tant. Ses mots à lui pour dire, c’était hier – il y a vingt-cinq ans – je les entendais mais ne les écoutais pas. Et aujourd’hui, sa voix qui ne souffle plus le rauque et le chaud me parvient par bribes et plus que le sens des mots, ce sont les intentions qui viennent taper dans le mille, ce qu’il cherchait à me dire maladroit dans le phrasé, ce qu’il disait dans le creux de ses expressions répétées ad libitum par lui, par son père, par son grand-père certainement aussi. » 





Les « Rats Taupiers » sont présentés par Cécile Odartchenko au Marché de la poésie, place Saint-Sulpice à Paris, du 08 juin au 12 juin 2016 (Stand 409).
Je serai présent le dimanche 12 de 14h à 15h.
  • 9.6.16

#RatsTaupiers Ceci n’est pas un extrait #9

Dans quelques jours tu seras sur l’étal. Toi le taiseux, l’anxieux, l’atrabilaire. Homme des champs, ton nom sera donné en pâture. Tu devrais aimer cette histoire qui ne nous appartient plus. Le récit de ton existence en coupe, vu d’une vie où tu n’es plus. Tu souriras, me regarderas de travers avec une moue d’insuffisance, tu ne comprendras pas tout et tu feras semblant, tu soulèveras le poids du manque et le compareras à la légèreté de nos âmes. Ou alors tu continueras à taire comme il faut que je taise.

Ceci n’est pas un extrait de « Rats taupiers » à paraître le 8 juin aux Editions des Vanneaux. 
  • 7.6.16

#RatsTaupiers Ceci n’est pas un extrait #8

Je ne t’ai jamais déposé de fleurs. Ne m’en tiens pas rigueur. Je n’ai pas la nostalgie fleurie mais la mémoire aussi ductile qu’un pétale d’arum. Mon hommage passe par une parole creuse que je tire à l’infini. Un langage de peu d’éclats comme la fleur sauvage qui pousse à la lisière de ton ruisseau. Elle y trouve l’eau et le calme souterrain de la terre. La tige grimpe longue, fière et droite et me tend un calice blanc et violet qui s’ouvre comme un deuil. Est-ce un hasard si l’arum dégage cette odeur si particulière de charogne ?

Ceci n’est pas un extrait de « Rats taupiers » à paraître le 8 juin aux Éditions des Vanneaux.
  • 6.6.16

#RatsTaupiers Ceci n’est pas un extrait #7

Tu as pris le parti de laisser se gripper la machine. De toute façon, aucune huile n’y pouvait plus rien. Déjà quelques cahotements auraient dû m’alerter, auraient dû me dire combien il était dur d’être toi, avec cette solitude de laquelle jamais tu n’as pu sortir. Alors tu t’es dégingandé du dedans, petit à petit, morceau par morceau. Chaque repli de ton sourire a ajouté une ride à mon front. Chaque parole arrachée m’a retourné le ventre, rompu au murmure des anciens. Le temps a filé en douce dans le cadencement bancal d’un amour enfoui. Puis la machine s’est mise à éructer des contresens dans l’échancrure de ta vie et une nuit, au déplacement d’une ombre, je ne t’ai plus reconnu.

Ceci n’est pas un extrait de « Rats taupiers » à paraître le 8 juin aux Editions des Vanneaux. 

  • 5.6.16

#RatsTaupiers Ceci n’est pas un extrait #6

On boit toujours des coups au bistrot en se remémorant les monticules de terre fine, ces saillies comme des kystes dans ta terre. On bavasse en riant de ta science de la capture des rats taupiers. Car il fallait user d’ingéniosité pour attirer le bestiau, il fallait connaître son heure et son chemin, son appétence de rongeur, savoir l’espèce exacte et son gabarit afin de tendre le piège approprié. On raconte encore l’histoire des rats taupiers et de Marcel. Elle fait toujours le tour du zinc, glisse entre les bouches et se conte entre les tournées. La petite histoire est lancée à voix haute par des gouailleurs dévideurs de regrets. Elle est modifiée et exagérée, car, ici, on ne s’embarrasse pas de la vérité – on construit des légendes à reluire pour que le souvenir reste beau. 

Ceci n’est pas un extrait de « Rats taupiers » à paraître le 8 juin aux Editions des Vanneaux.

  • 4.6.16