Personne ne viendra éteindre le jour. Il le fait tout seul. Tu te dis ça comme si tu étais maître des réverbères. Un instant, ton esprit a cru, blotti sous les paupières, qu’il suffisait de cligner pour qu’ils s’allument un à un, les réverbères, ces petits témoins du jour qui s’éteint. Personne n’éteint ni ne rallume. Tu te dis ça dans le cliquetis qui précède le vrombissement de la flamme dans la chaudière.
Il t’arrive de penser que tu fais partie des murs, du sol, des meubles, élément parmi les autres éléments du théâtre de la maison ; partie des choses, des plus indispensables aux plus futiles, descendant ainsi l’échelle de l’utile à l’inutile jusqu’au plus con : toi.
Et puis, d’autres jours, non, tu te sens libre, capable de regarder par la fenêtre et de plonger dedans, dans le ciel derrière, dans le grand tout. Un regain d’importance qui te ferait presque voler. Sans corps, juste avec l’esprit.
Oui, il t’arrive de penser mais pas souvent.
Tu regardes descendre le soir, goutte à goutte, dans l’assiette sale du jour. Rien ne s’oppose à la rêverie sinon ce chat miaulant vers quelques poussières, les pattes maladroites et le poil mal salivé.
Tu ne regardes rien, en somme. Qui voit ce chat se perd dans son propre trou. Et tu te perds. Entre les gouttes qui ne sont même pas de vraies gouttes. Que du mou à donner au chat.
Tu as choisi un bruit intérieur parmi ceux proposés. Des hauts, des bas, des murmurés, des emmurés, des criés, des parfaits, des d’utilité dénués.
Ils se sont présentés à toi au fil du temps, tous bruitant durant de longues années. Dans la cacophonie, tu les a jaugés, pesés, malaxés, regardés, chassés puis repris, à nouveau évacués puis gardés en creux.
Tu as appris à les apprivoiser — le bien le mal tout ça tout ça ! — pour finalement n’en garder qu’un, une note continue dans ta tête, une ligne de base basse, acouphène de tes amours.
Dans le mouvement, tu es cette caméra sur l’épaule du rêve.
La nuit défait le décor. Derrière toi, disparaissent tes pas. Les ombres finissent comme des cris au fond d’un puits. Ton corps tombe dans le vide. Tu crois que tout est fini mais tu remontes à hauteur d’épaule sans savoir qui du rêve ou de la folie te porte. Le sommeil déroule un scénario sans ossature. Long métrage sans fin. Tu tournes, dévisses, déboites d’un côté de l’autre, chaloupe sur une mer démontée.
Dans le mouvement, tu es cet œil que rien ne fatigue.
Tu cherches le trou du souvenir où te glisser. Pas la Madeleine mais l’intérieur de la madeleine. Une cocon moelleux dans le milieu. Voilà, fais ton trou, va chercher dans le dedans du dedans, dans le gras du dedans.
Tu ouvres un pot de gelée de coing. C’est par ici le trou, c’est par ici le souvenir !
La cuillère pénètre dans la gelée mais pas facilement, ça résiste. C’est bien connu, le coing résiste, le coing n’est pas un fruit facile, c’est mieux quand ça résiste. Et le coing n’est pas un joli fruit, il n’a pas l’élégance d’une fraise née pour glisser entre les lèvres. Il est fait de coups, n’a pas de forme, est tout biscornu, malingre. C’est mieux quand ce n’est pas tout à fait joli, ça ramène son lot de cabosses tendres.
C’est parfait, reste dans le coing, plante la cuillère dans la gelée. Fais-y ton trou pour retrouver le souvenir doux.
Les premiers pas et déjà le ciel secoue la nuit. Quelque part, des bras s’ouvrent pour accueillir et calmer les vertiges, quelqu’un sourit sur une épaule.
Tu dors encore, malgré la marche. Le corps répond avant l’esprit, avant d’apercevoir le temps et l’espace.
