S06 #BioDuJour – Bernadette, Gabin, Aimée, Damien, Isabelle, Lazare et Modeste

24.2.16

Semaine 06 #BioDuJour : Biographie rapide et fantasque du personnage qui se cache derrière le prénom fêté du jour. Les courts textes de six lignes postés quotidiennement sur les réseaux sociaux sont repris ici le mercredi et accompagnés d'une historiette rassemblant tous les personnages de la semaine.


1.       18/02 – On fête les Bernadette #BioDuJour

Bernadette n’est pas la soubrette de Bernard
Pas non plus une suffragette, mais un buvard
Bernadette boit du Chivas et du chagrin
Qu’elle vomit le soir pour garder le teint
Bernadette est experte en soulographie
Trente-huit ans de beuverie sans un baby

2.       19/02 – On fête les Gabin #BioDuJour

Gabin ne sort jamais de sa gueule de brume
Il erre la nuit avec un chapeau à plumes
Gabin est transformiste ; la nuit il mène
Le jour, il n’est qu’une bête humaine
Gabin a vingt ans et une bouche enflée
Qui passe en revue les plus beaux tatoués

3.       20/02 – On fête les Aimée #BioDuJour

Aimée est l’ex de Valentin de la semaine cinq
Faut suivre sinon tu comprendras rien
Aimée l’a plaqué un dimanche matin
Jour de sa fête – c’est une sale catin
Aimée a quatre-vingt balais et des poussiers
De romarin dans le souterrain de sa pensée

4.       21/02 – On fête les Damien #BioDuJour

Damien n’est aise que dans les coins
Tête front entre les murs, il est bien
Damien n’aime pas les sans arêtes
Il vire et tourne sans fin – c’est bête
Damien grandit trop vite dans ce siècle
Seize ans à subir la quadrature du cercle

5.       22/02 – On fête les Isabelle #BioDuJour

Isabelle a vu passer du monde depuis
Qu’elle vit dans ce cloaque à sucer du bruit
Isabelle tient une maison close
Clandestine mutine – chacun ose
Isabelle n’a plus d’âge à présenter
Les années ont filé dans des regrets

6.       23/02 – On fête les Lazare #BioDuJour

Lazare a brulé des cierges toute sa vie
Qu’il compte au milieu du vide des pâquis
Lazare vit à Genève dans une sacristie
Les épaules nues à huer le saint esprit
Lazare a trente-six ans et une folie
Douce qui file de mélancolie en mépris

7.       24/02 – On fête les Modeste #BioDuJour

Modeste s’en est pris à Parfait
S’en est suivi un conflit d’intérêt
Modeste s’est retiré dans un abri
Dérobé dans la forêt des mélancolies
Modeste n’en veut pas à Parfait
D’arrogance et méfaits il est exaucé



Bernadette titube, titube de moi. Part dans un sens, puis dans un autre. Six heures, un matin de noirceur à la fenêtre, elle cuve son vin après une fête de la Saint-Valentin passée seule à se saouler. Elle sort sur le balcon et s'affale sur la rampe, la moitié du corps dans le vide à essayer de vomir ce que je ne lui donne plus.

Je suis Lazare. J’ai trente-six ans et j’ai quitté Bernadette au début du mois de février. Quitté pour la chandeleur, quelle dérision ! Je l’ai retournée comme une crêpe lorsque je lui ai annoncé que je partais. Je me suis installé à Genève dans un couvent, un endroit posé au milieu de rien, dans le vide des pâquis suisses. Ici, je vis reclus dans ma cellule, la plupart du temps, torse nu. Je me recueille, m’inflige une ascèse dure et soutenue. Le matin, au réveil, je pense encore un peu à Bernadette et à son haleine marbrée d’alcool ; alors, je prends un sarment et me fouette le dos.
Mon frère, Modeste, m’a soutenu quand j’ai décidé de quitter Bernadette. Voilà plusieurs années que lui a franchi le pas, qu'il a coupé tout lien avec le monde en se retirant dans une forêt perdue où il tance sa mélancolie. J’ai réussi à le contacter grâce à une vieille dame que j’ai rencontrée à l’abbaye. Aimée a bien connu mon frère. Quand nos visages se sont avoués, elle a cru que j’étais Modeste alors que je lui étais parfaitement inconnu. Je lui ressemble, paraît-il. Elle m’a guidé jusqu’à lui, les yeux bandés, pour ne pas que je reconnaisse les lieux. Je n’ai même pas vu son visage. Simplement entendu sa voix chaude et apaisée qui m’a guidée jusqu’ici, dans cette cellule où j'oublie. Mère Aimée est la doyenne du couvent. Elle aussi, il y a de nombreuses années, a quitté son mari pour venir se recueillir ici. Ensemble, nous parlons avec peu de mots et beaucoup de silence autour. Nous nous comprenons. Nous échangeons sur mon frère et ma femme, ressassons de vieux souvenirs et déplorons nos deuils. Nous parlons de l’isolement, de la peur qui nous ceint et de la folie qui nous tient.