Tes premiers gestes sont des restes d’une trop longue attente, des tremblements que la nuit aspire.
Tourner autour de la question ne suffisait pas. Elle s’était repliée. Plus rien ne parlait en elle. Je ne l’apercevais qu’à travers la serrure de la mémoire : un morceau découpé dans les pensées, un pied dans l’ouverture d’une porte, un nez pour sentir la vague arriver, une main posée sur la bouche.
Elle était devenue une vieille rengaine sans jus, une personnification idiote. Elle avait peur de son narrateur, fuyait les reformulations en faisant les gros yeux, invoquait les cauchemars d’enfant pour se défiler. Elle se censurait.
La question disait être devenue forte et adulte, donc caduque. Je n’y croyais pas.
La nuit joue des coudes entre les heures
J’entends par nuit les pensées mauves
Qui traversent un instant la fenêtre
Quand trop fixement on la regarde
Ce temps absent propre à quelque rêve
Dont on ne sait par quel bout prendre
Les dérives les hauts les bas le roulis
Que ça fait quand la nuit joue des coudes
La lumière lécha un jour la tapisserie ornée de grosses fleurs et dans son reflet se posa la question. Dans la lueur, elle variait, tournoyait, pollinisait et finit par s’installer.
La question naquit ici, dans la chambre de l’enfant. Elle y grandit taraudant les fleurs comme l’esprit.
Bien plus tard, je revins dans la maison aux fleurs fanées, berceau de la question, tournant autour comme le fit autrefois la lumière. Depuis, je suis ce derviche sans repos.
La question ne se posait plus. Mais elle rôdait dans les contreforts de la mémoire, ressemblait à une vieille bêtise d’enfance dont on aurait oublié l’importance et qui revenait de temps à autre sous forme de souvenirs. De bons ou mauvais souvenirs ? C’est bien cette réponse que la question ne portait plus.
En attendant, elle était devenue cette chaussette sale oubliée sous un meuble. Il y a bien un moment où il faudra pousser le meuble et la découvrir.
Il se posa la question à six heures du matin et, étrangement, n’obtint pas la même réponse que la veille dans l’après-midi. Il se posa la question à minuit, à midi, les réponses étaient encore différentes. Les réponses semblaient vivre de façon autonome, sans la question. À côté, très proches, mais sans tenir compte du propos initial. C’était comme demander l’heure et répondre qu’elle était ronde ou s’enquérir de la santé d’une personne et s’entendre dire qu’elle était blonde.
Il finit par ne plus se poser la question.
Elle lui dit qu’elle ne va pas passer l’hiver là, à tourner en rond. Que c’en est trop, ça suffit, basta !
S’ensuit une longue attente, le téléphone collé à l’oreille, bouée à laquelle elle s’accroche. Elle écoute son correspondant longuement essayer de la calmer.
Hiver. Pas ici. Non. Trop.
Elle place des mots du bout des lèvres, des débuts de colère pour l’entrecouper qui tombent de sa bouche en pure perte. Le téléphone sur sa joue est une île, un coquillage seul sur cette île ou une poignée qui n’ouvre plus rien. Elle raccroche.
L’hiver sera long sur le balcon.
À bien regarder son œil en spirale
La fenêtre s’en va seule profonde
Découvrir les dessus et dessous du ciel
On ne sait rien des lignes qui fuient
Des plis replis contournements et garde-fous
Pas plus le chemin que la finalité
Nos regards plongent en elle en lui en quoi ?
On ne sait rien mais qu’est-ce qu’on en parle
Ça glousse dans les allées. Les voix se mélangent, se sautent dessus mais lentement. À la faveur des bruits, à l’octave près, on se constitue des paroles. Les mots vont avec les gestes. L’ouverture du portail automatique allume son gyrophare, puis les chaînes cliquètent comme s’il s’agissait d’un pont-levis. Les clés de la voiture sont sonores, elles aussi. Deux alertes rapprochées, bip, bip et un éclair entre les voix porte haut dans la brume du soir. Portail, télécommande de clés, autant de sons quotidiens, formules et babils naissent et disparaissent. Grave et sombre, c’est la bascule dans les allées. La nuit gagne et écoute.
Le jour a pris le premier pull qui venait. Là au pied du lit, sans réfléchir. L’a mis à l’envers, devant derrière si bien qu’il a le col dans le dos, l’étiquette visible sur la nuque.
Ça donne un ciel ébouriffé avec des joues creuses, sans allure et avec des poils de nuit dans les yeux. Rien qui ne donne envie de l’embrasser. Voilà un jour né d’une couleur mal réveillée, d’un mauvais pastel. Pas même gris. Grège, mélange de malgré et de fausse neige. Je vais me recoucher.
Je vois le rouge sur le toit qui monte, rampe entre les tuiles. Le ciel tient une lampe, m’impose un silence dans le brouhaha du soir. Tient une lampe sur les rires de deux enfants sortant d’une voiture, têtes et pieds en avant dans le même désordre, deux boules de feu dont l’énergie déborde de la rue.
Je vois le rouge sur le toit qui monte avec la grâce des heures d’automne lorsque le soleil pour son coucher, descend lentement, descend sur les enfants encore en chahut comme pour les border.
Est-ce que j’ai rêvé, ce regard
Levé sur le lointain de mon front
Ces battements de paupières
Qui ont épelé « gêne » quelque part
Entre mes sourcils relevés
Ou me suis-je imaginé une œillade
Plus compassée que concupiscente ?
Tant pis la passante est partie, tant pis
Là à brosser les habitudes dans le sens du poil
Qu’un chien passe, aboie, avec ce qu’il faut de retenue
Pour ne pas dire qu’il hurle, que non la mort n’est pas pour aujourd’hui
Qu’il est ici, pépouze, entre un pipi sur le réverbère
Et le jappement qui vient juste après, lui aussi
En train de brosser les poils de l’habitude
Par la fenêtre bien serrée, les vieux voisins regardent passer les gens de la rue. Les va-et-vient font leur monde à travers la vitre, sans bruits. Un cinéma muet, de quoi parler plutôt que rêvasser au plafond, craintifs des taches noires où s’arriment les fantômes du vieux lustre. Plutôt que de se regarder, voir dans leurs yeux la lumière passée et le silence redoutable de leurs pensées.
La pente du toit de la maison voisine me parle de l’ennui, des heures qui se chevauchent, tête-bêche jusqu’à en crever. L’histoire est mince, l’intrigue rebattue.
Les tuiles, l’une sur l’autre en conciliabule, se gardent bien de développer. Elles sont là, efficientes contre les pluies, les soleils, les froids, les chauds, savent combien l’ennui germe sous le vert-de-gris, mais se taisent.
La pente du toit, elle, bavarde, lance des idées brouillonnes, griffonne des soliloques fiévreux pour finalement rien n’en sortir. À quoi bon faire sens, me dit-elle, glisse… Pente de pluie, de soleil, de neige, continue à faire de l’ennui. Glisse et n’essaie pas de t’accrocher.
La nuit prend ses quartiers. Elle est chez elle, grignote les secondes puis les minutes, bientôt les heures et chaque jour qui passe, elle en veut encore plus. Cette vorace ! Le temps d’écrire ces lignes, elle a déjà mangé le dernier étage de l’immeuble d’en face.
C’en est fini des nouveaux rideaux jaunes de la fenêtre du milieu, disparus d’un battement de cils. Terminé le reflet mauve qu’animait le dernier rayon de soleil sur la vitre au-dessus du réverbère ; réverbère qui la laisse venir à lui, la nuit, avec ses grands airs de duchesse, avant de s’affoler de la loupiote comme pour la saluer.