Bernadette se redresse péniblement en s’appuyant sur la rampe, s’essuie la bouche du revers de la main puis ferme la fenêtre et sèche les larmes qui ont raviné ses joues. Elle se rince le visage dans l’évier de la cuisine et saisit une nouvelle bouteille de whisky dans le placard du haut. Elle se sert un verre bien tassé qu’elle boit cul-sec. Un verre qui va lui donner la force d’appeler son frère Gabin, qui, à cette heure-ci, doit rentrer de sa nuit.
Gabin est transformiste dans un club de province, un bordel maquillé en cabaret. Depuis que je suis parti, Gabin est le dernier lien social qu’il reste à Bernadette. Je suis rassuré qu’il soit auprès d’elle. Je l’aime encore, je le sens, mais je ne pouvais plus la supporter, elle et ses souleries, elle et ses pleurnicheries de pochtronne. Dix ans que ça durait, dix longues années où j’ai cru que le seigneur lui viendrait en aide. Des années de prières à solliciter la clémence du ciel, à sermonner Dieu de libérer Bernadette de ses démons. Rien n’y a fait. Aujourd’hui, je suis dans la maison de Dieu pour me punir – la maison d’un dieu auquel je ne crois plus. Je suis ici uniquement pour ne plus avoir à subir les reproches et les lamentations de Bernadette. Je ne veux plus entendre que les coups de sarment sur ma peau et la voix pure et délicate de mère Aimée.

Gabin voit apparaître le nom et la photo de Bernadette sur l’écran de son téléphone. Encore elle, se dit-il. Je suis fatigué. Que me veut-elle, encore ? Elle a bu, c’est certain. Je ne décroche pas. Il hésite. Puis, n’y tenant plus, il glisse son doigt sur l’écran.

_ Allo, Bernadette…
_ Hello mon Gabin, ça va ? (voix fripée, voix gorgée de glaire, voix saccadée)
_ Non, ça ne va pas… Mais je suppose que toi non plus ? (Voix lassée, voix enfumée)
_ … (silence de cendres)
_ Je ne suis pris la tête avec Isabelle, une fois de plus…

Isabelle est la patronne du bordel où Gabin se donne en spectacle toutes les nuits. Isabelle n’a pas d’âge. Elle est liftée jusqu'aux oreilles, la peau tendue comme la couenne d’un tambourin. Gabin ne connaît rien à la vie d’Isabelle. Il en essuie pourtant les dévers. Acariâtre et autoritaire, elle malmène Gabin, le traite de sale paumé et autres noms d’oiseaux et le paye chaque trente-six du mois. Elle lui en veut ne n’avoir rien fait.

_ Mon pauvre Gabin, raconte à ta sœur… Qu'y a t-il ?
_ Non, Bernadette, je n’ai pas envie d’en parler. Dis-moi plutôt pourquoi tu m’appelles ?
_ Lazare me manque…
_ Mets une croix dessus, ma chérie… Il ne reviendra plus.
_ Un croix dessus… Tu es drôle. Mais qu’est-ce qu’il est allé foutre en Suisse, dans ce couvent ? Franchement ? Pourquoi ?
_ Tourne la page, ce n’est qu’un malade, il est mieux là-bas. Après tout ce qu’il t’a fait, après tout ce qu’il a dit sur toi, je t’assure : maintenant, il te faut lâcher… Je viendrai te voir avant le boulot, ce soir. On en reparle. Là, je dois dormir.

Je suis rassuré. Gabin veille sur Bernadette. Je suis rassuré même si je ne comprends toujours pas ce qui nous est arrivé. Nous avions tout pour être heureux. Tout. Jusqu’à ce jour. Ce jour où tout a basculé. Ce jour où soudain Bernadette a fait comme si nous n’avions jamais eu d’enfant. Ce jour où, prise de folie, elle a décidé que nous n’avions pas eu de fils. Ce jour où, droit dans les yeux, elle m’a dit, déjà un verre à la main, qu’elle n’avait pas été enceinte. Que nous n’avions pas eu Damien. Que Damien était une invention. Que jamais elle ne s’était levée la nuit pour lui donner le sein. Que jamais il n’avait été à l’école. Que jamais il n’avait grandi. Que jamais dans la chambre près de la nôtre n’avait habité un adolescent boutonneux constamment en train de jouer à je-ne-sais quel jeu sur console. Que jamais Damien n’avait pris trop de médicaments, ce soir-là, où je m’étais fâché pour une raison obscure, une raison pour laquelle un père a le devoir de se fâcher ! Que jamais cette date n’avait existé. Que jamais Damien n’avait existé. Que jamais il ne s’était suicidé.

Gabin - 19/02

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