Et c’est déjà le second étage qui est consommé, puis le premier sur lequel elle tombe sans vergogne, mais plus lentement, en atterrissage doux. La nuit, dans sa majesté, nous accorde un dégradé de lumières et d’ombres pour enfin tout à fait recouvrir la femme au balcon fumant sa dernière cigarette.
Là dans le square à chercher pourquoi ces sales pigeons ont toujours faim, à me demander pourquoi les enfants au bout de la dixième glissade de toboggan crient encore et toujours leur surprise ; dans le square avec une envie soudaine de meurtre et la réfrénant me demander pourquoi n’a-t-on pas gardé des cabines téléphoniques, même vides, pour que les gens qui souhaitent parler fort à leur smartphone s’enferment dedans et ainsi évitent des assassinats trop trop bêtes, pourquoi ? À glisser une main dans mes cheveux et penser : pourquoi la calvitie précoce de ce trentenaire face à moi me rend triste ? Enfin mais pourquoi les deux jeunes femmes à la terrasse du café près du square, ensommeillées devant leurs cappucinos, regardent-elles les gens du square avec un tel dédain ? Pourquoi me regardent-elles ? Là dans le square. Pourquoi.
La ville étire ses bras, fabrique avec les petits bruits éparpillés dans le ciel une mosaïque qu’elle colle sur les murs et dans les oreilles. Oiseaux, moteurs, bruits de pas et de roues de vélos. Cliquetis et voix d’enfants, murmures et sifflets, toux d’hommes et feulement de chats.
La ville se réveille et compose avec ce qu’elle entend mais aussi respire, voit, boit, mange ; elle peint une grande fresque qui fera un joli jour à qui sait regarder et élargir les angles. Sans fatigue, tous les jours, elle déplie sa table d’artisan qui aime le travail bien fait et recommencé.
La journée a de beaux yeux, un peu plissés, en amandes comme on dit ou alors en tout autre fruit sec. Des yeux secs avec un lueur mauve à l’intérieur, étrangement mauve pour la saison.
La journée a de qui tenir. De qui ? On ne sait pas. D’hier ou de demain. Allez savoir. Oui, allons savoir quel goût elle a, cette journée, cette couleur mauve, ces yeux plissés. Allons voir ce qu’il adviendra de ces sensations qui parcourent les yeux de la journée qui décidément sont bien tordues, bien étranges pour la saison.
Encore trop tôt pour y voir, la nuit tâtonne dans le couloir. À vouloir chercher des noises au dernier rêve, elle serre ses mains sur le mur des pensées. Presse si fort qu’entre les tempes circulent les cymbales des jours de foire, la fête en moins et le défilé d’ombres. La nuit, cette affolante.
Un verre sur la table de chevet. Son eau tremble, chaque mouvement est une perte, circulaire, du bord au centre, au son des cymbales, au tambour des tempes. L’eau, le sang, les os, le corps. La nuit tâtonne, se cogne à trop de discours. Elle ne sait rien dire que des signes mal dégrossis. La nuit, cette affolante.
Un crocodile doit bien bâiller quelque part, un orang-outan s’étirer entre deux arbres, une mouche éternuer en se réveillant, une libellule roter après son petit-déjeuner, un moustique désespérer devant une peau couverte de la tête aux pieds, un coléoptère doit bien cligner des yeux sous le soleil, une petite antilope courir dans une herbe gelée de rosée, un rhinocéros se limer les cornes contre un tronc flottant, un lion rugir de solitude dans la savane… Et j’en passe. Tandis qu’ici je ne fais rien, mais alors vraiment rien.
J’écoute à la fenêtre tomber la pluie, petites lignes qui s’étirent avec plus ou moins d’élégance. Elle part, revient. Je sais que je ne peux rien en retenir. De sa rectitude béate, de sa fraîcheur, de son odeur un peu aigre, je me repais. Et quand je dis qu’elle manque d’élégance, ce n’est que pour la pousser un peu plus loin ; qu’elle vienne, vexée, parler à ce qui pleut en moi. Des fois que l’on se comprenne.
Aujourd’hui aura son lot de petites lâchetés que l’on n’avouera qu’à nous-mêmes. Compromissions comme des prisons dont les barreaux imbéciles nous encerclent. Évidemment, les sourires seront là pour masquer les visages. Les étirements répétés des sourcils feront taire les questions. Quelqu’un passera une main dans les cheveux, juste pour se donner de la contenance, ne pas répondre à ce qui engonce. Un autre changera de discussion, jouant du contrepied avec une dextérité qui ne trompera personne. On se dira la météo, tout juste le nez relevé de nos smartphones. Rentrée de septembre, il fait chaud pour la saison. Comment va le petit dernier ? Et on pensera à tout autres choses. Tous un peu pleutres.
Une longue robe sort de la nuit
Trainant son sac et des colliers
De paroles orphelines à voix haute
S’adresse à la rue fait de l’ombre
Aux murs pleins de brume chaude
Je vois dans la robe la femme
Sans qu’elle me voie il faudrait
Découper sa silhouette avant
Qu’elle se disperse la copier-coller
Dans un carnet pour ne pas l’oublier
On prend un peu d’eau dans l’air figé
L’été paresse dans les allées de jambes
Le sang qui nous traverse change de bord
Gargouille sous les toits une chanson douce
Sa petite mélancolie pique un fard
L’eau se charge d’en diluer le charme
Là, au plus fort de l’été finissant, sous un ciel blanc
Alors que je suis assis à retaper de vieux moulins à paroles
Un vieil homme passe, me voyant courbe l’échine
Ses yeux cherchent le vide dans le vide
Là, me lance au plus fort du finissant, un regard blanc
Comme une invitation à partager sa mort
La lampe a des ratés, il faudrait changer l’ampoule
De petits soubresauts de lumière, grésillements
Dans ma tête d’anciennes incandescences, vieilles
Lubies datant des boutons en porcelaine s’échappent
J’attends que le filament claque, ça ne viendra pas
Continuer la nuit à ras de jour la joie posée
Sur la crête d’un rêve : écouter le battement
Comme on écouterait la mer dans un coquillage
Ne pas croire à ses tempes qui bourdonnent
S’imaginer musique lente à son diapason
Rester là à compter les temps de respiration
Les signaux faibles que le jour donne en écho
Particulier en mal d’air pur
Recherche éventail à sornettes
Pour venter et chasser
Intrus et mauvaises humeurs
Guignols et acariâtres s’abstenir
Recherche éventail à sornettes
Pour venter et chasser
Intrus et mauvaises humeurs
Guignols et acariâtres s’abstenir
« Alors Watt dit, à serrure simplette clef complexe parfois, mais jamais clef simplette à complexe serrure. Mais à peine dits ces mots, Watt les regretta. Mais trop tard, ils étaient dits et ne pouvaient jamais être oubliés, jamais dédits. Mais un peu plus tard il les regretta moins. Et un peu plus tard il ne les regretta plus du tout. Et un peu plus tard il les goûta de nouveau, comme s'il les entendait pour la première fois, si suaves, si câlins, dans son crâne.
Et un peu plus tard il les regretta de nouveau, amèrement. Et ainsi de suite. Tant et si bien qu'il finit par parcourir, à l’égard de ces mots, toute la gamme, ou peu s'en faut, du remords et de l'euphorie, mais surtout du remords. Et il n'est sans doute pas sans intérêt de constater ce comportement, dans la mesure où Watt en était coutumier, dans ses rapports avec les mots. Et si quelquefois il suffisait d'un moment de réflexion pour fixer son attitude, une fois pour toutes, envers les mots qu'il lui arrivait d'entendre, dans son crâne, de sorte qu'il les aimait, ou ne les aimait pas, plus ou moins, d'un amour inaltérable, ou d'une inaltérable aversion, cependant le cas n'était pas fréquent, non, mais à force de penser tantôt une chose, tantôt une autre, il finissait le plus souvent par ne plus savoir que penser des mots entendus, dans son crâne, et fussent-ils aussi clairs et modestes que ceux précités, d'une signification aussi évidente et d'une forme aussi inoffensive, ça n'y faisait rien, il ne savait plus qu'en penser, d'un bout de l'année à l'autre, s'il fallait en penser du mal, ou du bien, ou rien du tout. »
Samuel Beckett, Watt, Éditions de Minuit, 1969
Que faire des mots qui abondent
Avec la puissance d’un jet de fontaine
Sans en mettre partout sur la langue
Le menton la gorge jusqu’aux pieds
Mots bruts gouttes d’eau informées
Par ne sais quelle presse bien mal acquise
Bouger laisser couler et autres verbes en l’air
La lumière d’août colle les murs
Le jour n’a pas encore démarré
Qu’elle se chamaille avec une ombre
Puis revient faire le Roi du silence
Au beau milieu de la fenêtre
Clin d’œil et de nouveau s’agite
Sur le pare-brise d’une auto en fuite
La lumière d’août est une enfant
À qui souvent je parle sans qu’elle m’écoute
Ce n’est pas le tilleul avec ses feuilles taillées comme des larmes qui fera bouger les choses. Des dizaines voire une centaine d’années qu’il est là et n’y pourra rien changer. Le temps est ovale, aussi bondissant qu’un ballon de rugby. Il roule cahin-caha pour se perdre entre des poteaux lointains.
Tout appliqué à écrire ces lignes, le tilleul me parlant tout bas, avec la sagesse que l’on prête aux arbres, je ne l’ai pas vu passer, le temps. Quatre phrases ont suffi à me faire oublier mes ruminations matinales qui avançaient redondantes et trébuchantes. C’est peut-être et avant tout pour cela que j’écris : oublier le temps.
Là sur un banc près de l’église
Un homme de tout son long dort
J’écoute la ville faire ses ablutions
À l’eau de la fontaine permanente
Dont le cliquetis ou le gargouillement
À coup sûr se trouve dans le rêve
De l’homme sur le banc dormant
Sous forme de flots ou de grand pré
De cascade ou de joli ruisseau
Ou plus prosaïque d’envie d’uriner
Un bras souvent descend sur votre épaule
À l’heure où tout commence à se calmer
Les corps ralentissent sous la rumeur
Les bruits sous cloche n’ont plus d’échos
Si on savait le peser, l’air y serait plus léger
Ah ce qu’il enlève de poids, ce bras invisible
Qui après l’heure de midi descend vous enlacer
On a allumé le vent, celui qui rend fou
La ville perd la tête, nous voilà fadas
Ici on ne le claironne pas mais on pense
À nos petites folies qui festonnent
Entre les bourrasques et nos mâchoires
Oh fada ! on s’en balance, on reste là
On attend Landolfi pour nous sauver
(Pauème de Marseille, à lire aveque l’accent)
Je retiens l’instant, ce qui me traverse et veut sortir des yeux. Je retiens parce que je suis un bonhomme ! Mon père disait ça quand les émotions l’étreignaient : je suis un bonhomme, on est des bonhommes et se tournant vers moi, il cherchait l’acquiescement.
Je retiens l’émotion comme on enlève sa main du feu. Par réflexe. Je ne pense pas à mon bonhomme de père, je me retiens.
Ce n’est pas la peine d’étaler ses misères. Il disait ça aussi : n’étale pas tes misères, ça n’intéresse personne ! Ce n’est que de l’orgueil tout ça, une petite blessure qui guérira toute seule. Et aujourd’hui me tournant vers la fenêtre, le regard porté loin vers le manque, je me cherche une poussière dans l’œil pour sécher discrètement mes larmes. Comme un bonhomme.
L’enfant seul fait des signes au loin
Il n’est qu’une tache noire des bras
Au-dessus s’agitent les mains
Il fait avec pouce et index des ronds
Des flèches des formes traversées
Lève un doigt en baisse quatre
Et combine dans l’air fatigué
Il signe à un oiseau ou à lui-même
Je ne sais pas mais je l’envie
Lui, rougeaud, la fixe. Il est inquiet. Son regard balaie ses yeux à elle, recherche un assentiment qui ne vient pas.
Elle, genoux repliés jusqu’au menton, enlace ses jambes, les serre jusqu’à faire de petits renflements de peau sous ses doigts.
Lui, assis sur une fesse, buste de trois quarts tourné vers elle :
— Tu ne m’as laissé le temps, c’est compliqué !
Elle, rien. Les orteils dans ses sandales battent la mesure de ses paroles à lui. Elle, rien, de sa tête descendent des lunettes noires. Rideau.
— Je ne vais même plus au Rugby.
Elle se tord. Elle bout. Délace ses genoux et son chignon. Les cheveux tombent, de ses yeux un peu d’eau.
— Sur 1550 euros, après loyer, charges, courses, il nous reste 300 euros.
Lui, se gratte la barbe. La peau de son visage est parcheminée de billets de banque. Son regard est un compteur.
Lui, réprime l’eau.
Elle, inaudible, parle. Voix faible, étranglée de sanglots. Les jambes retombées au sol balance de gauche à droite. Ses mains remontées derrière la tête disent qu’elle ne l’écoute plus. Il le sait.
Lui, part.
Le silence d’après s’étale, épais.
Elle, rattache ses cheveux lentement. Me regarde par-dessus les lunettes. Part.
Elle sort et cherche le soleil. Un œil vers le ciel et l’autre vers moi. Je ne la regardais pas, pourtant nos regards se croisent. Je sais qu’elle déplore le gris du jour. Un gris qui s’étale dans la rue comme s’il voulait refaire façades et ciel, cœur tête et ventre des gens qui sortent le matin sur leur balcon pour voir le soleil. Nous sommes ces gens qui ne se disent rien, qui ne se sourient même pas. La nuit est encore trop présente sur nos joues, elle tartine du noir sur du gris, fait des ombres sur nos fronts, effraie nos pensées. Brume contre brume, j’efface la voisine de mon regard. Elle fait de même. Bonne journée.
La journée finie pliée sous le bras
À traîner fatigue sur le trottoir
J’avance dans le décor rue trottoir
Les pensées affleurent repartent
Alors un petit chien assis sous un panneau
Dans la même position qu’un enfant
La patte sur la route à faire misère
Ce petit chien je crois m’a souri
Bien sûr il y a la lumière qui danse
Dans les arbres reflet de l’eau mêlée
Au soleil aussi léger que l’air
Bien sûr il y a le bassin d’eau verte
Amusé par sa peau nuance de jaune
Les enfants, leurs mies de pains
Le bleu canard qui joue l’impressionniste
Mais il y a des manques dans l’éclairage
Des petites plaies à la surface
Le temps ondule mal entre les lueurs
Trop d’aplats sous les pics de brise
Le cliché manque de sincérité
Comme une photo trop instagrammée
Me revient une image, nature morte sans nature : une simple assiette sur la table avec des motifs bleus entrelacés. Sur le bord, ébréchée. La lumière ne vient pas jusqu’à elle ou à peine, d’une lampe, loin, depuis une autre pièce dans laquelle je sais quelqu’un veiller, assis sur une chaise à bascule. La personne assoupie se balance et l’assiette continue de se fendre. La brèche grandit, du bord vers le centre, dégage un léger craquement semblable au bruit d’une craie sur une ardoise. Elle se coupe en deux morceaux. Le balancement de la chaise ralentit puis s’arrête. Le jour se lève. Sur le bord, ébréché.
On a passé le ciel à la crème, le bleu au baume
Midi va sonner et plus rien déjà ne luit, voile à l’œil
Douché par une petite amertume, dimanche se replie sur
Lui-même comme du papier glacé au soleil